L’hybridation comme source d’adaptation ? À la pêche aux lézards
A la une

Les croisements entre espèces, que l’on sait désormais fréquents, sont-ils un moteur important de l’évolution ? C’est la question à laquelle, avec des méthodes originales, cherchent à répondre les chercheurs d’INTROSPEC.
C’est dans les queues d’élégants et discrets lézards des murailles ibériques que les chercheurs du projet INTROSPEC, ont entrepris de chercher la clé d’un processus encore mal quantifié de l’évolution : l’introgression adaptative.
Que recouvre ce terme quelque peu sibyllin ? « Les nouveaux outils et les progrès de la génétique nous ont ces dernières années appris beaucoup de choses sur la notion d’espèce », explique Pierre-André Crochet, biologiste de l’évolution au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier1, le coordinateur du projet INTROSPEC2. « Non seulement l’on réalise que beaucoup des espèces que nous reconnaissions sont en fait des groupes d’espèces très semblables, mais surtout l’on s’aperçoit que les barrières entre espèces sont bien moins étanches que nous ne le croyions. »
Lorsque deux populations se séparent, par exemple géographiquement, elles peuvent devenir des espèces séparées à mesure qu’apparaissent et s’accumulent des mutations qui pénalisent l’hybridation. Autrement dit, qui réduisent la survie ou la fertilité des rejetons dont les parents sont issus de chacun des deux groupes. « Mais ces hybridations peuvent tout de même avoir lieu pendant longtemps, et l’on peut avoir dans la nature de nombreuses espèces proches qui se croisent périodiquement, l’ensemble formant une sorte de continuum » indique le chercheur.
Les hybrides qui naissent de ces unions, en général, sont pénalisés par la sélection naturelle. Mais il peut arriver qu’un gène issu d’un de ces croisements apporte un avantage à son porteur et soit sélectionné, lui permettant de mieux s’adapter, par exemple à des conditions environnementales nouvelles, amenées par exemple par un changement climatique. On parle alors « d’introgression adaptative », et ce processus peut en théorie devenir un moteur de l’évolution, au même titre que les mutations ou la variabilité naturelle d’une espèce.
C’est ici qu’interviennent les lézards ibériques, le modèle animal choisi par Pierre-André Crochet pour tenter d’évaluer l’importance du phénomène. Ces lézards comptent une dizaine d’espèces réparties dans différentes régions, chacune liée à un environnement particulier. « Deux nous intéressent particulièrement », explique le scientifique, « Podarcis bocagei, associée à un climat côtier frais et humide, et à une végétation verte, et puis P. lusitanicus, que nous avons décrite il y a quelques années, qui se plaît dans des milieux nettement plus chauds et secs. »
Lézard ibérique Podarcis bocagei lors du processus d’échantillonnage après capture © Pierre-André Crochet
Lézard ibérique Podarcis lusitanicus © Philippe Geniez
Les deux espèces vivent parfois ensemble (on dit alors qu’elles sont sympatriques) et l’objectif est de savoir si, dans leurs zones de chevauchement, P. bocagei est capable « d’emprunter » des gènes à P. lusitanicus pour s’adapter à un climat qui lui est moins favorable. Cela ouvrirait des perspectives passionnantes pour comprendre comment les espèces vont s’adapter aux changements à venir.
Pour répondre à la question, les chercheurs ont entrepris de capturer plusieurs centaines de ces lézards, à l’aide d’une technique aussi surprenante qu’efficace : « On fixe un nœud coulant au bout d’une longue canne à pêche légère, et on capture l’animal au lasso, en quelque sorte ! » explique Pierre-André Crochet. Le lézard est alors photographié sous toutes les coutures, associé à un point GPS, et enfin, pour permettre les analyses génétiques, délesté de l’extrémité de sa queue. A la suite de quoi il retrouve sa liberté puis, assez rapidement, sa queue, qui repousse spontanément.
Capture de lézards à l’aide d’une longue canne à pêche légère lors de sorties sur le terrain © Pierre-André Crochet
Pour mesurer la quantité de matériel génétique emprunté à P. lusitanicus par P. bocagei, et donc quantifier l’introgression adaptative, les chercheurs d’INTROSPEC ont mis au point une méthodologie nouvelle basée sur « l’inférence par simulation ». Classiquement, ce type d’étude génétique se fait en identifiant une série de variant génétique dans le génome et en observant leur fréquence. Quand la fréquence des variants génétiques empruntées à une autre espèce devient anormalement élevée (au regard des taux moyens observés dans le génome), l’on considère que c’est un indice que l’introgression a été favorisé par la sélection. Mais la fiabilité du résultat reste difficile à établir avec les méthodes existantes.
Dans la méthode mise au point par Pierre-André Crochet et ses collègues, plusieurs scénarios contrastés d’évolution génétique sont simulés in silico3, prenant en compte les gènes et l’écologie des animaux, ainsi que les processus d’évolution connus : mutations, recombinaisons etc. L’un de ces scénarios modélisés est une évolution sans introgression, un autre avec une introgression neutre, et enfin un troisième avec introgression adaptative. Il s’agit ensuite de comparer les séquences obtenues dans la nature aux résultats de la modélisation.
Malheureusement, cette méthode, mise au point dans le cadre d’INTROSPEC, n’a pas encore pu être testée ! D’une part parce que les deux principales vagues de COVID se sont superposées avec une précision confondante aux deux phases de prélèvements de terrain prévues, l’une au printemps 2021, et la suivante au printemps 2022. Et d’autre part car le très important travail de séquençage a dû faire l’objet d’un appel d’offre qui s’est avéré administrativement particulièrement complexe. Le projet a donc pris deux ans de retard, pour la plus grande frustration des participants…
Mais tout cela a pu être surmonté, et le travail de terrain s’est achevé en juin 2023. Et quel travail ! « Souvent les lézards se laissent capturer facilement… explique le chercheur, mais parfois ils sont rares, peu actifs, et l’on peut faire une semaine de terrain en étant quasiment bredouille ! Finalement nous avons ramené 760 échantillons, dont 600 dans les espèces cibles, et le reste dans d’autres espèces - car il est important de connaître les autres sources d’introgression possibles. »
Il reste désormais à exploiter les données, qui sont arrivées il y a peu, après avoir vérifié leur qualité et leur cohérence, qui semblent pour l’instant satisfaisantes. « Nous allons enfin pouvoir analyser les génomes avec la nouvelle méthode que nous avons mise au point », se réjouit Pierre-André Crochet, qui avertit néanmoins que cela prendra au bas mot plusieurs mois, vu l’extraordinaire volume et la richesse des données. « Je pense qu’il y a là suffisamment de matériel pour faire plusieurs thèses, plaisante-t-il, voire finir ma carrière ! ». Autant dire que l’introgression adaptative n’a pas encore livré tous ses mystères.
-----------------------------------------------------------------------------------------------
Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre de l'ANR INTROSPEC - AAPG2019. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Science Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI JCJC et PRC AAPG 18/19).
- 1. CEFE – Unité CNRS / Université de Montpellier / EPHE-PSL / IRD.
- 2. Projet ANR IntroSpec : « Impact génomique et causes évolutives de l'introgression aux stades avancés de la spéciation » : https://anr.fr/Projet-ANR-19-CE02-0011 [3] Ce projet réunit également des scientifiques du Centre de biologie pour la gestion des populations, de l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier et de l’Université de Porto / CIBIO – InBIO.
- 3. C’est-à-dire à l’aide d’ordinateurs.