Il y a 6 000 ans, des bergers participent à la diffusion du métal dans le Caucase chalcolithique
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Quatre millénaires avant notre ère, les premières civilisations urbaines émergent en Mésopotamie. Dans cette région située entre mer Noire et Caspienne, des communautés pastorales et mobiles de bergers ont laissé derrière elles des traces laissant supposer qu'ils maitrisaient d’importantes innovations techniques. Des archéologues ont mis au jour les preuves d'une transformation économique qui prend forme au Chalcolithique (5000 – 3500 ans avant notre ère), et mêle exploitation du sel, métallurgie du cuivre et production textile.
Zirinçlik (Azerbaïdjan): Camp mobile chalcolithique (ca. 4200-3500 av. n.è) © MBA Catherine Marro
De récents travaux dévoilent une histoire inattendue de l'innovation à l'ère protohistorique, étroitement liée aux pratiques pastorales. Et si les bergers du Sud Caucase avaient eu un rôle moteur dans la diffusion des premiers métaux, notamment du cuivre, dans les sociétés protohistoriques ? Pour répondre à cette question, Catherine Marro, directrice de recherches CNRS au laboratoire [3]Environnements et sociétés de l'orient ancien [3](ARCHÉORIENT1), se consacre depuis plusieurs années à l'étude des sociétés caucasiennes et leur économie. Il s’agit pour elle et ses collègues de comprendre notamment le lien entre les pratiques d’élevage et les premières exploitations minières « et de déchiffrer ce que cela reflète des sociétés de la région du bassin de l’Araxe [4] ».
L'originalité de son approche tient à sa méthode : plutôt que de se concentrer sur les grands sites archéologiques urbains, l'équipe a choisi de fouiller une série de campements de pasteurs nomades en Azerbaïdjan. « L'intérêt de se concentrer sur une série de camps mobiles, c'est qu'ils se fouillent assez vite », note la chercheuse. « Plus vous avez d'exemples d'une forme de société ou de pratiques à comparer, mieux vous les interprétez. » Une stratégie qui s'est révélée payante grâce aux facilités administratives offertes par l'Azerbaïdjan, où l'obtention d'autorisations de fouilles reste simple comparativement à d'autres pays de la région.
La première avancée de cette recherche concerne la chronologie des transhumances verticales – ces déplacements saisonniers entre plaines et hauts pâturages qui structurent encore aujourd'hui l'économie pastorale de la région. Grâce à l'analyse isotopique des valeurs de Strontium mesurées sur les dents d'animaux domestiques (caprinés et bovinés) provenant de villages et de camps mobiles protohistoriques du Nakhchivan (petite région autonome dépendant de l'Azerbaïdjan), Rémi Berthon et Adeline Vautrin, archéozoologues au Museum National d'Histoire Naturelle de Paris, ont pu déterminer que « la mise en place du système de transhumance dans les économies locales plus progressive et tardive que ce qui était jusqu’alors supposé », indique Catherine Marro. La transhumance verticale était en effet supposée apparaitre de façon concomitante à la pratique de l'élevage dans la région, c'est-à-dire au néolithique. Mais les résultats montrent que ce système d'exploitation s'est développé « 1 000, voire 1 500 ans plus tard » !
Carte régionale ©MBA, Olivier Barge, Catherine Marro
Une découverte importante qu'il faut mette en relation avec plusieurs évolutions économiques dans la région : « Nous avons constaté que la mise en place de ces transhumances va de pair, notamment, avec le développement de la métallurgie extractive », illustre l’archéologue. Cet essor, postérieur au Néolithique, semble déboucher au 4e millénaire av. n.è. sur la mise en place d'un système d'exploitation du sel gemme, probablement corrélé à l'émergence des premiers tissus en laine.
Le sel, marqueur d’une économie pastorale
« Le sel est un nutriment essentiel dans les pratiques d'élevage depuis des millénaires, surtout dans le cadre de transhumances, explique Catherine Marro. Les bergers extrayaient probablement des blocs de sel pour les donner à lécher à leurs animaux dans les alpages. » Les archéologues ont donc souhaité remonter la piste du sel gemme jusqu’au site exceptionnel de Duzda [5]ğı [5] [5]: un dôme de sel de six hectares situé au Nakhchivan. Mais l’archéologie du sel se révèle un exercice périlleux, car ce minerai se dissout à l'usage. « On peut difficilement en retracer l'usage dès lors qu’’il sort de la mine » souligne l’archéologue.
L’équipe a donc dû développer des méthodes indirectes, s'appuyant notamment sur l'analyse d’artefacts protohistoriques retrouvés sur le site, spécifiques de l’exploitation minière. Là encore, « nous supposions que l'extraction du sel devait remonter au moment où les pratiques d'élevage se sont développées, c'est-à-dire au néolithique » se souvient Catherine Marro. Mais les résultats ont surpris les chercheurs. « C’est au Bronze Ancien , qu’on repère une véritable exploitation systématique des dépôts de sel, à distinguer de la simple collecte opportuniste ». Les archéologues concluent à « une très forte fréquentation du lieu » à cette période, perceptible à travers les centaines de tessons de céramique et de marteaux pointus en dolérite retrouvés sur place.
La révolution textile de la laine
L’exploitation systématique des dépôts de sel n’était donc pas le fait des populations du néolithique. Elle a commencé au quatrième millénaire avant notre ère, « au moment où se développe véritablement une production de la laine », second pilier de cette nouvelle économie. Les recherches de Catherine Marro croisent ici celles d’Emmanuelle Vila [6], archéozoologue dans le même laboratoire, qui a étudié la période à laquelle les populations du Caucase et d'Iran ont « littéralement fabriqué une race de moutons » : les moutons lainiers. Une innovation qui répond à un fort besoin : « Les tissus en laine sont visiblement devenus très à la mode en pays syro-mésopotamien dans la seconde moitié du 4e millénaire. »
L'analyse des ossements animaux confirme cette spécialisation précoce dans la région : « Depuis le début du Néolithique, 85 % des restes de faune collectés sur les sites d'habitat correspondent à des os de caprinés », note Catherine Marro, soulignant l'originalité de cette concentration comparativement aux régions voisines d'Anatolie orientale et de Mésopotamie où les profils d'élevage restent plus équilibrés.
Une métallurgie locale sophistiquée
Le dernier volet de cette évolution économique concerne la métallurgie du cuivre. Ici aussi, les découvertes de l'équipe de Catherine Marro bousculent les idées reçues. Sur le site chalcolithique d'Ovçular Tepesi, les archéologues ont eu « beaucoup de chance » en retrouvant l'intégralité de la chaîne opératoire du minerai de cuivre. « Nous avons identifié des éléments attestant de la pratique de la métallurgie . À la fois un morceau de creuset et puis des tuyères, des fourneaux dans lesquels le minerai était réduit ou fondu et puis des objets en cuivre », précise la chercheuse.
Fragment de double-moule de hache provenant de Zirinçlik (Azerbaïdjan) ©MBA Catherine Marro
Grâce aux analyses géochimiques et isotopiques (plomb) des restes de minerais et d'objets en cuivre retrouvés sur le site, l'équipe a pu démontrer de manière « absolument incontestable que la métallurgie extractive du cuivre au chalcolithique était le fait de populations locales ».
Une expertise métallurgique attestée également sur les camps mobiles : « Sur trois sites de pasteurs mobiles, nous avons trouvé des restes qui ont un rapport avec le métal ou la métallurgie », détaille Catherine Marro. « Je ne parle pas seulement d’artefacts en métal, mais aussi d’outils qui permettent de fabriquer ces objets, comme des moules en terre cuite. » Une découverte qui confirme définitivement l'hypothèse de départ : « le lien entre pastoralisme, transhumance verticale et métallurgie semble se concrétiser. »
Cette recherche au long cours révèle que l'innovation technologique n'émerge pas toujours là où on l'attend. Loin des cités mésopotamiennes traditionnellement considérées comme les berceaux de la civilisation, ces communautés mobiles du Caucase ont développé des savoir-faire complexes et participé activement aux transformations économiques de leur époque. « À chaque fois, des bergers étaient impliqués », tient à rappeler Catherine Marro. Un fait qui nous invite à repenser notre vision du progrès technique et à reconnaître le rôle des groupes humains « périphériques » dans l'histoire des innovations.
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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR-2MI [7] -AAPG18/19. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 18/19 (SAPS-CSTI-JCJC et PRC AAPG 18/19).
- 1. Unité CNRS, Université Lumière Lyon 2