Logo du CNRS Le Journal Logo de CSA Research

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Votre avis nous intéresse.

Le CNRS a mandaté l’institut CSA pour réaliser une enquête de satisfaction auprès de ses lecteurs.

Répondre à cette enquête ne vous prendra que quelques minutes.

Un grand merci pour votre participation !

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Sections

Accidents industriels, catastrophes naturelles... la société face au risque

Accidents industriels, catastrophes naturelles... la société face au risque

25.09.2020, par
Le 26 septembre 2019 au matin, un gigantesque incendie s'est déclaré à l'usine de produits chimiques Lubrizol, plongeant les habitants de Rouen et des communes alentour dans une épaisse fumée noire, les obligeant à se calfeutrer chez eux.
Le 26 septembre 2019, l'usine Lubrizol s'embrasait à Rouen. Comment la population a-t-elle vécu cet accident ? Plus largement, comment percevons-nous les risques majeurs, qu’ils soient d’origine industrielle ou naturelle ? Quels sont les moyens mis en œuvre pour mieux les anticiper ? Eléments de réponse avec des scientifiques à travers plusieurs enquêtes et études de cas.

Que nos sociétés soient régulièrement le théâtre d’accidents technologiques majeurs, des noms de sinistre mémoire sont là pour le rappeler : Minamata (1932), Seveso (1976), Bhopal (1984), Tchernobyl (1986), AZF (2001), Fukushima (2011)... Le dernier en date a choqué le monde entier, lorsqu’une terrible double déflagration a détruit la moitié de Beyrouth (Liban) le 4 août dernier. En France, nul n’a oublié l’incendie gigantesque qui, il y a tout juste un an à Rouen, a ravagé en pleine nuit une partie de l’usine classée Seveso Lubrizol, spécialisée dans la fabrication d’additifs pour lubrifiants, ainsi que trois bâtiments de l’entreprise de transport Normandie Logistique, plongeant la population dans une épaisse fumée noire.

Toute catastrophe est un risque qui se réalise. Mais tout risque, c’est-à-dire tout aléa dont on ignore le lieu et le moment précis de la survenue dans un territoire dont les vulnérabilités vont amplifier l’impact, ne se matérialise pas en catastrophe.

Mais comment la population a-t-elle vécu la journée du 26 septembre 2019 ? Quels canaux les gens ont-ils privilégiés pour s’informer et communiquer avec leurs proches ? Combien connaissaient le signal d’alerte émis par les sirènes et les consignes à suivre ? Beaucoup ont-ils fui la zone ? Si oui, par quels moyens ? Et pour aller où ? Les personnes se rendant à Rouen pour y travailler et les touristes ont-ils trouvé un abri susceptible de les accueillir ? Autant de questions cruciales sachant que seules quelques études, jusqu’à présent, se sont focalisées sur les réactions des individus lors d’une catastrophe industrielle.

Un « portrait » des Rouennais pendant la crise

D’où l’intérêt de l’enquête conduite par le laboratoire Identité et différenciation de l’espace, de l’environnement et des sociétés (Idées)1 pour reconstituer les expériences vécues le jour du drame par les habitants de la métropole normande. « Notre but est de réaliser une sorte de portrait de la population pendant ces 24 heures de crise, d’évaluer la diversité des comportements par rapport à la consigne de confinement, ce qui devrait contribuer à améliorer les informations transmises durant les accidents de ce type, explique Éric Daudé, géographe et directeur de recherche CNRS au sein du laboratoire. Les résultats seront également employés pour affiner nos modèles d’évacuation des populations ». L’épidémie de Covid-19 ayant rendu impossibles les entretiens en face-à-face, seuls ont pu être analysés, pour l’instant, le flot de tweets émis dans l’agglomération dès les premières heures de la catastrophe, des statistiques sur le trafic routier, ainsi que les 1 700 réponses au questionnaire mis en ligne fin mars.

 « Les premiers résultats montrent que la plupart des répondants, conformément aux réactions attendues, sont restés confinés chez eux une bonne partie de la matinée, indique Éric Daudé. Par ailleurs, on observe un recours massif aux réseaux sociaux pour rechercher des informations. L’annonce du décès de Jacques Chirac, vers midi, a provoqué un sentiment d’abandon. Pendant quelques heures, les Rouennais ont eu l’impression que les médias nationaux ne parlaient plus de l’incendie et l’ont vécu comme un second traumatisme. Reste à savoir ce qui se serait passé si l’accident s’était produit en pleine journée, lorsque plusieurs dizaines de milliers de personnes sont présentes en ville. Le questionnaire en ligne comporte une entrée sur ce sujet, mais nous n’avons pas encore pu la traiter »Ralentie par la pandémie, l’enquête vient d’être relancée. À suivre, donc.

Dans le centre-ville de Rouen, après l'explosion, les habitants se déplacent masqués pour se protéger des fumées et des odeurs.
Dans le centre-ville de Rouen, après l'explosion, les habitants se déplacent masqués pour se protéger des fumées et des odeurs.

Qu’elle révèle les dysfonctionnements d’un système technique ou emprunte d’autres visages (méga-feux, crue, cyclone, tremblement de terre, éruption volcanique, tsunami, sécheresse, épidémie, guerre, terrorisme…), « toute catastrophe est un risque qui se réalise, rappelle Valérie November, directrice de recherche CNRS au Laboratoire techniques, territoires, sociétés2Mais tout risque, c’est-à-dire tout aléa dont on ignore le lieu et le moment précis de la survenue dans un territoire dont les vulnérabilités vont amplifier l’impact, ne se matérialise pas en catastrophe ». Exemple : un risque d’irradiation nucléaire existe en France mais, à ce jour, aucun accident notable de ce type ne s’est produit.

Des catastrophes au lourd bilan humain et économique 

De tous les fléaux qui scandent l’aventure humaine, les inondations figurent parmi les plus redoutables. Au cours du XXe siècle, les crues ont affecté plus de 2 milliards de personnes à l’échelle du globe et fait quelque 7 millions de morts. « Dans le bassin méditerranéen, où la hauteur des précipitations peut atteindre 200 millimètres en moins de 6 heures, les pluies violentes sont à l’origine d’inondations urbaines dévastatrices, explique Damienne Provitolo, chargée de recherche CNRS au laboratoire Géoazur3. C’est que l’histoire de la Méditerranée est marquée par une anthropisation et une urbanisation continues du littoral ». La Seine, quant à elle, a connu 81 crues depuis l’an 1500, les deux dernières remontant à 2016 et 2018. À en croire les experts de l’OCDE, une crue centennale en Île-de-France provoquerait 30 milliards d’euros de dommages immédiats, et 60 milliards à 5 ans. Plusieurs millions d’habitants seraient touchés, avec des évacuations probables qui pourraient concerner, dans le pire des cas, plus de 700 000 personnes. Mais il n’y aurait aucune victime directe. 

L’occupation des zones à risques au mépris du danger (…), la concentration des personnes et des biens dans les villes, l’impréparation des populations et, surtout, la dépendance à des réseaux (…) dont l'interruption a des conséquences en chaîne, expliquent le coût grandissant des catastrophes dans les pays les plus riches.

Moult avancées technico-scientifiques (réduction de la fragilité du bâti, affinement des prévisions, perfectionnement des infrastructures de protection…), couplées à l’adoption de normes de sécurité plus strictes et à la mise en place de dispositifs d’alerte et de secours plus précoces et plus efficaces, ont réduit la mortalité due aux catastrophes. Du moins sous nos latitudes. Mais quand bien même les sociétés industrielles sont de mieux en mieux armées pour absorber des méga-chocs ponctuels ou des crises systémiques longues de type Covid-19, certains aléas intenses y restent extrêmement meurtriers. Et leur coût ne cesse d’augmenter. L’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans, en 2005, ou le séisme/tsunami de Tohoku (nord-est du Japon), en 2011, ont mis en évidence la grande vulnérabilité des pays industrialisés, véritables colosses aux pieds d’argile. 

 

« L’occupation des zones à risques au mépris du danger (littoraux, limites de plaques tectoniques…), la concentration des personnes et des biens dans les villes, l’impréparation des populations et, surtout, la dépendance à des réseaux (énergie, transport, télécommunication…) dont l'interruption a des conséquences en chaîne, expliquent le coût grandissant des catastrophes dans les pays les plus riches », souligne Magali Reghezza-Zitt, maître de conférences HDR au sein du Laboratoire de géographie physique : environnements quaternaires et actuels de Meudon4.

Digue de béton à Miyako, au Japon (2 août 2019). Depuis le tremblement de terre et le tsunami de Tohoku en 2011, le Japon a dépensé environ 12 milliards de dollars pour la construction de digues le long de sa côte nord-est. Ces ouvrages destinés à protéger les populations sont controversés, notamment pour leur impact économique et environnemental.
Digue de béton à Miyako, au Japon (2 août 2019). Depuis le tremblement de terre et le tsunami de Tohoku en 2011, le Japon a dépensé environ 12 milliards de dollars pour la construction de digues le long de sa côte nord-est. Ces ouvrages destinés à protéger les populations sont controversés, notamment pour leur impact économique et environnemental.

Les épées de Damoclès pendues au-dessus de nos têtes, en outre, ne sont pas immuables. Les incendies réduisant en cendres des pans entiers d’une ville, naguère les catastrophes urbaines les plus fréquentes, sont devenus rarissimes. D’autres risques, a contrario, se sont ou vont s’aggraver, tels les risques hydro-climatiques liés au réchauffement de la planète. Le terrorisme, quant à lui, a pris la forme d’un phénomène de masse globalisé. Et nul besoin d’être devin pour affirmer que certains risques émergents n’ont pas fini de nous donner des sueurs froides : cyber-attaques, pollution due aux micro- et nano-plastiques, problèmes en matière de protection des libertés liés à l’essor des nanotechnologies, de l’intelligence artificielle, de la radio-identification… 

Une perception des risques fluctuante

De même, notre perception des risques, qu’ils soient d’origine technologique, naturelle, biologique ou sociopolitique, fluctue. « Chaque société, voire chaque individu, définit ce qui est risque et ce qui ne l’est pas, souligne Magali Reghezza-Zitt. La neige est un risque quand elle paralyse la circulation, mais une ressource quand elle favorise le tourisme ».

Chaque société, voire chaque individu, définit ce qui est risque et ce qui ne l’est pas. La neige est un risque quand elle paralyse la circulation, mais une ressource quand elle favorise le tourisme.

Bien que mieux protégés, globalement, mais conscients de la complexité croissante d’un monde globalisé et plongés dans un maelström de crises (sanitaire, climatique, économique…) dont l’issue reste incertaine, « nous semblons éprouver un désir accru de sécurité, poursuit-elleCelui-ci est cependant très variable selon les catégories sociales, l’âge, le niveau d’études, les territoires, l’inscription dans des réseaux de sociabilité, les valeurs, les croyances… Et si la plupart des enquêtes indiquent une plus grande sensibilité aux impacts négatifs du changement climatique, ceci n’implique pas mécaniquement des changements de comportements individuels ou collectifs ni une inflexion nette des dispositifs de prévention et de gestion ».

 

Étudier la manière dont évolue notre perception des risques, mais aussi les points forts et les faiblesses des dispositifs de prévention, le comportement des populations en cas d’alerte, le fonctionnement des instances chargées de gérer les catastrophes, les mécanismes de résilience post-crise, les moyens de développer une culture de la préparation au risque et de mieux retenir les leçons des catastrophes passées… : telles sont quelques-unes des pistes empruntées par les sciences humaines et sociales pour explorer l’immense champ du risque et de la catastrophe.

Cellule de crise au secrétariat général de la zone de Défense et de Sécurité de Paris, dans le cadre de l’exercice de simulation de crue centennale de la Seine « EU Sequana », en 2016.
Cellule de crise au secrétariat général de la zone de Défense et de Sécurité de Paris, dans le cadre de l’exercice de simulation de crue centennale de la Seine « EU Sequana », en 2016.

Rien de tel par exemple, pour un collectif pluridisciplinaire de chercheurs (géographes, sociologues, experts en science de la gestion…) que de s’immerger dans un dispositif de gestion de crise pour en saisir les pratiques « sur le vif ». Ainsi, dans le cadre du projet Euridice5, des chercheurs en SHS ont poussé pour la première fois les portes du secrétariat général de la zone de Défense et de sécurité de Paris, en charge des accidents de grande ampleur se produisant sur le territoire francilien. « À l’occasion, notamment, des attentats du 13 novembre 2015, de l’exercice EU Sequana 2016 (exercice de simulation de crue centennale de la Seine) et de la "vraie" crue de juin 2016, nous avons eu accès à l’ensemble des personnels, des documents et des salles de ce service extrêmement discret, donc très peu étudié, raconte Valérie November. Nous avons pu scruter à la loupe la coordination des acteurs et des territoires, les processus de prise de décision, la circulation de l’information ainsi que la manière de réagir aux imprévus », sachant que l’incertitude, d’où qu’elle vienne (défaillance technique, manque ou trop-plein d’informations…), induit souvent des pressions fortes sur les cellules de crise et les désorganise. 

Améliorer la prévention et anticiper

Nombre de travaux, de même, se concentrent sur la phase amont, celle de la prévention. Et en soulignent quasiment tous les lacunes. « La formation des individus et des PME/PMI aux "bons comportements" en cas de danger reste le parent pauvre de la gestion de crise », pointe Magali Reghezza-Zitt. L’enquête menée à Rouen par le laboratoire Idées un an avant l’accident de l’usine Lubrizol le confirme. Plus de 60 % des personnes interrogées ignoraient l’existence d’un danger industriel dans l’agglomération et autant les réflexes à adopter en situation de catastrophe. 

La formation des individus et des PME/PMI aux "bons comportements" en cas de danger reste le parent pauvre de la gestion de crise.

« Réduire l’exposition et la vulnérabilité des populations face à un accident industriel réclame d’intensifier les programmes d’informations préventives et de sensibilisation, plaide Éric Daudé. Il serait également judicieux d’étoffer la gamme des moyens d’alerte en recourant aux automates d’appels téléphoniques, aux applications sur téléphone mobile…, et d’impliquer davantage les responsables des établissements recevant du public (magasins, administrations, banques…) dans la mise en sécurité des populations ».

Autre grand défi : mieux cerner la diversité des réactions humaines lors d’une catastrophe soudaine et imprévue, comme s’y emploie le projet Com2SiCa6. Lequel a retenu deux scénarios : un tsunami submergeant les plages de la Promenade des Anglais, à Nice, et une explosion industrielle au Havre. « Un des volets de l’enquête consiste à enregistrer les réactions (temps mis pour quitter les lieux, trajectoires de déplacement, niveau de stress…) d’un groupe d’"enquêté(e)s" que nous équipons, à l’endroit même d’un possible accident, d’un casque audio reproduisant les bruits de la catastrophe, et auxquels nous demandons de se comporter comme s’ils étaient réellement en situation de crise », détaille Damienne Provitolo. Modéliser ces états comportementaux servira entre autres, à terme, à façonner des outils de formation pour les professionnels (pompiers, sécurité civile, maire…) qui auront à prendre des décisions au sein des cellules de crise ou sur le terrain.

Dans le cadre du projet Com2SiCa, les enquêtés portent une montre connectée et casque audio pour les "immerger" dans un scénario de catastrophe technologique au Havre, dans lequel on leur demande de réagir comme s'ils étaient réellement en situation de crise.
Dans le cadre du projet Com2SiCa, les enquêtés portent une montre connectée et casque audio pour les "immerger" dans un scénario de catastrophe technologique au Havre, dans lequel on leur demande de réagir comme s'ils étaient réellement en situation de crise.

Porté par Valérie November et centré lui aussi sur les risques et les catastrophes en milieu urbain, le projet interdisciplinaire UrbaRiskLab7 s’attelle à « rendre les villes plus sûres et plus résilientes » en forgeant de nouveaux outils de modélisation, en répondant à des questions clés quant à la veille et la détection, l’anticipation des effets cascade, l’intervention des secours, l’aide à la décision et à la gestion de l’après-crise.

« Quasiment aucune société n’a entièrement disparu après une catastrophe, rappelle Magali Reghezza-Zitt. En revanche, à chaque crise ou presque, des individus meurent, des territoires connaissent des processus d’effondrement plus ou moins temporaires. » Une tendance hélas vouée à perdurer tant les sources d’inquiétude restent nombreuses : changement climatique, tensions géopolitiques, épidémies… L’intérêt des SHS pour les risques et les catastrophes n’est pas près de retomber. ♦

Notes
  • 1. Unité CNRS/Université du Havre/Université de Rouen/Université de Caen.
  • 2. Unité CNRS/Université Gustave Eiffel/École des Ponts ParisTech.
  • 3. Unité CNRS/Université Côte d’Azur/IRD/Observatoire Côte d’Azur.
  • 4. Unité CNRS/Université Panthéon Sorbonne/Université Paris Est-Créteil Val-de-Marne.
  • 5. Équipe de recherche sur les risques, dispositifs de gestion de crise et des événements majeurs.
  • 6. Comprendre et simuler les comportements humains sur des territoires en situation de catastrophe.
  • 7. Centre de recherche pluridisciplinaire sur les risques et les crises en milieu urbain.
Aller plus loin

Auteur

Philippe Testard-Vaillant

Philippe Testard-Vaillant est journaliste. Il vit et travaille dans le Sud-Est de la France. Il est également auteur et coauteur de plusieurs ouvrages, dont Le Guide du Paris savant (éd. Belin), et Mon corps, la première merveille du monde (éd. JC Lattès).

Commentaires

1 commentaire

il faut faire appel aux analyses cindyniques. La cindynique propose un modèle d’analyse sur cinq dimensions qui structurent la description de la situation de danger : La grande diversité dans les modes d’appréhension du danger a conduit à l’apparition de techniques d’études et de prévention différentes (hygiène et sécurité et industrielle, fiabilité, sûreté de fonctionnement, génie sanitaire, gestion de crise …) qui coexistent mais demeurent très cloisonnées, ce qui est très pénalisant pour édicter des règles de prévention des risques en vue de mieux protéger les travailleurs ou les populations. La cindynique a ainsi une approche multidisciplinaire qui combine les apports de sciences très diverses : https://www.officiel-prevention.com/dossier/formation/formation-continue-a-la-securite/la-cindynique-science-du-danger-du-risque-et-de-la-prevention
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS