Une thèse dans les replis du tube digestif
A la une

À l'interface de la biomécanique et de la physiologie digestive, une doctorante UGA[1] de Grenoble a montré que les mouvements de l'intestin et l’organisation physique du tube digestif jouent un rôle clef dans le transport des microparticules, avec de nombreux enjeux pour la santé humaine.
Avant d’entamer sa thèse sur la « mécano-sensibilité de l'intestin aux échelles macro- et microscopiques », Dácil Idaira Yánez Martín n’avait jamais vu un animal de laboratoire. Mais l’étudiante, titulaire d’une licence de physique en Espagne puis d’un master de nanotechnologies à Grenoble, avait envie d’utiliser ses connaissances de physique pour faire de la recherche expérimentale en biologie. C’est ainsi qu’elle rejoint le Laboratoire de rhéologie et procédés, dans le cadre du projet TransportGut, soutenu par l’Agence nationale de la recherche de 2022 à 2026 et coordonné par Clément de Loubens. Chargé de recherche CNRS, ce spécialiste de mécanique des fluides s’intéresse aux écoulements de fluides complexes dans un contexte biologique. La rhéologie étudie en effet la manière dont les matériaux s’écoulent et se déforment sous l’action de forces. À leurs côtés, Stéphane Tanguy, maître de conférences à l’UGA et membre du laboratoire TIMC (Recherche translationnelle et innovation en médecine et complexité) a, pour sa part, une expertise en physiologie. Enfin, le laboratoire Jean Perrin, également partenaire du projet, couvre les thématiques davantage liées à la modélisation biophysique[2].
Autant dire que l’interdisciplinarité est au cœur du projet TransportGut, dont l’objectif est de mieux comprendre comment les microparticules se déplacent et se mélangent dans le système digestif humain. Dans la mesure où il peut s’agir de nutriments, mais aussi de médicaments ou de bactéries, les applications pourraient concerner à la fois la microbiologie, la biochimie et la pharmacologie.
Un dispositif sur-mesure pour une vision multi-échelle
À l’interface entre ces différents domaines scientifiques, Dácil Idaira Yánez Martín est chargée de créer et de mener des expériences sur des rats afin de simuler la mécanique de l’intestin. Pour cela, elle développe un dispositif de mesure unique, en lien avec des ingénieurs, physiciens et physiologistes : l’instrument doit en effet permettre de réaliser des expériences ex vivo et de filmer la mécanique de l’intestin, à différentes échelles.
Dispositif expérimental développé par le LRP et TIMC pour caractériser la motilité intestinale à différentes échelles. © LRP / TIMC / Dácil Idaira Yánez Martín
Le projet TransportGut vise ainsi à étudier l’organisation spatio-temporelle de l’onde de contraction de l’intestin au niveau de l’organe entier, long de quelques centimètres, mais aussi de ses villosités, ces minuscules replis de quelques dixièmes de millimètre qui augmentent la surface d’échange et améliorent la captation des nutriments d’un point de vue digestif. À travers cette vision multi-échelle originale, les scientifiques cherchent à savoir si les villosités peuvent modifier localement les mélanges et ainsi jouer un rôle actif dans les mécanismes d’absorption.
Grâce à une première série d’expériences, Dácil Idaira Yánez Martín observe l’organisation des contractions de l’intestin dans l’espace et dans le temps : elle commence par isoler la partie initiale du petit intestin (le duodénum) avant de le positionner dans son dispositif de mesure.
Section de l'intestin de rat (duodénum) dans le dispositif expérimental. © LRP / TIMC / Dácil Idaira Yánez Martín
Celui-ci va dans un premier temps permettre de réaliser un pré-étirement de cette portion d’intestin simulant l’arrivée de nourriture. « L’intestin est un organe automatique dont la mécanique de contraction et de relaxation va être modulée par ce pré-étirement », décrit la chercheuse, qui analyse alors la relation entre la valeur du pré-étirement et la modulation de l’activité de l’intestin.
Si ce type de manipulations est relativement courant, l’analyse d’images, elle, ne l’est pas : en général, les recherches se concentrent sur la force de contraction globale de l’intestin, et sur l’enregistrement électrique des potentiels d’action générés. En utilisant des outils développés en biomécanique, l’équipe de TransportGut met en évidence un phénomène de synchronisation inédit : « nos résultats montrent que les contractions globales exercées par l’intestin, dépendent du degré de coordination de multiples petites zones, chacune contribuant par une force additionnelle », explique Dácil Idaira Yánez Martín.
Activité de l’intestin de rat (duodénum). © LRP / TIMC / Dácil Idaira Yánez Martín
Mais ces mouvements ont-ils un impact sur les villosités à l’intérieur de l’organe ? Pour le savoir, la doctorante modifie le dispositif développé pour pouvoir filmer simultanément l’intérieur et l’extérieur de l’intestin. Pour cela, Dácil Idaira Yánez Martín ouvre l’intestin sur toute sa longueur, de manière à pouvoir en observer les deux côtés, et déterminer si le degré d’étirement de l’organe a ou non un impact sur le mouvement des villosités.
Villosités de l'intestin du rat. © LRP / TIMC / Dácil Idaira Yánez Martín
Cette étape engagée, il apparaît que la muqueuse de l’intestin sécrète un mucus, dont les propriétés physiques et le rôle dans le transport de microparticules sont très mal décrits. De nouvelles expérimentations, reposant sur l’adaptation du dispositif existant et la maîtrise d’outils avancés en rhéologie, sont nécessaires pour comprendre comment les contraintes mécaniques exercées sur l’intestin influencent les propriétés rhéo-physiques du mucus.
Dácil Idaira Yánez Martín injecte dans l’intestin un liquide contenant des nanoparticules fluorescentes et elle observe leur répartition. Résultat : les particules forment des agrégats plus ou moins gros selon la pression exercée, en raison de variations du mucus lui-même qui se gélifie, s’organise en réseaux ou reste liquide.
Nano-particules fluorescentes (vert) piégées dans le réseau de mucus intestinal. © LRP / TIMC / Dácil Idaira Yánez Martín
En montrant que le mucus peut modifier le mouvement et le déplacement des microparticules dans l’intestin, l’équipe de TransportGut apporte un résultat prometteur pour le transport ciblé de bactéries ou de médicaments car « selon l’état digestif, les microparticules peuvent être bien dispersées ou, au contraire, piégées dans le réseau de mucus », indique Dácil Idaira Yánez Martín.
Parallèlement, les scientifiques se lancent dans une modélisation aux niveaux à la fois macroscopique et microscopique : il s’agit de simuler l’écoulement et la trajectoire de particules dans le tube digestif aussi bien à l’échelle de l’organe qu’à l’échelle des villosités, grâce à des outils de modélisation numérique avancée pour les fluides. L’ensemble des résultats obtenus par Dácil Idaira Yánez Martín permet d’« alimenter » ce modèle avec des données expérimentales réelles issues des expériences réalisées en laboratoire.
Simulation numérique réalisée à partir des données expérimentales obtenues sur l’activité de l’intestin à l’échelle des villosités. La simulation présente les lignes d’écoulement et le gradient de couleur représente la vitesse de l’écoulement. © LRP / TIMC / Rohan Vernekar
De nombreux enjeux pour la santé
En mars 2025, Dácil Idaira Yánez Martín a participé à un séminaire international[3], qui a réuni pour la première fois des chercheurs autour des enjeux du transport et de la motilité intestinale. Elle y a présenté un état de l’art des techniques permettant de caractériser la motilité intestinale à différentes échelles, qui constituent autant d’outils clefs pour atteindre l’objectif de long terme partagé par cette communauté scientifique émergente : comprendre l’inter-régulation entre les phénomènes de transports dans l’intestin, la biochimie de la digestion et le microbiote intestinal.
Dispositif expérimental développé par le LRP et TIMC pour caractériser la motilité intestinale à différentes échelles. © LRP / TIMC / Dácil Idaira Yánez Martín
Ces recherches permettraient de remodeler le microbiote intestinal afin de traiter diverses pathologies, de concevoir des formes pharmaceutiques visant des sites spécifiques de la muqueuse intestinale ou encore d’adapter la texture et la structure des aliments afin d’optimiser leur digestion et l’absorption des nutriments. Autant de perspectives enthousiasmantes qui confortent Dácil Idaira Yánez Martín dans sa volonté de poursuivre son travail de recherche en biophysique, tout en restant à la croisée d’autres disciplines.
[1] Université Grenoble Alpes
[2] Liste des partenaires du projet Modélisation multi-échelle du transport dans le système digestif – TransportGut (ANR-21-CE45-0015) :
- Laboratoire de rhéologie et procédés (LRP - CNRS / UGA – Grenoble INP-UGA)
- Laboratoire Recherche translationnelle et innovation en médecine et complexité (TIMC - CNRS / UGA/ Vetagro Sup / Grenoble INP – UGA)
- Laboratoire Jean Perrin (LJP - CNRS / Sorbonne Université)
[3] "Inter-regulation of gut transport and motility: the way forward”, 24-27 Mars 2025, Leiden, Pays-Bas
_ _ _
Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR - TransportGut - AAPG21. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2021 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 21).