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Quelle sera la mémoire du 13 novembre ?

Quelle sera la mémoire du 13 novembre ?

13.06.2016, par
Projet 13 novembre
Une semaine après les attentats du 13 novembre 2015, des centaines de personnes sont venues se recueillir place de la République, à Paris, pour rendre hommage aux victimes.
Baptisé « 13-Novembre », un vaste programme de recherche sur le thème de la construction de la mémoire vise à recueillir et analyser les témoignages de 1 000 personnes touchées de près ou de loin par les attentats de Paris, à plusieurs années d’intervalle. L’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache nous expliquent les objectifs de ce programme.

Comment vous est venue l’idée du projet « 13 Novembre » ?
Denis Peschanski1 :
En tant que chercheurs, Francis Eustache et moi-même sommes tous deux directement intéressés par cette thématique de la construction de la mémoire, lui comme neuropsychologue et moi comme historien. Nous sommes d’ailleurs partie prenante d’une plateforme technologique sur ce thème, Matrice2, qui traite des mémoires de la Seconde Guerre mondiale et du 11 septembre 2001. Pourtant, après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, comme après ceux de janvier, nous avons d’abord eu la même réaction que tous les Français : l’incrédulité, l’émotion… Mais pas la sidération. Nous nous sommes retrouvés dans l’appel d’Alain Fuchs, le président du CNRS, à la communauté scientifique quelques jours après les attentats : que pouvait-on faire, en tant que scientifiques, face à cet événement qui a ébranlé toute la communauté nationale ? Il y a quelque chose de l’ordre de la mission citoyenne du chercheur dans le programme « 13 Novembre ».

Francis Eustache3 : Oui, c’est tout à fait ça. D’une certaine façon, on a eu le sentiment qu’on devait aux victimes de mettre nos outils et nos compétences au service d’un projet qui donnerait un sens à tout ça et permettrait de comprendre sur le long terme… Concrètement, nous avons été directement inspirés par ce qui s’est fait à New York après les attentats du 11 septembre 2001 : un psychologue américain de la New School, William Hirst, a recueilli quelque 3 000 témoignages de personnes ayant vécu ces événements après un mois, un an, trois ans, cinq ans, dix ans, et les a comparés les uns aux autres. À l’époque, ce type d’étude longitudinale – sur une longue période de temps, donc – était totalement inédit et a d’ailleurs livré des résultats passionnants : confus, les premiers récits des témoins du 11-Septembre faisaient ainsi une large place aux émotions et aux sensations, notamment olfactives, puis au fil des ans, les faits véhiculés par les médias et repris dans les familles ont été progressivement réintégrés aux souvenirs individuels afin de construire un discours cohérent. L’étude de Hirst présentait néanmoins des limites : les questionnaires papier étaient remplis par les personnes elles-mêmes, le groupe de témoins interrogés a beaucoup varié d’une session à l’autre, surtout, l’étude est restée sur un terrain essentiellement psychologique. Avec « 13-Novembre », l’idée est d’aller beaucoup plus loin. C’est une opportunité scientifique unique de voir la mémoire de chacun, mais aussi la mémoire collective d’un événement, en train de se construire.

Projet 13 novembre
Denis Peschanski, historien, et Francis Eustache, neuropsychologue : «De par son ampleur, le programme “13-Novembre” est une première mondiale.»
Projet 13 novembre
Denis Peschanski, historien, et Francis Eustache, neuropsychologue : «De par son ampleur, le programme “13-Novembre” est une première mondiale.»

Ce projet est
une opportunité
scientifique unique
de voir la mémoire
de chacun, mais
aussi la mémoire
collective d’un
événement,
en train de
se construire.

En quoi consiste le projet « 13-Novembre », plus précisément ?
D. P. :
Ce programme de recherche transdisciplinaire prévu sur douze années vise à étudier la construction et l’évolution de la mémoire après les attentats du 13 novembre 2015. Nous souhaitons en particulier comprendre l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective, comment l’une et l’autre évoluent au fil du temps et comment elles s’influencent mutuellement pour aboutir à un discours cohérent et qui a un sens pour l’individu comme pour la collectivité. De par son ampleur, « 13-Novembre » est une première mondiale. Le programme intègre aussi bien des historiens, des neuropsychologues, des sociologues, des juristes, des lexicologues, des mathématiciens… Six laboratoires sont impliqués à ce jour4 et plusieurs institutions comme le CNRS, l’Inserm, Santé publique France5, l’Institut national de l’audiovisuel (INA), le service cinématographique des Armées et les Archives de France, soit plusieurs centaines de personnes.
 

Nous sommes d’ailleurs les premiers étonnés d’avoir réussi à monter en si peu de temps un projet aussi ambitieux et d’avoir pu obtenir de l’État français, via le programme Investissements d’avenir, les 2 millions d’euros nécessaires pour démarrer (sur un budget total estimé à plus de 20 millions d’euros, NDLR).

Comment va se dérouler cette étude ?
F. E. :
En pratique, l’étude se focalise sur une cohorte de 1 000 personnes qui ont été les témoins directs ou indirects des attentats du 13 novembre à Paris. Quatre groupes ont été identifiés : le cercle 1 des personnes directement exposées aux attentats, survivants et proches des victimes, ainsi que les personnes qui sont intervenues sur les lieux ; le cercle 2 des habitants et usagers des quartiers visés par les terroristes, le cercle 3 des quartiers périphériques de Paris et le cercle 4, plus lointain, des habitants de plusieurs villes de province – dont Caen et Metz. Quatre campagnes d’entretiens filmés seront réalisées : la première est en cours et durera jusqu’au début de l’automne 2016, la deuxième aura lieu deux ans plus tard, une troisième cinq ans plus tard et la dernière dix ans plus tard. Le questionnaire pluridisciplinaire a été réalisé par nos soins et répond à des contraintes éthiques et scientifiques très fortes : il ne s’agit pas de heurter des personnes qui ont vécu des moments extrêmement difficiles. Les personnes chargées de conduire les entretiens viennent d’horizons divers – historiens, sociologues, anthropologues, psychologues… – et ont toutes reçu une formation ad hoc au protocole d’entretien de « 13 Novembre ».

Projet 13 novembre
Hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 devant le Bataclan, à Paris.
Projet 13 novembre
Hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 devant le Bataclan, à Paris.

Pourquoi réaliser plusieurs vagues d’entretiens ?
F. E. : On sait depuis quelques années déjà que les souvenirs que chacun d’entre nous emmagasine ne sont pas figés une fois pour toutes. Il s’opère tout au long de la vie un jeu subtil de consolidation-reconsolidation. Chaque fois que nous évoquons un souvenir, c’est un peu comme si nous le revivions pour notre cerveau qui le réencode à nouveau. Cette nouvelle évocation, qui permet de consolider le souvenir, le transforme également : elle se fait dans des circonstances et devant des personnes particulières, qui nous amènent à insister sur tel élément plutôt que tel autre, à gommer tel ou tel détail, sans compter l’influence que la société en général, les médias, la famille, les collègues… vont avoir sur la façon dont nous allons raconter l’histoire. Tous ces processus sont extrêmement complexes et encore mal connus des scientifiques. La seule chose qui ne bouge quasiment pas au fil du temps est la flash bulb memory : la mémoire des circonstances dans lesquelles nous avons vécu un événement personnel ou collectif particulièrement marquant. Chacun, encore aujourd’hui, se souvient où il était et ce qu’il faisait lors du 11 septembre 2001, et ce sera probablement le cas pour le 13 novembre 2015 dans les années à venir.

Chacun se
souvient où il était
et ce qu’il
faisait lors du
11 septembre 2001,
et ce sera
probablement
le cas pour le
13 novembre 2015.

Ce processus de transformation vaut-il pour la mémoire collective ?
D. P. :
Tout à fait ! Comme la mémoire individuelle, la mémoire collective obéit à un jeu subtil de construction-reconstruction. Il y a une raison à cela : la mémoire collective ne se préoccupe pas de la « vérité historique des faits », c’est une représentation sélective d’événements passés qui participent à la construction identitaire d’un groupe. Au filtre de cette mémoire ne sont retenus que les éléments perçus comme structurants dans la construction de notre identité collective, parce qu’ils donnent un sens à notre histoire commune. Ainsi, l’exode de juin 1940 provoqué par la poussée allemande en territoire français, synonyme de fuite, de douleur voire de honte, a laissé peu de traces dans nos souvenirs communs alors qu’il a touché directement ou indirectement des millions de personnes ; à l’inverse, les faits de résistance d’une minorité de français sont entrés dans le grand récit collectif : s’ils n’ont pas eu de portée militaire décisive, ils véhiculaient des valeurs politiques et idéologiques essentielles pour la reconstruction de la France.

Voir comment cette représentation collective s’élabore en temps réel est une opportunité unique pour un historien ; voir comment elle dialogue avec les mémoires individuelles en est une autre, tout aussi passionnante. En plus des quatre campagnes d’entretiens que nous venons d’évoquer, le projet « 13-Novembre » inclut d’ailleurs un partenariat avec le Centre de recherche pour l’observation et l’étude des conditions de vie (Credoc), qui va mener simultanément aux entretiens quatre vagues d’enquêtes d’opinion afin de dresser une « photographie » de notre mémoire collective des attentats.

Les entretiens seront filmés par l’Institut national de l’audiovisuel et par le service cinématographique des Armées, partenaires à part entière du projet. Pourquoi ces partenariats ?
D. P. :
La décision de filmer les entretiens répond à un double objectif. Scientifique bien sûr, car toutes sortes d’études vont pouvoir être conduites à partir de ce matériel : grâce au big data et à la modélisation, on va pouvoir étudier les expressions faciales des témoins et leurs émotions, le débit de la parole et les silences… Des retranscriptions de ces vidéos vont également être réalisées afin de conduire des études textométriques qui permettront de savoir quels mots reviennent le plus dans les témoignages et à quelle fréquence, quels termes se retrouvent régulièrement associés… Mais filmer les entretiens obéit aussi à un objectif patrimonial. Il était important pour nous que ces témoignages puissent être archivés et transmis aux générations futures, car ils constituent une mémoire précieuse pour la communauté nationale de ces terribles événements.

Projet 13 novembre
Studio d’enregistrement de l’Institut national de l’audiovisuel où les témoignages du projet « 13-Novembre » seront recueillis.
Projet 13 novembre
Studio d’enregistrement de l’Institut national de l’audiovisuel où les témoignages du projet « 13-Novembre » seront recueillis.

Le recueil de témoignages constitue le socle de « 13-Novembre » et vous êtes d’ailleurs en plein recrutement de témoins (lire plus bas). Mais ce n’est pas le seul volet : une étude biomédicale sur l’état de stress post-traumatique est également prévue…
F. E. : Avec « 13-Novembre », on ne travaille pas sur n’importe quel épisode historique. Il s’agit d’événements d’une extrême violence qui ont provoqué chez de nombreux témoins un ensemble de troubles appelés « état de stress post-traumatique » (ESPT) : ces personnes souffrent de pensées et d’images envahissantes et revivent l’événement comme s’il était en train de se produire ; elles ont des sursauts, des sueurs, des troubles du sommeil et développent des comportements d’évitement pour fuir toutes les circonstances qui pourraient leur rappeler les attentats. Certaines ont cependant mis en place des mécanismes de défense et s’en sortent mieux que d’autres. C’est tout cela que nous voulons étudier de façon extrêmement précise, afin de produire une description complète de ces troubles et de leur manifestation dans le cerveau. Parmi les 1 000 témoins interrogés, 180 issus des cercles 1 et 2, soit les personnes les plus directement touchées par les attentats6, seront dirigés vers la plateforme d’imagerie cérébrale Cyceron et l’unité de recherche que je dirige à Caen afin de passer des tests neuropsychologiques ainsi que des IRM anatomiques et fonctionnelles.

Ne craignez-vous pas de déclencher de nouvelles crises de stress avec ces examens ?
F. E. : Il est hors de question – et inutile – de soumettre ces personnes à de nouvelles images traumatisantes pour comprendre les mécanismes de l’état de stress post-traumatique. Nous avons donc opté pour une méthode imaginée récemment en Angleterre, et baptisée « think-no think ». Avec l’ESPT, des images et des pensées intrusives s’imposent à la personne qui les vit comme des événements du présent. Le paradigme « think-no think » modélise cette situation, mais sans avoir recours à des éléments traumatiques. Nous entraînons les personnes à associer un mot et un objet banals qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre – par exemple le mot ordinateur et l’image d’un arbre ; nous les emmenons ensuite à l’IRM et leur demandons de continuer à faire cette association, puis de s’en dégager. Ces données, croisées avec d’autres (sur l’état de santé ou les conditions de vie des personnes), devraient permettre de mieux comprendre comment se fait la résilience à l’ESPT.

Projet 13 novembre
Plateforme Cyceron où des IRM anatomiques et fonctionnelles des personnes les plus directement touchées par les attentats seront réalisées.
Projet 13 novembre
Plateforme Cyceron où des IRM anatomiques et fonctionnelles des personnes les plus directement touchées par les attentats seront réalisées.

Le programme « 13 Novembre » inclut également un volet réseaux sociaux. Pourriez-vous nous en dire un mot, en conclusion ?
D. P. : Ce volet va être mené conjointement par les chercheurs de l’INA et de l’Institut des systèmes complexes, qui ont chacun développé des outils pour aspirer et analyser les contenus des réseaux sociaux. L’idée ici est d’analyser l’ensemble des tweets échangés lors des attentats du 13 novembre, notamment les liens qu’ils contiennent (vers des vidéos, des sites d’information, etc), afin de voir comment se fait la viralité lors d’un événement de ce type. Pour voir comment se diffuse l’information – ou la rumeur –, on va tout analyser, y compris les renvois vers des sites conspirationnistes. Les réseaux sociaux, comme les médias traditionnels autrefois, participent à plein à l’émotion, donc à la construction de la mémoire. C’est ce mécanisme que nous voulons passer au crible. Toutes ces analyses se dérouleront à partir de 2017. L’urgence, à l’heure où nous nous parlons, c’est le recueil des témoignages et l’imagerie cérébrale. La qualité des études futures dépend directement de la qualité des données que nous recueillerons.

À lire sur le même sujet : « Comment se construit la mémoire collective ? »

À voir : "Etudier la mémoire qui se construit", la présentation du projet par Francis Eustache et Denis Peschanski :

Notes
  • 1. Directeur de recherche CNRS au Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CNRS/Univ. Paris 1 Panthéon-Sorbonne).
  • 2. Matrice est un Équipement d’excellence créé en 2011 pour conduire des études transdisciplinaires sur la mémoire : www.matricememory.fr
  • 3. Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE). Il dirige le Laboratoire de Neuropsychologie et neuroimagerie de la mémoire humaine et la plateforme d’imagerie Cyceron.
  • 4. Les laboratoires partenaires sont : le Centre de recherche sur les liens sociaux, le Laboratoire de Neuropsychologie et neuroimagerie de la mémoire humaine, le laboratoire Neuropsychiatrie de Montpellier, l’Institut des systèmes complexes, le Centre de recherche sur les médiations et le laboratoire Bases, corpus et langage.
  • 5. L’ex-Institut national de veille sanitaire va conduire une étude épidémiologique un an après les attentats afin d’analyser leur impact psychotraumatique et l’efficacité des dispositifs de prise en charge mis en œuvre.
  • 6. Des personnes du cercle 4, le plus éloigné des attentats, seront également examinées et serviront de population de contrôle à cette étude.
Aller plus loin

Coulisses

APPEL A VOLONTAIRES : que vous ayez été témoin ou intervenant lors des attentats, que vous soyez résident ou usager des quartiers touchés, ou simplement habitant de Paris et sa banlieue, les chercheurs ont besoin de vous. Si vous souhaitez participer et apporter votre témoignage dans le cadre du programme "13-Novembre", contactez l'équipe de médiateurs du programme, par téléphone (06 60 98 53 82 / 06 61 19 10 32) ou par email (memoire13novembre@matricememory.fr). Une permanence se tient déjà dans les locaux de la mairie du 11e arrondissement de Paris (place Léon Blum, 75011 Paris). Horaires : le lundi et le vendredi de 8h30 à 17h (sauf le 3e vendredi du mois de 8h30 à 14h).

Auteur

Laure Cailloce

Laure Cailloce est journaliste scientifique pour CNRS Le journal.

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