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Comment le chien a redécouvert l’Amérique

L’histoire du chien sur le continent américain commence sous les hautes latitudes, 15 000 ans avant notre ère. Canis familiaris accompagne alors les premières vagues humaines qui s’aventurent en Amérique du Nord. « Les premiers canidés sont arrivés par l’Arctique, au niveau de la Sibérie. Ces chiens – peut-être utilisés pour faire du traîneau – ont certainement traversé la région de Béringie, qui est maintenant le détroit de Béring, pour arriver au niveau de ce qui est aujourd’hui l’Alaska », précise Aurélie Manin, archéozoologue au sein de l’unité mixte de recherche Archéologie des Amériques1.
Les canidés ne tardent pas à faire leur place en Amérique du Nord : « On y retrouve des squelettes de chiens datés d’il y a 8000 à 9000 ans, ce qui montre que leur dispersion s’est produite assez tôt dans cette partie du continent, souligne la chercheuse. Ils ont accompagné les premières populations de chasseurs-cueilleurs nord-américains. » En revanche, les preuves archéologiques suggèrent une dispersion en Amérique centrale et en Amérique du Sud bien plus tardive, voilà 5500 ans.
Enquête à partir de l’ADN mitochondrial
Comment expliquer un tel décalage ? Pour tenter de percer cet épais mystère, une équipe de recherche internationale impliquant plusieurs laboratoires du CNRS2 et dont fait partie Aurélie Manin, a analysé l’ADN contenu dans les ossements archéologiques de 123 chiens anciens datant des 2000 dernières années, et récupérés dans une vaste zone allant du centre du Mexique jusqu’au nord de la Patagonie. Les séquences ADN de 12 chiens modernes ont également été récoltées.

Pour mener leur étude, publiée le 18 juin 2025 dans la revue Proceedings of Biology of the Royal Society3, la chercheuse et son équipe décident de se focaliser sur l’ADN contenu dans les mitochondriesFermerMitochondries : organites vivant en symbiose avec les cellules et leur fournissant l’énergie que celles-ci requièrent pour fonctionner. plutôt que sur celui qu’on retrouve dans le noyau des cellules. « Contrairement aux espaces arctiques qui, à la manière d’un congélateur, conservent bien l’ADN, le matériel génétique des ossements retrouvés en milieu tropical ou tempéré est souvent dégradé, confie Aurélie Manin. L’avantage de l’ADN contenu dans les mitochondries, c’est que l’on trouve ces organites en grand nombre dans les cellules. Et donc, cela multiplie d’autant plus les chances d’extraire cet ADN de nos échantillons archéologiques ».
L’ADN mitochondrial a un autre atout : il est transmis uniquement par la mère et permet donc de retracer avec précision les lignées évolutives maternelles. « Une fois l’ADN extrait et séquencé, nous avons obtenu assez d’informations pour construire des modèles évolutifs afin de comprendre comment chaque individu était lié aux autres », précise la chercheuse. Une part de l’histoire de la dispersion du chien sur le continent se révèle ainsi aux yeux des scientifiques.
Les chiens accompagnent la sédentarisation
« Nos résultats montrent que les chiens se sont installés en Amérique centrale et en Amérique du Sud entre 7000 et 5000 ans avant le présent, à une époque où les sociétés de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs laissent place à des fonctionnements plus sédentaires basés sur le développement de l’agriculture », détaille Aurélie Manin. Ainsi, contrairement aux chasseurs-cueilleurs d’Amérique du Nord (qui ont utilisé des canidés pour la chasse et leur attribuaient un rôle symbolique, en leur accordant une place dans les rites mortuaires), ceux qui ont peuplé le sud du continent 14 000 ans avant notre ère n’ont pas emmené de chiens.
Alors, plusieurs milliers d’années plus tard, comment ont-ils finalement réussi à cohabiter avec les premiers agriculteurs d’Amérique du Sud ? « Ils pourraient avoir été emmenés volontairement par les hommes, qui les auraient utilisés pour garder les villages, par exemple, avance Aurélie Manin. Mais peut-être qu’ils ont en réalité profité du surplus de nourriture généré par les activités agricoles. Ils auraient alors pu rôder autour des villages et se nourrir des déchets laissés par les humains. »
Les chihuahuas, derniers des chiens autochtones
Les analyses génétiques réalisées par la chercheuse et son équipe révèlent également un tournant brutal dans l’histoire de la dissémination des chiens en Amérique. L’arrivée des colons européens, à partir de 1492, marque en effet le déclin, puis la disparition presque définitive des lignées maternelles de chiens autochtones. « Nous observons un remplacement des lignées de canidés pré-contact par des chiens européens. Et les données suggèrent que ce changement s’est produit de manière relativement rapide », précise Aurélie Manin. Seule exception notable : certains chihuahuas modernes conservent des traces d’une origine mésoaméricaine pré-contact.
Comment expliquer un tel phénomène d’effacement ? « Les populations autochtones ont peut-être été touchées par une interdiction de détenir ces chiens issus de lignées anciennes, à l’image des prohibitions de certaines formes d’élevage de camélidés ou de cochons d’Inde imposées par les colons », confie la chercheuse.
Autre hypothèse : certains chiens européens spécialement dressés pour l’attaque et le combat pourraient avoir décimé une partie des canidés de la lignée pré-contact. « Ou alors, les canidés européens étaient-ils peut-être mieux adaptés aux villes nouvellement bâties par les colons », suggère Aurélie Manin.
Préservé de l’influence européenne ?
À ce jour, le mystère demeure. Tout comme celui qui entoure le chihuahua, surprenant héritier unique de ces lignées autochtones. « Ce chien est originaire de la région du Chihuahua, au Mexique, une zone occupée en partie par un désert, peu urbanisée et faiblement peuplée. Cela n’a pas vraiment suscité les convoitises des puissances coloniales, et les pratiques autochtones ont ainsi pu se maintenir plus longtemps dans cette région », souligne Aurélie Manin.
De quoi préserver ce minuscule chien de l’influence européenne ? « Il pourrait aussi y avoir eu une volonté de la part des Européens de maintenir les spécificités esthétiques de cette race qui attirait particulièrement leur attention, comme l’attestent quelques traces écrites datées du XIXe siècle », précise la chercheuse. Mais, en réalité, la présence d’ADN ancien chez le chihuahua pourrait être seulement le fruit du hasard, confie Aurélie Manin. Une chose est sûre : les chiens des Amériques sont encore loin d’avoir livré tous leurs secrets.
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- 1. Unité CNRS/Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne.
- 2. Archéologie des Amériques (CNRS/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : Aurélie Manin, Nicolas Goepfert, Grégory Pereira ; BioArchéologie, interactions sociétés environnements (CNRS/MNHN) : Regis Debruyne, Sandrine Grouard, Christine Lefèvre ; Centre de recherche sur la biodiversité et l’environnement (CNRS/IRD/UT/Toulouse INP) : Ophélie Lebrasseur ; Écosystèmes, biodiversité, évolution (CNRS/Université de Rennes) : Pauline Joncour, Morgane Ollivier ; Institut de génétique & développement de Rennes (CNRS/Université de Rennes/INSERM) : Christophe Hitte.
- 3. « Ancient dog mitogenomes support the dual dispersal of dogs and agriculture into South America », https://doi.org/10.1098/rspb.2024.2443
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Auteur
Journaliste scientifique, Thomas Allard s’intéresse notamment aux sciences humaines et sociales, aux questions énergétiques, agricoles et environnementales, et aux nouvelles technologies. Il écrit notamment pour Science & Vie et pour le site Curieux!
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