Explorer la matière sur toutes ses longueurs d’onde
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Omniprésente dans la science et l’industrie, la spectroscopie est l’outil ultime qui utilise la lumière pour faire parler la matière. Des étoiles aux batteries et jusqu’au plus profond des atomes, elle aide les chercheurs à tout décoder, à condition d’avoir les bons outils.
Que ce soit pour identifier la composition chimique d’une étoile lointaine, vérifier l’authenticité d’un tableau de maître ou encore détecter des polluants dans l’air, un même outil est à l’œuvre : la spectroscopie (ou spectrométrie). Mais comment fonctionne-t-elle ?
Une enquête sur la lumière et la matière
Imaginez un faisceau lumineux traversant un prisme avant d’exploser en un arc-en-ciel de couleurs. C’est exactement ce que fait la spectroscopie, mais bien au-delà de la lumière blanche. Du visible aux rayons X, en passant par l’infrarouge et l’ultraviolet, chaque portion du spectre électromagnétique a sa spectroscopie dédiée pour sonder la matière sous un angle différent. Vous l’aurez compris : la spectroscopie consiste donc à « découper » la lumière en ses différentes composantes et à analyser comment un matériau a interagi avec elles.
En effet, chaque élément chimique possède une signature lumineuse unique, comme un ADN spectral. Lorsqu’un atome ou une molécule interagit avec une source d’énergie (lumière, électrons, rayons X...), il absorbe et réémet cette énergie sous forme d’ondes spécifiques. Ce spectre propre à chaque élément est comparable à un code-barres lumineux. Les chercheurs le lisent pour déterminer les éléments chimiques présents dans l’objet étudié et l’environnement dans lequel ils évoluent.
En pratique, différents rayonnements servent à l’observation de différents phénomènes. Par exemple, la spectrométrie, qui analyse la lumière visible, a permis de détecter des exoplanètes. La spectrométrie infrarouge est utilisée pour détecter des traces de pollution. Quant à la spectrométrie X, elle permet d’observer les matériaux plus en profondeur, jusqu’à révéler leur composition atomique. Mais certains éléments, comme le lithium par exemple, restent difficiles à détecter.
Traquer un élément insaisissable
Le lithium est partout : dans nos batteries, nos volcans, nos étoiles. Mais paradoxalement, il reste difficile à détecter par spectroscopie X. Pourquoi ? Les spectromètres modernes, majoritairement conçus pour des éléments plus lourds, ne sont pas adaptés à l’analyse fine du lithium. Ainsi, dans le domaine des rayons X, ses signaux sont faibles et difficiles à analyser avec précision.
À gauche, un spectromètre WDS classique de type « Johannsson ». À droite, le spectromètre WDS à zone de Fresnel utilisé par le service Camparis dans le cadre du projet ANR SQLX. En mesurant les rayons X émis par des matériaux, ces spectromètres détectent et quantifient le lithium qu’ils abritent. Tandis que le premier cible une longueur d’onde spécifique, le second offre une résolution spectrale dix fois supérieure, permettant une caractérisation plus précise du lithium. © Clémence Coudret / OSU Ecce Terra / Laboratoire de chimie physique - matière et rayonnement / CNRS.
Avec le projet ANR SQLX [3]1, une équipe multidisciplinaire de recherche s’est attaquée à ce problème en adaptant un spectromètre du commerce à un nouveau domaine spectral. Celui-ci est capable de détecter précisément le lithium dans différents matériaux, comme les alliages, les minerais ou les batteries usagées. « L’enjeu était d’atteindre un domaine de longueur d’onde encore mal exploré en spectroscopie : les grandes longueurs d’ondes des rayons X dans lesquelles émettent notamment le lithium », explique Philippe Jonnard, chercheur au Laboratoire de chimie physique-matière et rayonnement (LCPMR)2 et porteur du projet SQLX.
Philippe Jonnard, Nicolas Rividi et Khalil Hassebi préparent le spectromètre en vue de son transfert. © Clémence Coudret / OSU Ecce Terra / Laboratoire de chimie physique - matière et rayonnement / CNRS.
Plutôt que d’utiliser un cristal, leur approche s’est basée sur l’utilisation d’un réseau optique de Fresnel. Ce dispositif permet d’obtenir une bonne résolution spectrale et de mieux isoler le signal du lithium. « Notre spectromètre ne se contente pas de détecter le lithium : il le quantifie aussi. En effet, plus un matériau contient d’atomes de lithium, plus il émet de rayons X caractéristiques de cet élément. Et nous pouvons mesurer précisément ce signal. Nous allons même jusqu’à déterminer l’environnement atomique du lithium, donc les états chimiques dans lesquels il se trouve et les liaisons qu’il crée avec les éléments qui l’entourent », souligne Nicolas Rividi, ingénieur et responsable du service Camparis qui gère notamment l’appareil du projet. Ces nouvelles informations intéressent notamment la volcanologie pour suivre des remontées de magmas, les géosciences pour la prospection minière – les techniques employées pour localiser des gisements de minéraux et de minerais –, ou encore la chimie physique pour la détérioration des batteries.
Démocratiser la détection d’éléments légers
Le spectromètre du projet SQLX peut être installé sur n’importe quel microscope électronique à balayage ou microsonde électronique. Le premier permet d’observer la topographie, la texture et parfois même la structure interne des matériaux, tandis que la deuxième analyse leur composition chimique avec précision. « Si notre technique est adoptée par la communauté scientifique, elle pourra intégrer de nombreux laboratoires disposant de ces instruments et donc apporter de nouvelles connaissances à de nombreux domaines scientifiques allant de la science des matériaux au patrimoine en passant par la biologie et les nanotechnologies », précise Philippe Jonnard.
Une fois l'instrument éteint, Nicolas Rividi en assure le décâblage avant qu'il ne soit transféré. © Clémence Coudret / OSU Ecce Terra / Laboratoire de chimie physique - matière et rayonnement / CNRS.
« Initialement axé sur le lithium, notre projet marque également un pas en avant pour l’analyse plus large des éléments dits « légers », c'est-à-dire les premiers éléments du tableau de Mendeleïev qui suivent le lithium », ajoute Nicolas Rividi. Ces éléments sont particulièrement intéressants, car étant parmi les premiers à avoir été créés, ils renferment des informations sur l’histoire de l’univers. Ils présentent aussi des intérêts économiques croissants.
Si le projet SQLX repousse les limites de la spectroscopie X pour détecter des éléments légers, un autre projet ANR, baptisé MUSTACHE [4]3, explore une toute autre facette de l’interaction des rayons X avec la matière. Son objet d’étude : la réponse des molécules à des photons X de très grande énergie. Ces rayons, dits « durs », pénètrent plus profondément dans la matière jusqu’à interagir avec les électrons des couches internes des atomes. Pourquoi est-ce crucial ? Parce qu’après cette absorption, l’atome déclenche une cascade complexe d’émissions d’électrons et de photons pour se stabiliser, menant ainsi à la fragmentation des molécules. Or, ces mécanismes restent mal compris. Jusqu’ici, la plupart des études sur l’interaction des rayons X avec la matière en phase gazeuse se sont concentrées sur les rayons X dits « mous », c'est-à-dire moins énergétiques. « Mais si on veut observer les processus en jeu dans des atomes plus lourds – comme l’iode et le brome utilisés en radiothérapie – il faut monter en énergie, dans la gamme des X durs », explique Oksana Travnikova, chercheuse au LCPMR et porteuse du projet.
Un outil unique pour décrypter ces réponses moléculaires
Les chercheurs Edwin Kukk de l'Université de Turku (Finlande) et Oksana Travnikova préparent l'installation de l'expérience MUSTACHE au synchrotron SOLEIL. © Marta Berholts / Université de Tartu, Estonie.
Dans le cadre de MUSTACHE, les chercheurs ont mis en place – sur un grand instrument de rayonnement X de type synchrotron – un dispositif expérimental innovant permettant de capturer une image complète des réponses moléculaires déclenchées par un rayonnement X dur. « Notre approche, unique au monde, combine la spectroscopie électronique à haute résolution qui analyse les électrons émis, et la spectrométrie de masse en coïncidence, qui capture les fragments éjectés après chaque événement afin de caractériser avec précision les différentes voies de fragmentation ainsi que la dynamique électronique associée », précise Oksana Travnikova. « Cela nous permet de mieux comprendre ce qui se passe après l’absorption d’un photon X dur par une molécule et de contribuer au développement des modèles théoriques qui simulent ces processus ». Jusqu’ici, ces études étaient limitées à des niveaux d’énergie plus bas.
Après l'installation de l'analyseur, Oksana Travnikova, pilote du projet, observe le premier spectre des électrons au laboratoire LCPMR. © Oksana Travnikova / Laboratoire de chimie physique - matière et rayonnement / CNRS.
Les prochaines étapes visent à étendre ces recherches à des systèmes plus complexes, y compris biologiques, afin de mieux cerner les effets des rayonnements X utilisés en médecine. Ce travail de physique fondamentale a donc des implications bien au-delà. En radiothérapie, par exemple, il pourrait aider à optimiser l’utilisation de réactifs chimiques à base d’iode et de brome pour cibler les cellules cancéreuses de manière plus efficace.
Finalement, de l’infiniment petit à l’infiniment lointain, la spectroscopie nous révèle ce que nos yeux ne verront jamais. Tant qu’il restera des mystères cachés dans la lumière et la matière, elle continuera d’affiner notre regard sur le monde.
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Ces recherches ont été financées en tout ou partie par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre des projets ANR MUSTACHE - AAPG2018 et SQLX - AAPG2020. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projets Science Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018-2019 et 2020 (SAPS-CSTI JCJC et PRC AAPG 18/19 et 20).
