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Guerre d’Algérie : l’album photo de la recherche

Guerre d’Algérie : l’album photo de la recherche

30.10.2024, par
Le 5 juillet 1962, une famille algérienne du bidonville de La Folie, à Nanterre (Hauts-de-Seine) célèbre l'indépendance. La photographie a été prise par Monique Hervo, militante qui partagea et immortalisa douze années durant, dans le bidonville, la vie précaire et les combats de ses voisins.
En une vingtaine d’images d’archives, chacune choisie et analysée par un chercheur ou une chercheuse, le livre « Algérie. La guerre prise de vues » ouvre autant de fenêtres sur le temps arrêté de vies ordinaires bouleversées par le conflit.

Le beau portrait d’un jeune Algérien à peine sorti de l’enfance, pull troué et sourire léger, se détache sur un ciel bleu vif. Comme l’a voulu celui qui a pris cette photo un matin de janvier 1956, dans un camp militaire français du nord-constantinois, en découvrir l’histoire change radicalement l’impression qu’elle suscite : ayant compris que cet adolescent de 14 ans, Saïd Boutout, vient de subir une nuit de tortures à l’électricité, le soldat Stanislas Hutin s’oblige à le photographier pour témoigner d’une barbarie qui le révolte. Choisie et commentée par l’historien Tramor Quemeneur1 qui livre brièvement l’histoire des deux protagonistes, cette image d’une terrible douceur est l’une des dix-neuf images d’archives réunies dans le livre collectif Algérie. La guerre prise de vues2, avec l’objectif de « renouveler le regard » sur le conflit plus de soixante ans après son terme, résume Sébastien Ledoux3, qui en a codirigé la publication avec Marie Chominot4.

Le jeune Saïd Boutout a été torturé la nuit précédant cette photo, en janvier 1956. Le soldat Stanislas Hutin, en prenant ce cliché, veut témoigner de ce qu'il voit et vit en Algérie.
Le jeune Saïd Boutout a été torturé la nuit précédant cette photo, en janvier 1956. Le soldat Stanislas Hutin, en prenant ce cliché, veut témoigner de ce qu'il voit et vit en Algérie.

Spécialiste des pratiques et des usages de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne, Marie Chominot figure naturellement parmi celles et ceux invités à sélectionner et analyser une image significative de leur recherche, en expliquant la manière dont ils ou elles l’ont découverte.

Ces images reflètent l’historiographie française des années 1990, quand les archives, notamment de la répression, ont commencé à s’ouvrir jusqu'aux doctorants d'aujourd'hui.

« Au carrefour des histoires sociale, culturelle et politique, chacun de ces gros plans, regroupés en quatre grands chapitres, révèle soit un sujet méconnu, soit un angle inédit d’investigation, poursuit Sébastien Ledoux. Ils reflètent l’historiographie française des années 1990, quand les archives, notamment de la répression, ont commencé à s’ouvrir jusqu'aux doctorants d'aujourd'hui. »

Sont par exemple évoqués, en France, des thèmes aussi divers que le théâtre pratiqué à la prison marseillaise des Baumettes par les détenus algériens, la transmission mémorielle au sein de familles de rapatriés, le meurtre « politique », à Saint-Claude, commis par un travailleur immigré guillotiné en 1959 ; et en Algérie, la compétition cycliste en temps de guerre, la recherche des disparus arrêtés par les Français lors des rafles de « la bataille d’Alger », en 1957, ou les « camps de regroupement » dans lesquels fut parquée la population musulmane – jusqu’à 2 millions de personnes en huit ans de guerre.

Portrait de famille au maquis

À l’opposé d’une illustration de « beau livre », ces photos puissamment évocatrices sont majoritairement issues de fonds privés, parfois d’une coupure de presse et même d’une carte postale éditée par l’armée française. Elles constituent à la fois l’origine et le centre de chacune des histoires racontées. Le livre s’ouvre ainsi sur le saisissant portrait de la famille Kitouni, que le père, Abdelmalek, combattant de l’Armée de libération nationale (ALN) qui sera tué un an et demi plus tard, fit réaliser en 1956 par un camarade anonyme de clandestinité, en violation des règles de l’ALN, après avoir réuni autour de lui son épouse et leurs quatre enfants. Ces derniers l’ont transmis à Marie Chominot lorsqu’elle effectuait son travail de thèse en Algérie. Elle le met en regard avec des photos antérieures de la famille, prises en temps de paix, mais aussi le célèbre portrait de groupe des chefs historiques du Front de libération national (FLN), qui posent dans un studio algérois le 24 octobre 1954, une semaine avant le déclenchement de l’insurrection.

Abdelmalek Kitouni pose dans le maquis avec sa femme Djouhra et leurs enfants devant l'objectif de son compagnon d'armes Abderrahmane Khaznadar, au printemps 1956. C'est sans doute un sentiment d'urgence devant le risque d'une mort imminente qui entraîne le père à faire venir ainsi sa famille au maquis.
Abdelmalek Kitouni pose dans le maquis avec sa femme Djouhra et leurs enfants devant l'objectif de son compagnon d'armes Abderrahmane Khaznadar, au printemps 1956. C'est sans doute un sentiment d'urgence devant le risque d'une mort imminente qui entraîne le père à faire venir ainsi sa famille au maquis.

« Objet de recherche relativement neuf en histoire, la photo constitue une archive à part entière, dont la richesse reste encore beaucoup trop ignorée. C’est aussi un enjeu d’éducation à l’image, fondamentale dans une société où celle-ci est omniprésente », estime Sébastien Ledoux. Conçu comme un « kaléidoscope », le livre déroule en visages et en mots des fragments de vies ordinaires, algériennes et françaises, que la guerre a changées à jamais : civils et militaires de tous bords et de toutes conditions, hommes, femmes et enfants relégués dans l’ombre de « l’histoire par le haut, tissée par le pouvoir », selon la définition qu’en donne Michèle Baussant5 dans l’article que lui ont inspiré les diapositives de manifestations monstres à Alger au printemps 1958, conservées par une tante et un oncle « rapatriés » à Marseille. Privilégiant au contraire « l’histoire par le bas », qui fait une place « aux affects et aux sensibilités », le livre témoigne aussi de la subjectivité de chaque autrice et auteur qui se donnent à voir « dans leur atelier, à travers leur itinéraire de recherche », souligne encore Sébastien Ledoux.

Les images manquantes

S’ils transmettent une vision forcément parcellaire du conflit, ces points de vue démultipliés déconstruisent certains des clichés inscrits dans nos imaginaires, comme autant de fenêtres ouvertes sur une histoire collective toujours en train de s’écrire. D’abord en renversant la perspective pour donner voix et corps au récit algérien et rappeler avec force la nature coloniale de cette guerre, de la brutalité de la « pacification » à celle qui accueillit en France la majorité des harkis6 et leurs familles, sans oublier la pratique « banalisée » de la torture au sein de l’armée française, abordée frontalement par Raphaëlle Branche7. Montrant par défaut combien le sujet, auquel elle a consacré une thèse de référence en 20018 reste politiquement brûlant, bien que dénoncé dès 1957 en France, elle consacre son article à six « scènes de torture ordinaire » photographiées à la même époque en Kabylie par un reporter dont elle préserve l’anonymat et qui, disparu depuis, a confié ses images à la Bibliothèque nationale en 2004.

L'armée française a parqué des milliers d'Algériens dans différents camps (ici celui de Bessombourg) où ils sont soumis à une surveillance militaire constante et à une précarité durable. On compte ici près de 2300 enfants parmi 3444 déplacés.
L'armée française a parqué des milliers d'Algériens dans différents camps (ici celui de Bessombourg) où ils sont soumis à une surveillance militaire constante et à une précarité durable. On compte ici près de 2300 enfants parmi 3444 déplacés.

La chercheuse a choisi de nous confronter à leurs cadres vides puisque malgré son engagement à masquer tout ce qui aurait pu contribuer à identifier les acteurs de ces scènes, elle s’est vu refuser l’autorisation de les publier par les ayants droit. Le symptôme, suggère Sébastien Ledoux, de clivages mémoriels qui ne cessent de se réactiver dans le débat politique français. ♦

À lire
Algérie. La guerre prise de vues, Marie Chominot et Sébastien Ledoux (dir.), CNRS Editions, septembre 2024, 272 p.
 

Notes
  • 1. Enseignant à l’université Paris 8, il a coécrit avec Benjamin Stora « Algérie 1954-1962. Lettres, carnets et récits des Algériens dans la guerre », Les Arènes, 2010.
  • 2. Le point de départ du livre est une série de podcasts intitulée « La chambre noire de l'histoire ». Sébastien Ledoux a coordonné la réalisation de ceux consacrés à la guerre d'indépendance algérienne pour l' « Encyclopédie numérique de l'Europe », éditée en ligne par Sorbonne Université, et Marie Chominot y a contribué. https://ehne.fr/fr/histoire-et-photos
  • 3. Maître de conférences à l’université de Picardie Jules-Verne, il est notamment auteur de l’ouvrage « Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire », CNRS Éditions 2016.
  • 4. Spécialiste des pratiques et des usages de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne, elle est l’autrice de « Regards sur l’Algérie, 1954-1962 », Gallimard 2016.
  • 5. Directrice de recherche en anthropologie au CNRS, à L’Institut des sciences sociales du politique (ISP, unité CNRS/ENS Paris Saclay/Université Paris Nanterre).
  • 6. Désigne l’ensemble des Français originaires d’Algérie qui ont soutenu la France pendant le conflit algérien.
  • 7. Professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-Nanterre et membre de L’Institut des sciences sociales du politique (ISP, unité CNRS/ENS Paris Saclay/Université Paris Nanterre).
  • 8. « La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962 », Gallimard 2001.

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