« L’humanité a toujours vécu avec les virus »
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« L’humanité a toujours vécu avec les virus »
La crise sanitaire actuelle liée à la pandémie de Covid-19 sera pour longtemps gravée dans notre mémoire collective. Quelle est la dernière pandémie à avoir ainsi marqué l’histoire ?
Anne Rasmussen1 : Sans aucun doute la grippe dite « espagnole ». À une première vague, apparue au printemps 1918, succéda une seconde, beaucoup plus meurtrière, à l’automne suivant. La situation de guerre mondiale, avec ses déplacements incessants de troupes, de prisonniers, de réfugiés, facilita dans les pays belligérants la propagation d’un virus respiratoire déjà très contagieux. Les épidémiologistes soupçonnaient que, comme aujourd’hui avec le coronavirus, des « porteurs sains » – une notion alors toute nouvelle – contribuaient à disséminer le virus. Dans certains villages en effet, la grippe faisait mystérieusement son apparition, sans que l’on puisse établir une connexion entre la survenue d’un nouveau cas et l’arrivée d’un malade. Bref, le cocktail était explosif.
Les premiers bilans qui furent consacrés par les bactériologistes à l’épisode grippal, dans les années 1920, estimaient qu’il avait fait plus de 20 millions de morts. Mais c’était en sous-estimant le tribut en victimes payé notamment par l’Asie que l’on avait du mal à évaluer faute de données d’état civil. On pense aujourd’hui, grâce au travail des historiens, que le bilan s’établit plutôt autour de 50 millions de morts, estimation basse. Cette épidémie était inédite, non seulement pour son terrible bilan, mais aussi parce qu’elle avait balayé toutes les régions du monde sans exception. C’était la première pandémie à une échelle aussi globale.
Aujourd’hui, la mondialisation est pointée du doigt. Était-ce déjà le cas à l’époque de la grippe espagnole ou d’autres épidémies ?
A. R. : Oui, dans une certaine mesure. En fait, cela commence dès l’épidémie de grippe précédant la grippe espagnole, celle de 1889-1890. En pleine révolution industrielle, alors que le trafic entre les peuples s’accroît considérablement, on dit que « la grippe prend le train ». Les épidémiologistes la voient se propager en Europe depuis la Russie. On fait déjà le constat que le monde est beaucoup plus interdépendant qu’avant, que ce qui survient en Ouzbékistan, par exemple, peut avoir un impact sur un village en France. Avant 1889, l’Europe avait déjà été confrontée à des maladies qui sortent de leur bassin habituel. Après la peste médiévale, c’était le cas de la fièvre jaune en 1822, du choléra, en 1832, mais il y a eu un tournant avec la révolution des transports : les populations se déplaçant plus vite, l’épidémie circule bien plus largement.
Quelles ont été les différentes stratégies déployées pour tenter de contenir ces épidémies ? Le confinement était-il de mise ?
A. R. : Pour la grippe espagnole, les mesures de quarantaine (plus que le confinement stricto sensu), adoptées en Australie ou, localement, dans des villes américaines, ont été peu pratiquées en Europe. On avait la conviction, en France du moins, que, vu qu’il s’agissait d’un agent pathogène respiratoire, il ne servait à rien de le contenir car il était « déjà là ». Et puis, en Europe, en 1918, on est encore en guerre ! Il y a la grande offensive allemande au printemps et des contre-offensives à partir de l’été. Il n’est pas question d’arrêter les opérations militaires et le déplacement des troupes prime. D’ailleurs, durant le conflit, les informations militaires sur la grippe étaient censurées, aussi bien en France qu’en Allemagne. On ne voulait pas risquer de démoraliser, et donc de démobiliser les soldats, ni de renseigner l’ennemi.
Les premières informations à avoir été rendues publiques étaient parvenues d’Espagne, neutre à l’époque. On a donc brièvement cru que ce pays était à l’origine du foyer épidémique et c’est ainsi que cette grippe a été dite « espagnole ». Dans d’autres contextes, il y a eu des tentatives de quarantaines pour freiner la diffusion de la contagion. Au temps des épidémies de peste, dans l’Europe du XVIIe siècle, par exemple, on évitait de fréquenter les malades et on déployait des « mesures barrières » : on connaît les célèbres représentations des « médecins de peste » et de leur costume supposé imperméable au contage (agent matériel qui transmet une infection, Ndlr). De même, à l’époque du choléra de 1832, on déployait des cordons sanitaires (tenus par des militaires autorisés à tirer sur les contrevenants) pour empêcher la progression de la maladie sur le territoire, et les gens se calfeutraient d’eux-mêmes chez eux.
Les malades étaient-ils systématiquement mis en quarantaine au Moyen Âge ou durant les épidémies qui ont suivi ?
A. R. : Depuis l’institution des premières quarantaines maritimes dans le sillage de la peste noire au Moyen Âge, il s’agissait d’abord d’éviter l’arrivée des bateaux, et de leur cargaison suspecte, dans les ports. On parquait les passagers et les marchandises dans des lazarets, établissements mi-sanitaires mi-carcéraux, durant au maximum quarante jours (durée d’incubation supposée de la peste). Le non-respect des consignes de quarantaine, dans le port de Marseille, est à l’origine de la dernière grande peste en France, survenue en 1720. Si ces consignes étaient parfois mal respectées, c’est que, déjà à l’époque, ces précautions sanitaires pouvaient entrer directement en conflit avec des intérêts économiques. Et n’oublions pas que l’économie, c’était aussi l’approvisionnement de la population.
Si on confine ceux par qui l’alimentation arrive, les gens sont susceptibles de mourir de faim ! Au XIXe siècle, le principe de la quarantaine était d’ailleurs critiqué par certains, même en temps de choléra, comme contraire aux libertés individuelles. Au siècle du développement économique, du libre-échange, des mouvements de révolte dénoncent même ces pratiques jugées moyenâgeuses, dont les conséquences pourraient s’avérer pires que le mal.
Il y avait donc des arguments économiques anticonfinement à ces époques. Des arguments scientifiques aussi ?
A. R. : Au XIXe siècle, le monde médical était divisé entre les « contagionistes », qui estimaient (à raison !) que les agents pathogènes se transmettaient directement via les humains, et les « infectionnistes » pour qui la transmission des maladies se faisait par la médiation de l’environnement, par le milieu malsain où les miasmes prospéraient. D’après eux, la quarantaine s’avérait inefficace, voire néfaste, il convenait plutôt d’agir sur le milieu pour le rendre salubre, par exemple par la désinfection.
Le XIXe siècle est aussi l’époque des premières grandes avancées scientifiques en matière de maladies infectieuses...
A. R. : Absolument. Dès la grippe de 1889, on tente de comprendre ce qu’il se passe, quelle est l’étiologieFermerDiscipline médicale qui a pour objet l’étude des causes des maladies. de cette épidémie grippale qui fait tant de victimes. On fait des prélèvements sur les malades avec l’objectif d’isoler le germe responsable. On sait en effet depuis peu qu’à une maladie infectieuse correspond un germe spécifique. Deux grandes écoles bactériologiques sont en compétition pour pister ces microbes : l’école allemande de Robert KochFermerMédecin allemand qui a découvert l’agent de la tuberculose appelé bacille de Koch. et la française, menée par Louis Pasteur.
On assiste à cette époque à un tournant : pour toute une série de maladies infectieuses ravageuses, le choléra, la dysenterie, la peste, on parvient à identifier le germe associé que l’on isole avant de le mettre en culture pour fabriquer les premiers vaccins. On peut aussi, sur cette base, justifier scientifiquement des mesures prophylactiques : on désinfecte, on aseptise… C’est un immense soulagement pour les populations, en proie à des maladies séculaires. La mortalité due à certaines maladies infectieuses régresse, en particulier la mortalité infantile. L’éloignement de ces fléaux a parfois fait oublier à nos sociétés contemporaines combien prophylaxie et vaccin sont alors apparus comme d’immenses progrès pour lutter contre le malheur épidémique.
Quelles épidémies, au fil des siècles, ont engendré le plus de bouleversements dans les sociétés qui en ont été victimes ?
A. R. : Évidemment, les grandes épidémies comme la grippe espagnole laissent des traces traumatisantes, endeuillent les sociétés, mais en général, la page se tourne assez vite. Les maladies qui ont marqué le plus profondément de leur empreinte les sociétés sont plutôt les maladies endémiques qui marquent les existences individuelles et collectives, comme la tuberculose ou la syphilis. C’étaient là de véritables fléaux sociaux, qui touchaient des populations jeunes et donc avaient un impact sur la force de travail, la natalité d’un pays (il existait une grande obsession de la dépopulation dans la France de la fin du XIXe siècle). Ainsi, certains pensaient à l’époque que la syphilis était transmissible à la génération suivante et pouvait donc conduire à une dégénérescence de toute la population... Ce sont ces maladies qui, au quotidien, préoccupaient le plus les gens. Elles vont donc faire naître une vaste mobilisation, véritables plans Marshall sanitaires.
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, des campagnes d’éducation sanitaire et de collectes de fonds sont organisées pour lutter contre la tuberculose. Gouvernements et fondations (comme la Fondation Rockefeller) investissent massivement dans cette cause. Après la Seconde Guerre mondiale, ce sont des plans d’éradication à l’échelle internationale, par exemple contre la variole, cette maladie qui défigurait ses victimes. Pour l’éliminer, l’Organisation mondiale de la santé met en place un plan de quadrillage pour identifier chaque cas de variole jusqu’au dernier et jusqu’à la disparition de la maladie. Et ça marche ! Aujourd’hui, la variole n’existe que dans des collections de virus, bien gardées dans des laboratoires. À la fin des années 1970, forts de ces succès, on a réellement cru que les maladies infectieuses étaient derrière nous, que l’humanité n’aurait plus à les affronter.
Et puis, au tout début des années 1980, l’apparition du VIH nous a fait déchanter. Après avoir été signalée par les Center for Diseases Control américains à l’été 1981, à partir d’une description clinique, puis confirmée par une large enquête épidémiologique en 1982, la thèse d’une nouvelle maladie, le Sida, est attestée par la découverte en 1983 d’un rétrovirus, dont la paternité oppose équipes états-unienne et française. Les tests de dépistage, mis sur le marché en 1985, mettent en valeur l’existence d’une phase latente de l’infection : la séropositivité, paraissant précéder l’entrée dans la maladie, qui s’attaque au système immunitaire. À l’échelle historique, la temporalité de ces découvertes est très brève. On voit toutefois, quatre décennies plus tard, combien ces procédures ont été accélérées lors de l’émergence du Covid-19.
Après l’éradication de maladies très anciennes, nous faisons face à de nouvelles maladies. Sont-elles liées à l’accroissement rapide de la population mondiale des dernières décennies ?
A. R. : C’est vrai que le SARS-CoV-2, apparu fin décembre 2019 en Chine, succède au MERS-CoV, apparu en Arabie saoudite en 2012, qui lui-même succédait au SARS-CoV-1 dont les premiers cas ont été enregistrés en Chine en novembre 2002. Auparavant Ebola, parti d’Afrique, avait terrifié le monde. Je ne sais pas si ces nouveaux virus ont un lien avec l’accroissement de notre population. Peut-être sont-ils en rapport avec nos modes de vie. Certains par exemple mettent en cause le bouleversement des écosystèmes, comme la déforestation, qui, en privant des animaux sauvages de leur habitat naturel, les aurait rapprochés des êtres humains, ce qui aurait facilité les sauts de virus interespèces. C’est tout à fait possible. Mais je pense aussi que nous sommes surpris quand une maladie virale survient car, encore une fois, nous avons vraiment cru en venir à bout à la fin des années 1970. Notre confiance d’alors explique peut-être notre stupéfaction d’aujourd’hui. Mais les virus sont très nombreux (il en existerait un quintillion, c’est-à-dire 1 suivi de 31 zéros, à la surface du globe, Ndlr) qui interagissent et interagiront toujours avec les humains.
En 2020, on se retrouve donc un peu comme dans la situation de 1918 : face à un pathogène que l’on ne connaît pas…
A. R. : Oui, mais nous sommes nettement moins ignorants : le génome du virus a été séquencé en trois jours. On commence à déjà bien le connaître, alors que les populations de 1918 ont passé toute la pandémie à ne pas vraiment comprendre le mal qui les rongeait. Et heureusement, face aux épidémies contemporaines, la situation sanitaire est très différente.
Nous disposons d’un système de soins très performant, dont témoignent les techniques de réanimation même si le nombre de lits n’est pas adapté au temps de crise, et d’un système social de protection, dans les pays riches tout au moins. Nous disposons d’un arsenal thérapeutique, pas contre le SARS-CoV-2 malheureusement, mais nous avons des antiviraux et des antibiotiques qui, s’ils ne sont pas efficaces contre les virus, peuvent limiter les infections bactériennes associées. Et puis on travaille déjà à un vaccin. Parmi ceux qui le réclament en urgence, il y en a sûrement beaucoup qui ne se font pas vacciner contre la grippe, ou qui se refusent aux vaccins obligatoires pour leurs enfants. C’est le moment de se rappeler que les vaccins nous ont libérés de maladies dont l’histoire montre combien elles étaient terribles. ♦
- 1. Historienne et directrice du Centre Alexandre Koyré (CNRS/EHESS/MNHN).