Contrôler les interactions entre molécules pour créer des matériaux intelligents
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Grâce à l’étude des réactions et propriétés de molécules immobilisées sur des surfaces, des scientifiques grenoblois sont parvenus à maîtriser la liaison entre les molécules à l’interface solide/liquide, ouvrant la voie au développement de biocapteurs innovants.
Comprendre les interactions entre les molécules, les placer dans de nouvelles conditions et observer comment elles réagissent : voilà comment Galina Dubacheva voit son travail de chimiste. Chargée de recherche CNRS à l’équipe I2BM (Ingénierie et interactions biomoléculaires) au sein du Département de chimie moléculaire de Grenoble[1], elle utilise les techniques de la chimie de surface, sa spécialité, pour caractériser des interactions moléculaires dans le cadre de modèles contrôlés qui serviront ensuite à appréhender la réalité, plus dynamique et complexe.
Coordinatrice du projet SupraSwitch , soutenu par l’Agence nationale de la recherche de 2019 à 2025, la chercheuse s’est ainsi attachée à développer des nanomatériaux dont on peut modifier les propriétés grâce à des stimuli extérieurs, qu’il s’agisse d’une variation de la température ou de stimulations électrochimiques. Fondé sur une approche interdisciplinaire, « le projet mêle de la caractérisation physico-chimique, de la chimie supramoléculaire et de la nanochimie ». Il croise aussi deux domaines, pas toujours faciles à combiner, souligne la scientifique : « l’assemblage supramoléculaire et la plasmonique », cette dernière étudiant comment la lumière interagit avec les électrons à la surface des métaux à l’échelle nanométrique.
Modulation de la fluorescence
Les premières expériences, réalisées en collaboration avec le laboratoire de Photophysique et photochimie supramoléculaires et macromoléculaires (PPSM - CNRS / ENS Paris-Saclay), portent sur des nanostructures dont il s’agit de faire varier la fluorescence de manière réversible [3]. Pour cela, Galina Dubacheva synthétise des nanoparticules d’or et les recouvre d’un polymère thermosensible contenant un marqueur fluorescent. Les nanoparticules d’or atténuent en effet la lumière émise par le marqueur, et ce processus dépend de la conformation du polymère qui change en fonction de la température.
Galina Dubacheva étudie en particulier le rôle des caractéristiques de la surface dans ces processus. Elle observe d’une part l’effet de la densité du polymère : plus la couche de polymère autour des nanoparticules est fine, plus l’or est proche du marqueur, donc plus il diminue la fluorescence. D’autre part, la chercheuse mesure l’impact de la température. « Le polymère se contracte lorsqu’on le chauffe, ce qui réduit la distance entre les nanoparticules et le marqueur fluorescent, explique-t-elle. Résultat : la fluorescence devient plus faible. Puis, quand on fait redescendre la température, le polymère se dilate, ce qui éloigne les nanoparticules du marqueur et réactive la fluorescence ». Contrôler précisément l’épaisseur du polymère thermosensible permet de maximiser la modulation de la fluorescence.
Le projet SupraSwitch ouvre de nouvelles perspectives pour la conception de capteurs ou de systèmes de détection sensibles à la température, en particulier en biologie : « nos résultats pourraient être utilisés pour fabriquer, par exemple, des nanothermomètres, qui mesurent la température à l’intérieur des cellules », indique Galina Dubacheva. Une autre application possible concerne le transport ciblé de médicaments, au sein des capsules organiques artificielles que sont les liposomes fonctionnels : un sujet sur lequel la chimiste travaille désormais en tant que partenaire du projet ANR UtHeal porté par le Centre de recherches sur les macromolécules végétales (CERMAV – CNRS).
Les résultats obtenus présentent aussi un intérêt du côté de la physique : « les expériences pourraient nourrir la création de modèles expérimentaux permettant de mieux comprendre les effets d’échauffement autour des nanoparticules quand on crée des plasmons, c’est-à-dire un mouvement oscillant d’électrons à l’intérieur d’un métal », détaille la chercheuse.
Commutation de fluorescence à l'échelle nanométrique à l'aide de polymères thermosensibles (source : Thermoresponsive Fluorescence Switches Based on Au@pNIPAM Nanoparticles, D. Kamzabek, B. Le Dé, L. Coche-Guérente, F. Miomandre and G. V. Dubacheva*, Langmuir, 37, 10971–10978, 2021)
Maîtriser des interactions hôte-invité
Alors que les études sur la nature des molécules ou des surfaces sont nombreuses, peu d’entre elles concernent l’effet de la chimie de surface sur l’efficacité des interactions entre deux molécules dans une relation hôte-invité, la première molécule possédant une cavité dans laquelle se loge la seconde. Comme le souligne Galina Dubacheva, « en modifiant la structure et les propriétés de la surface, on peut optimiser la réponse des molécules à des stimuli électro-chimiques et ainsi obtenir un meilleur contrôle de la liaison entre elles ». Ce qui, in fine, améliore la performance d’un matériau.
Le projet SupraSwitch[2] a permis de tester différents types de molécules, en fonction notamment de leur degré de flexibilité et d’affinité avec l’eau. Les expériences se déroulent en deux étapes : « on crée d’abord la couche de molécules invitées sur les surfaces, que nous exposons ensuite aux molécules hôtes présentes en solution », décrit la chercheuse. Des manipulations délicates, réalisées à l’échelle nanométrique. Mais les résultats [4] sont satisfaisants : ils montrent comment certaines modifications chimiques influencent les propriétés du complexe hôte-invité.
Par exemple, si la chaîne moléculaire attachant la molécule invitée à la surface est trop rigide, elle peut avoir du mal à s’adapter à la position de la cavité de l’hôte. L’interaction pour créer la liaison demande alors un surcroît d’énergie et il arrive que la molécule hôte ne trouve pas sa conformation, c’est-à-dire qu’elle n’atteint pas une disposition spatiale de ses atomes stable ou optimale. À l’inverse, une trop grande flexibilité peut empêcher l’interaction de se produire car une molécule flexible peut adopter de nombreuses conformations, ce qui réduit sa capacité à s’ancrer précisément dans un site spécifique. Comme le dit Galina Dubacheva, « la molécule invitée peut se cacher dans la couche organique qui l'entoure sur la surface » au lieu de s’attacher à la molécule hôte présente en solution.
En outre, une attention particulière doit être accordée aux molécules utilisées pour la fonctionnalisation de la surface. Des molécules hydrophobes vont s’agréger les unes avec les autres pour minimiser la surface en contact avec l’eau. Il en résulte des interactions non spécifiques, alors que des molécules hydrophiles vont permettre, elles, d’obtenir les interactions voulues. Or, maîtriser ces paramètres est essentiel pour fabriquer des capteurs chimiques servant à détecter des pesticides ou des médicaments par exemple.
Avec ces résultats, le projet SupraSwitch a posé les bases pour de nouveaux développements : « l’un des enjeux, désormais, est d’étudier des interactions multivalentes, quand plusieurs molécules invitées en surface interagissent avec plusieurs molécules hôtes sur une macromolécule ou un nano-objet », indique Galina Dubacheva, sollicitée pour collaborer à un autre projet ANR baptisé SofA (Adhésion souple : interactions multivalentes avec une interface déformable) et porté par le Laboratoire interdisciplinaire de physique (LIPhy - CNRS/UGA). L’objectif : exposer des molécules multivalentes à des interfaces molles complexes et étudier leur suprasélectivité, c’est-à-dire leur capacité à interagir de manière préférentielle avec une surface parmi plusieurs possibles, en fonction de la densité plus ou moins grande de ligands, ces éléments auxquels elles peuvent se fixer. Mieux comprises, ces propriétés pourraient permettre de développer des interfaces ou nano-objets intelligents, utiles pour la biomédecine comme dans le domaine des matériaux.
Comprendre le rôle de la chimie des surfaces dans la liaison hôte/invité (source : Influence of surface chemistry on host/guest interactions: model study on redox-sensitive β-cyclodextrin/ferrocene complexes [4], B. Chabaud, H. Bonnet, R. Lartia, A. Van Der Heyden, R. Auzély-Velty, D. Boturyn, L. Coche-Guérente, G. V. Dubacheva*, Langmuir, 40, 4646–4660, 2024)
[1] L'équipe I2BM fait partie du Département de chimie moléculaire (CNRS / UGA)
[2] SupraSwitch [5] : Commutateurs hybrides supramoléculaires/plasmoniques comme capteurs et marqueurs luminescents
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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR - SupraSwitch - AAPG18-19. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 18-19).