Un dictionnaire franco-tahitien du nucléaire en Polynésie
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Un dictionnaire franco-tahitien du nucléaire en Polynésie

En 1964, le Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) ouvre à Papeete. Pourquoi la France fait-elle le choix de rapatrier ses essais nucléaires en Polynésie après les premiers essais dans le Sahara ?
Renaud Meltz1 Dès 1961, un an après les premiers essais nucléaires et alors que la guerre d’Algérie [6] s’oriente vers la négociation de l’indépendance, la France cherche deux sites de secours pour remplacer ceux de Reggane (pour les essais atmosphériques) et In Ecker (pour les souterrains) dans le Sahara. Après avoir abandonné la piste d’essais en métropole, notamment en Corse, en raison d’oppositions locales, l’État fait le choix de la Polynésie, qu’il avait déjà considéré en 1957. L’Algérie lui avait alors été préférée pour sa proximité géographique avec l’Hexagone et l’impossibilité logistique de rallier Papeete par vol direct ou avec escale sur un territoire français.
La Polynésie est finalement retenue pour trois raisons. Tout d’abord, son isolement géographique à l’égard de pays étrangers, en particulier les atolls de Fangataufa et Moruroa, dans l’archipel des Tuamotu, en comparaison de La Réunion ou de la Nouvelle-Calédonie, respectivement proches de l’Afrique et de l’Australie. Ensuite, pour des raisons géopolitiques. Le général de Gaulle, alors président de la République, n’est pas mécontent de replanter, via le CEP, le drapeau français dans un Pacifique vu comme un lac anglo-américain. Conçu comme projet industriel modernisateur d’un des rares territoires ultramarins qui n’a pas choisi l’indépendance, le CEP est l’occasion de développer l’économie de l’archipel pour le rattacher à la France.

Enfin, le choix de la Polynésie n’est pas exempt d’un exotisme implicite, particulièrement visible dans les brochures d’information que l’armée distribue à ses troupes : toutes contiennent des représentations aussi bien des paysages balnéaires que des vahinés, ravivant l’imaginaire de la Polynésienne lascive et sexuellement disponible aux hommes blancs.
Comment la population locale accueille-t-elle le CEP et ces premiers essais nucléaires ?
R. M. Placés devant la politique étatique du fait accompli, les élus polynésiens parviennent à obtenir des compensations du général de Gaulle. Après une première phase de doute, marquée par des protestations officielles scientifiquement fondées et des pétitions de femmes, le boom économique qu’engendre le CEP éteint les contestations au temps des essais aériens, pourtant les plus polluants. En effet, les emplois au CEP étant nettement plus rémunérateurs que toute autre activité salariée dans l’archipel, c’est l’ensemble de la société polynésienne qui se mobilise pour bénéficier du Centre, aussi bien pour ses salaires que pour les effets de ruissellement qu’il génère, comme les nombreuses constructions immobilières pour loger ses cadres militaires ou civils. Sur une population de 80 000 habitants dans les années 1960, on estime à 10 000 le nombre de Polynésiens ayant directement travaillé pour le CEP au cours des trois décennies d’essais.
Les choses changent à la fin des années 1970, avec l’essor du Front de libération de la Polynésie. Le CEP devient alors la pierre de touche des indépendantistes qui, par-delà les inquiétudes sanitaires, l’accusent de déraciner la population, de la rendre consumériste et de l’arracher à ses pratiques traditionnelles. À ce moment, la société polynésienne et la vie politique se polarisent – pour ou contre le CEP.

Au-delà de la Polynésie, les essais nucléaires français dans le Pacifique ont des répercussions internationales.
R. M. En effet, car si les États-Unis et le Royaume-Uni soutiennent la France, les pays voisins de la Polynésie estiment au contraire le Pacifique saturé d’essais nucléaires. L’Australie et la Nouvelle-Zélande appellent ainsi à dénucléariser cet océan à travers le traité de Rarotonga, en 1985, que la France considère comme une attaque à son égard. Dans le même temps, les nouvelles nations du Pacifique, à commencer par les Fidji, portent leurs propres revendications à partir des années 1980-1990 contre le colonialisme nucléaire français, à travers un répertoire d’actions proprement polynésien (festivals, danses, chants, etc.) qui contribue à diffuser l’information sur le nucléaire.
Aux États riverains s’ajoutent, à partir des années 1970, les ONG – notamment Greenpeace, qui mène des campagnes en mer pour rendre visible le combat contre les essais nucléaires. La réponse française à leur endroit va jusqu’à l’attentat, en juillet 1985, dans le port d’Auckland, contre le Rainbow Warrior, un navire de Greenpeace, qui coûte la vie à un membre de l’équipage et constitue le premier acte terroriste sur le sol néo-zélandais.

De plus en plus mal vue dans le Pacifique, la France tente de jouer la carte de la diplomatie scientifique auprès des gouvernements voisins, en fournissant son expertise scientifique et technologique dans la mesure des retombées radioactives. Force est de constater que cette stratégie rate sa cible. Lorsque Jacques Chirac décide en 1995 d’une dernière campagne d’essais nucléaires, on observe une coagulation de l’opinion publique mondiale hostile à cette décision.
Presque trente ans après les derniers essais, peut-on aujourd’hui estimer l’impact environnemental et sanitaire des 193 essais nucléaires à Fangataufa et Moruroa ?
R. M. Au niveau sanitaire, malgré la communication lénifiante des autorités militaires et des mesures de contrôle préalables, on observe un échec du gouvernement du risque dès le premier tir, le 2 juillet 1966, à Moruroa. Alors que la fenêtre météo pour cet essai atmosphérique se dégrade, l’armée maintient le tir et, une fois les retombées avérées sur les Gambier, refuse de distribuer des solutions d’iode ou d’évacuer de manière curative les 500 habitants et les quelques dizaines de civils et militaires qui se trouvent à Mangareva.
En d’autres termes, sous prétexte de ne pas alarmer la population, on laisse délibérément des gens – dont des enfants – se faire arroser par le nuage radioactif, au risque de dépasser les seuils prévus, afin d’éviter une remise en cause des essais nucléaires, voire de la présence française en Polynésie. D’autres incidents du même acabit se produisent lors de tirs suivants, notamment à Tureia, l’atoll peuplé le plus proche de Moruroa. À chaque fois, l’armée dissimule les retombées pour ne pas compromettre la poursuite des essais nucléaires.

De leur côté, les conséquences environnementales sont de deux ordres. D’une part, les conséquences directes des essais nucléaires, qui voient la contamination par les radionucléides des eaux des lagons des sites, la disparition d’une espèce d’oiseau endémique sur un atoll, malgré le projet d’un retour au statu quo ante, et la fragilisation par les tirs souterrains du socle de Moruroa, dont l’effondrement pourrait créer un tsunami susceptible d’engloutir Tureia. D’autre part, les conséquences indirectes liées au CEP, qui a agrandi le port de Papeete, stimulé le boom immobilier sur les pentes du volcan de Tahiti et le développement de l’automobile… Autant d’activités qui ont conduit à la dégradation de la qualité de l’eau du lagon aussi à Tahiti.
Vous rapportez tous ces éléments dans un dictionnaire historique en français et en tahitien. Pourquoi le publier maintenant ? Et pourquoi sous cette forme ?
R. M. L’histoire du CEP s’est longtemps heurtée à la non-communicabilité de ses archives régaliennes, car l’État jugeait qu’elles contenaient un certain nombre de documents proliférants, c’est-à-dire susceptibles d’amener à la prolifération des essais nucléaires, alors que la France a signé en 1998 le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires. C’est seulement en juillet 2021 que le président de la République, Emmanuel Macron, a annoncé la déclassification des archives, hors sources proliférantes. Dès lors a pu s’écrire l’histoire du CEP.

Par-delà nos publications scientifiques, nous avons choisi de raconter cette histoire sous la forme d’un dictionnaire bilingue en mettant en ligne, au fil de l’eau, des notices rédigées par des spécialistes de plusieurs disciplines. Du fait de son statut, la Polynésie française peut adapter les programmes scolaires et enseigner le fait nucléaire. Alors qu’il existe peu d’ouvrages spécialisés sur la question et que le livre imprimé demeure un bien peu accessible dans les archipels, un dictionnaire sous forme numérique, conciliant exigence scientifique et clarté pédagogique, nous paraissait la formule la plus à même de toucher les jeunes, tout en nourrissant la communauté scientifique internationale.
D’autre part, à la requête des autorités locales et des associations d’anciens travailleurs du nucléaire, nous avons traduit l’ensemble des notices, et nous le faisons désormais en lien avec l’Académie tahitienne, de façon à proposer la première ressource savante sur le nucléaire en tahitien et un nouveau corpus de littérature scientifique susceptible d’être étudié dans les filières de langues polynésiennes. ♦
À lire
Dictionnaire historique du CEP [14]
Consultez aussi
Atlantique : sur la piste des fûts radioactifs [15]
Polynésie : comment aider les coraux à survivre [16] (vidéo)
- 1. Professeur à l’université de Haute-Alsace et directeur de recherche CNRS au sein du Centre Alexandre-Koyré (CNRS/EHESS/MNHN).