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Construire un terrain de partage et de discussion autour des secrets de l’organe le plus complexe et mystérieux du vivant : tel est le but de ce blog dédié au cerveau. Des chercheurs en neurosciences y décryptent les avancées les plus importantes et prodigieuses, et vous emmènent à la découverte du système nerveux, de ses fonctions et de ses mystères. Lire ici l'éditorial du blog.
  
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Giuseppe Gangarossa et de nombreux chercheurs en neurosciences
Maître de conférences à l’université Paris Diderot et membre de l'Unité de biologie fonctionnelle et adaptative, Giuseppe Gangarossa anime ce blog qui fédère des spécialistes de tous les horizons des neurosciences.

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Ne dormir que d’un œil, le sommeil des cétacés
11.09.2017, par Alexandra Gros, chercheuse post-doctorante à l’université d’Edimbourg
Lorsque les dauphins dorment, une moitié de leur cerveau reste éveillé… Découvrez les explications scientifiques de cet étonnant phénomène grâce à ce nouveau billet du blog « Aux frontières du cerveau ».

Suite au billet sur le sommeil des éléphants, voici maintenant un nouveau billet sur le sommeil des cétacés. Pour rappel, le sommeil est une fonction physiologique vitale impliquée dans la mémorisation, la vigilance ou encore l’oubli, pour ne citer que ses rôles cognitifs. Le sommeil se décompose en trois phases : sommeil lent léger, sommeil lent profond et sommeil paradoxal ou sommeil à mouvements oculaires rapides. Nous allons voir que certains mammifères marins dont les cétacés font figure d’exception dans leur façon de dormir !

 Exemples de cétacés

Figure 1 : Exemples de cétacés

Un sommeil uni-hémisphérique
Le sommeil peut être étudié de façon comportementale via l’observation des signes externes (posture, immobilité, yeux) mais aussi en enregistrant les paramètres physiologiques et cérébraux (électroencéphalographie, électro-oculographie, magnétoencéphalographie, fréquence de respiration, température). L’enregistrement de tous ces paramètres permet de distinguer l’éveil du sommeil ainsi que les différentes phases du sommeil.

Le sommeil a été étudié chez certains cétacés dont le dauphin commun, le marsouin, le dauphin amazonien, la baleine pilote et le béluga. John Lilly fut le premier à étudier expérimentalement dès 1964 le sommeil des dauphins. Il observa alors que les dauphins dorment avec un seul œil fermé. Le sommeil a ensuite été étudié de façon plus poussée chez cinq espèces de cétacés. L’ensemble des études, principalement menées sur des cétacés en captivité, a montré que le sommeil prend le plus souvent une forme uni-hémisphérique, c’est-à-dire produisant des ondes lentes dans un hémisphère cérébral, tandis que l’autre hémisphère présente des ondes rapides typiques de l’éveil (figure 1). Les périodes de sommeil alternent alors entre les deux hémisphères mais ceux-ci bénéficient d’une somme égale de sommeil.

 les périodes de sommeil (en rouge et en vert) alternent entre l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche du cerveau. Adapté de Lyamin et al., 2008.

Figure 2 : Exemples d’électroencéphalogrammes montrant la fréquence des ondes lentes (Hz) d’un béluga et d’un dauphin, propres au sommeil uni-hémisphérique : les périodes de sommeil (en rouge et en vert) alternent entre l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche du cerveau. Adapté de Lyamin et al., 2008.

Comment les cétacés dorment-ils ?
Les études réalisées sur des cétacés en captivité montrent que ces animaux dorment par épisodes de moins d’une heure, environ une dizaine de fois par jour (cinq épisodes de sommeil par hémisphère). Le sommeil à ondes lentes représente 70 à 90 % du sommeil total des cétacés. Les durées totales du sommeil et de chaque épisode de sommeil varient en fonction des individus et des espèces mais aussi de l’environnement. En captivité, les phases de repos ou de sommeil sont présentes principalement la nuit et ont lieu parfois l’après-midi. Dans ces conditions, la répartition des phases de sommeil au cours de la journée est probablement affectée par les périodes de distribution de la nourriture ainsi que par l’activité humaine. Dans le milieu naturel, il semble que les périodes d’activité et de sommeil soient liées à la disponibilité de la nourriture au cours de la journée, des migrations diurnes et saisonnières, des conditions météorologiques ou des comportements sociaux. L’activité circadienne des cétacés est ainsi influencée par de nombreux facteurs externes.

Pendant les phases de sommeil, il est courant de voir les cétacés avec un œil ouvert et le deuxième fermé. Même si ce comportement n’est pas toujours strictement associé au sommeil, il existe une relation claire entre les deux lorsque les phases de sommeil sont assez longues. Pendant les phases de repos, il est fréquemment observé que les petits cétacés nagent lentement et de façon continue. C’est le cas chez plusieurs espèces de marsouin et de dauphin. Alors que dans les aquariums, la nage lente s’effectue toujours dans le même sens (sens horaire ou anti-horaire), indépendamment de l’hémisphère inactif, dans la nature il semble que les cétacés nagent lentement dans une direction, soit non loin de la surface, soit parfois, de façon plus surprenante, dans les eaux profondes. La flottaison est par ailleurs couramment observée pendant les phases de sommeil des grands cétacés.  Les animaux restent immobiles à la surface avec des mouvements respiratoires périodiques ainsi que des mouvements lents de la queue. Les orques ou certains grands cétacés peuvent rester immobiles ainsi pendant environ 1 heure, voire plus, et présentent une fréquence respiratoire basse. Des chercheurs ont également observé en pleine mer des cachalots immobiles non loin de la surface, à l’horizontale ou à la verticale (figure 3). Ces différents comportements relevés pendant le sommeil dépendent des espèces mais aussi des phases de sommeil. Quoi qu’il en soit, les cétacés ne restent jamais très longtemps immobiles et il n’est pas rare de voir une synchronisation de ces comportements au sein d’un même groupe d'animaux.

 Observation du sommeil en position verticale chez le cachalot. Une étude de Miller et al. en 2008 a montré que les cachalot dormaient dans cette position plutôt en journée avec les deux yeux fermés. Néanmoins cette position reste marginale et s’apparente plus à des siestes (7% du temps total de sommeil). © Franco Banfi

Figure 3 : Observation du sommeil en position verticale chez le cachalot. Une étude de Miller et al. en 2008 a montré que les cachalots dormaient dans cette position plutôt en journée avec les deux yeux fermés. Néanmoins, cette position reste marginale et s’apparente davantage à des siestes (7 % du temps total de sommeil). © Franco Banfi

Les avantages à ne dormir que d’un œil
Les cétacés évoluent dans un environnement liquide, au contact d’une température relativement faible pour des mammifères. Le sommeil uni-hémisphérique pourrait être un mécanisme d’adaptation au milieu dans lequel ils évoluent. Chez les cétacés – contrairement aux autres mammifères –, la respiration est un acte volontaire, qui implique de remonter régulièrement à la surface. Le maintien de la nage pendant les phases de sommeil permettrait donc de remonter à la surface afin de respirer et maintenir les postures nécessaires pour la respiration. Le maintien de la nage pendant le sommeil est également nécessaire pour contrer les courants d’eau, les vagues et les marées. Certains cétacés de rivière, par exemple, n’arrêtent jamais de nager au cours de leur vie ! Le comportement de flottaison est principalement observé lorsque la mer est calme, mais si elle est agitée, même très peu, les cétacés nagent alors lentement ou font des mouvements lents avec leur queue pour se maintenir en équilibre. La nage permettrait également de créer de la chaleur afin de maintenir la température corporelle de l’animal. En effet, les cétacés en tant que mammifères créent leur propre chaleur via les mécanismes de thermorégulation dans un environnement thermique difficile, puisque la perte de chaleur est accentuée dans l’eau. Le sommeil uni-hémisphérique pourrait permettre de garder les mécanismes de thermorégulation actifs au niveau du corps mais aussi dans le cerveau pendant les phases de repos, leur évitant de tomber en hypothermie.

Dans la nature, la présence de prédateurs nécessite une vigilance constante, ce qui pourrait expliquer le fait que les cétacés gardent un œil ouvert pendant leur sommeil afin de rester en alerte, d’observer en permanence leur environnement mais également de rester en contact avec leurs congénères au sein du groupe. En outre, plusieurs données indiquent que même pendant leur sommeil, les cétacés continuent d’intégrer un certain nombre d’informations et qu’ils présentent un niveau de vigilance important pendant les phases de repos.

Le sommeil paradoxal chez les cétacés
Sur la base des données actuelles, il n’est pas possible de conclure sur la présence ou non de sommeil paradoxal chez les cétacés. En effet, les études électroencéphalographiques n’ont pas permis de mettre en évidence d’ondes cérébrales typiques de celui-ci. Ce type de sommeil est également caractérisé par des mouvements musculaires involontaires ainsi que des mouvements rapides des yeux. Néanmoins, ces derniers n'ont été documentés que de façon marginale chez quelques espèces de cétacés. Si des mouvements musculaires involontaires ont été observés lors de certaines phases de repos, la présence de ces mouvements isolés n’est pas considérée comme un indicateur suffisant du sommeil paradoxal. De plus, ces mouvements peuvent intervenir à la fois lors de l’endormissement et pendant les phases d’éveil, ce qui soulève la question de savoir si ces mouvements involontaires sont vraiment le reflet du sommeil paradoxal en l’absence d’ondes cérébrales caractéristiques. Il est possible que les études actuelles n’aient pas permis de mettre en évidence le sommeil paradoxal à cause de considérations techniques – durée et méthodes d’enregistrements notamment –, voire que le sommeil paradoxal prenne une autre forme chez les cétacés.

Le sommeil chez les cétacés nouveau-nés
Le sommeil uni-hémisphérique a également été mis en évidence chez les juvéniles et les nouveau-nés âgés de quelques semaines. Entre le nouveau-né et la mère, le maintien du contact visuel est primordial dans la période où le jeune est le plus vulnérable dans son environnement, y compris pendant les phases de repos. Durant les quelques semaines qui suivent la naissance, aucun comportement de flottaison n’est observé chez la mère ou le nouveau-né. Ils maintiennent en revanche un comportement de nage continue, le nouveau-né prenant des respirations fréquentes, peu compatibles avec des périodes prolongées de sommeil. Certaines études montrent d’ailleurs que le nouveau-né dort assez peu pendant les premières semaines de sa vie, tout comme sa mère. Cette capacité à rester actif et réceptif après la naissance présente plusieurs avantages, dont la réduction de la prédation et le maintien de la température corporelle jusqu’à ce que la gaine de graisse isolante soit suffisamment développée. 

Le sommeil uni-hémisphérique semble présenter un avantage important dans l’environnement où évoluent les cétacés. Ce type de sommeil se retrouve également chez d’autres mammifères marins comme les phoques, mais de façon très minoritaire. Néanmoins, le sommeil des cétacés reste très peu étudié en comparaison de leur système de communication, de l’écholocation (utilisation des sons pour localiser des objets dans l’espace) ou encore d’autres comportements dits actifs comme la chasse ou les relations mère-enfant. Par ailleurs, la plupart des études ont été réalisées sur des cétacés en captivité, dans des bassins peu profonds, ce qui, sans aucun doute, influence les données enregistrées. Mais, l’observation et l’étude du sommeil des cétacés dans leur milieu naturel étant particulièrement difficiles, les études sur les animaux en captivité permettent ainsi de mieux connaître ces mammifères marins dont les comportements restent encore bien mystérieux.

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Références

  1. Sleep in aquatic species (2013), Lyamin O.I. et al. The encyclopedia of sleep 1:57-62

  2. Cetacean sleep: An unusual form of mammalian sleep (2008), Lyamin O.I. et al. Neuroscience and Biobehavioral reviews 32:1451-1484

  3. Stereotypical resting behavior of the sperm whale (2008), Miller P.J.O. et al. Current biology 18(1):R21-23

  4. Animals in aquatic environment, Adaptation of mammals to the ocean (1964), Lilly J.C. Handbook of physiology – Environment, chapter 46:741-757

  5. Continuous activity in cetaceans after birth (2005), Lyamin O.I. et al. Nature 435:1177

  6. Sleep in continuously active dolphins (2006), Sekiguchi Y. et al. Nature 441:E9-10

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Alexandra Gros est docteure en neurosciences (Institut des neurosciences Paris-Saclay). Au cours de sa thèse, elle s’est intéressée au rôle de la neurogenèse adulte hippocampique dans les processus d’apprentissage et de mémoire, notamment épisodique. Alexandra est actuellement chercheuse post-doctorante à l’université d’Édimbourg où elle étudie comment la mise en mémoire et la persistance de souvenirs d’événements de la vie courante peuvent être affectées par un apprentissage ultérieur. Pour cela, elle cherche à élucider les mécanismes moléculaires et cellulaires sous-tendant ces processus, notamment via des mécanismes de « tagging » des neurones et synapses en utilisant l’expression des gènes immédiats précoces.

 
 

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