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Des mathématiciens français primés à Berlin
Les prix de la European Mathematical Society (EMS), dont le congrès se tient du 18 au 22 juillet à Berlin, viennent notamment de couronner les Français Hugo Duminil-Copin et Vincent Calvez. Tous les quatre ans, l’EMS décerne, entre autres récompenses, dix prix à de jeunes chercheurs en mathématiques de moins de 35 ans, Européens ou en poste en Europe, lors d’un grand congrès. Celui-ci rassemble les mathématiciens européens, deux ans avant le Congrès international des mathématiciens (ICM) lors duquel, tous les quatre ans également, sont remises les médailles Fields, souvent considérées comme le Nobel des mathématiques. Les prix de l’EMS sont d’ailleurs parfois présentés comme une antichambre de ces fameuses médailles. Artur Avila, Cédric Villani et Wendelin Werner, respectivement lauréats de la médaille Fields en 2014, 2010 et 2006, avaient ainsi d’abord été distingués par l’EMS. Depuis la création de ces prix européens en 1992, dix-huit français, dont quatre femmes, en ont été les lauréats. Nous avons demandé à Christoph Sorger, directeur de l’Insmi1 du CNRS, de nous parler des deux jeunes talents français récompensés aujourd’hui à Berlin.
L’un des lauréats pour ces prix de la European Mathematical Society (EMS) s’appelle Hugo Duminil-Copin et il est probabiliste…
Christoph Sorger : Il est même considéré comme l’un des plus brillants probabilistes de sa génération. Et il n’a que 30 ans… Ancien élève de l’École normale supérieure, où il a obtenu son agrégation, il est actuellement en poste à l’université de Genève, mais il rejoindra le laboratoire Alexander Grothendieck2, à Bures-sur-Yvette, en septembre prochain. Et nous en sommes vraiment très heureux ! Son retour au sein de l’École française de mathématiques contribuera à l’excellence des « probas » dans nos laboratoires. C’est d’ailleurs pour ses travaux en probabilité que Wendelin Werner avait obtenu la médaille Fields en 2006.
Les probabilités sont bien connues des lycéens qui se sont penchés sur des problèmes de jets de dés ou de tirage de cartes à jouer. Quel est le domaine d’étude précis d’Hugo Duminil-Copin ?
C. S. : Ses principaux sujets concernent les marches aléatoires. Elles représentent une suite de pas, aléatoires, chacun étant indépendant du précédent, comme si le marcheur oubliait constamment où il allait : c’est pour cela qu’on parle parfois de « marche de l’ivrogne ». Et Hugo Duminil-Copin a notamment réussit à déterminer, avec Stanislav Smirnov, une constante qui caractérise le nombre de chemins possibles pour des marches aléatoires auto-évitantes (c’est-à-dire qui ne passent pas deux fois au même endroit) dans le cas où le marcheur se déplace sur un réseau en deux dimensions en forme d’alvéoles d'abeille. Ces travaux relèvent de la recherche fondamentale, mais les marches aléatoires sont souvent utilisées pour modéliser les mouvements browniens des particules dans les gaz et elles ont de nombreuses applications en physique.
Copin est
considéré comme
l’un des plus
brillants
probabilistes de
sa génération.
De manière générale, les probabilités constituent un domaine des mathématiques de plus en plus sollicité pour des applications liées aux nouvelles technologies, notamment la cryptographie, secteur clé en informatique…
C. S. : Absolument. Dans de nombreux cas, quand on ne sait pas résoudre un problème de manière totalement explicite, on peut choisir une autre approche : calculer la probabilité pour que tel résultat soit vrai et décider à partir de quelle valeur cette probabilité est jugée acceptable. Cette approche est effectivement très utile en cryptographie.
L’autre lauréat du jour, Vincent Calvez, a mis ses équations au service de la biologie…
C. S. : Oui, chercheur à l’Unité de mathématiques pures et appliquées3 et membre de l’équipe Inria Modélisation numérique en médecine, il fait des mathématiques appliquées à la biologie. Plus précisément, il cherche à décrire le vivant et les mouvements collectifs grâce à des équations. Il a d’ailleurs effectué sa thèse à l’UPMC-Paris 6 sous la direction de Benoît Perthame, leader en France dans le domaine des math « bio » qui font appel aux équations aux dérivées partielles. Vincent Calvez travaillait alors sur la modélisation des mouvements d’agrégats de cellules. Et, en 2014, j’ai eu l’honneur de lui remettre la médaille de bronze du CNRS, qui récompensait les travaux de son équipe pour modéliser le déplacement des bactéries dans un liquide et calculer leur vitesse individuelle et collective. L’étude se poursuit aujourd’hui dans le cadre d’un projet ERC4. Pour l’anecdote, cette modélisation a été réalisée en adaptant les équations qui décrivent l’invasion du nord de l’Australie par les… crapauds-buffles5 !
cherche à décrire
le vivant et
les mouvements
collectifs grâce
à des équations.
Le lien entre le déplacement d’une bactérie et celui d’un crapaud-buffle n’est pas évident de prime abord… Quel est le point commun ?
C. S. : Colonie de bactéries ou population de crapauds, les deux ont une stratégie de déplacement qui intègre une forte hétérogénéité de déplacements individuels. Cela veut dire que le mouvement de chaque individu ne va pas forcement dans le sens de celui du groupe ni à la même vitesse. Il était donc judicieux, dans les deux cas, d’utiliser un modèle qui se place à une échelle mésoscopique, c’est-à-dire intermédiaire entre les deux niveaux de déplacements, individuel et collectif. Mais, dans leur modèle, Vincent Calvez et son équipe ont aussi pris en compte des informations au niveau microscopique, décrites par des équations de transport cinétiques.
La biologie semble un domaine d’une richesse infinie pour les applications mathématiques. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
C. S. : C’est en effet un domaine très vaste, mais l’idée est souvent la même : on cherche à modéliser des objets, avec des équations, pour prédire leur comportement futur. Par exemple, on modélise la croissance des tumeurs pour essayer de faire des prédictions sur leur comportement. Cela permet, par exemple, de vérifier l’efficacité d’un traitement en confrontant l’évolution observée à l’évolution prédite par le modèle. Autre exemple, on parle aujourd’hui beaucoup du big data, ou masses de données, que l’on utilise pour mettre au point des diagnostics médicaux automatiques, réalisés à partir de signaux physiologiques mesurés via une montre connectée ou d’autres dispositifs. Enfin, la génétique, domaine en pleine expansion, est aussi bien sûr un terrain d’étude fantastique pour les mathématiques.
Un dernier mot sur les deux lauréats et les récompenses d’aujourd’hui…
C. S. : Nous sommes vraiment heureux de voir les probabilités et les mathématiques appliquées à la biologie, deux domaines stratégiques de notre discipline, récompensées cette année. Les prix s’adressant en particulier aux jeunes talents sont très importants pour un organisme comme le CNRS, qui s’attache beaucoup à les encourager. Hugo Duminil-Copin et Vincent Calvez, les deux lauréats, iront loin, j’en suis sûr…
À noter : Un troisième Français a été récompensé lors du 7ème congrès de l'EMS : Patrice Hauret, responsable d'équipe au Centre de Technologies Michelin, est en effet le lauréat du prix Felix Klein. Ce prix vise à récompenser un jeune scientifique ou un groupe de scientifiques qui ont utilisé des méthodes sophistiquées pour résoudre un problème industriel difficile. Pour en savoir plus, lire l’article consacré à Patrice Hauret sur le site de la FSMP.
- 1. Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions.
- 2. Unité CNRS/IHÉS.
- 3. Unité CNRS/ENS Lyon/Inria.
- 4. European Research Council.
- 5. Le formalisme, qui décrit cette invasion depuis les années 1930, a été imaginé par Laurent Desvillettes (ENS Cachan), Sylvie Méléard (École polytechnique) et Régis Ferrière (ENS Paris).
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Auteur
Journaliste scientifique, autrice jeunesse et directrice de collection (une vingtaine de livres publiés chez Fleurus, Mango et Millepages).
Formation initiale : DEA de mécanique des fluides + diplômes en journalisme à Paris 7 et au CFPJ.
Plus récemment : des masterclass et des stages en écriture...
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