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Le deuil à l’ère du numérique

Les Linceuls, le dernier film de David Cronenberg, met en scène le personnage de Karsh, à l’origine d’un système révolutionnaire de linceuls numériques permettant aux vivants de se connecter à leurs chers disparus et d’observer la décomposition du corps dans le cercueil. Cette œuvre dystopique nous renvoie-t-elle aux paniques morales liées à la mort et aux nouvelles technologies ?
Delphine Moreau-Plachy1 Imprimerie, télévision, radio… Chaque avancée technologique produit une panique morale. De plus, la mort est considérée, sous un angle anthropologique, comme irrationnelle et incompréhensible. Mêler la mort aux nouvelles technologies renverrait à une forme de dissonance, selon les retours des personnes que j’ai interrogées dans le cadre de ma thèse consacrée à l’expression du deuil sur les réseaux sociaux.
Dans la réalité, ces outils sont toutefois très hétérogènes. Il existe aujourd’hui des cimetières ou mémoriaux numériques qui fonctionnent comme des lieux de mémoire et de recueil d’informations. Émerge aussi une nouvelle forme d’art, comme l’exemple des mausolées numériques. L’actrice Isabelle Huppert a ainsi participé à son propre « embaumement 3D », sous la forme d’un mémorial digital. Dans mes entretiens, je retrouve des inquiétudes concernant les deadbots, ces intelligences artificielles qui permettent de communiquer avec les défunts. On peut également citer l’expérience d'une mère coréenne qui a utilisé un casque de réalité virtuelle pour revoir sa fille de 7 ans, décédée d'un cancer.

Ces outils sont-ils révolutionnaires ou s’inscrivent-ils dans une continuité des pratiques ?
D. M.-P. Nous sommes encore loin d’une dystopie à la Black Mirror. Les pratiques numériques liées à la mort sont extrêmement minoritaires. Les nouvelles technologies – numériques ou non – ont toujours servi de support pour exprimer la mort et le deuil. Si ces outils sont nouveaux, ils ne font que réactualiser des pratiques qui existaient déjà, à travers le spiritisme, par exemple. De nos jours, une telle ritualité collective et traditionnelle ne fait plus autant sens et a laissé place à d’autres pratiques autour de la mort, plus intimes et plurielles. Par exemple, exprimer son deuil sur les réseaux sociaux n’empêche pas les visites au cimetière.
Qu’en est-il de la marchandisation de ces nouvelles pratiques ?
D. M.-P. La marchandisation ne concerne pas toutes les pratiques numériques. Les deadbots ne sont bien sûr pas gratuits. Mais il faut rappeler que la mort et les funérailles ont toujours été mercantilisées, qu’il s’agisse de l’achat d’une concession au cimetière ou d’un encart dans le journal. Le seul changement notable pourrait concerner les entreprises chargées d’effacer toutes les données numériques des défunts.
Quelles sont les personnes qui publient le plus et en mémoire de qui ?
D. M.-P. Sans surprise, parmi les plus de 1000 publications numériques que j’ai étudiées dans ma thèse, ce sont les femmes qui publient le plus. Ce constat correspond aux études sociologiques qui montrent que les femmes tiennent le rôle de deuilleuses principales, en perpétuant le lien familial et la mémoire. Les publications concernent principalement les parents, et avant tout les pères. Les grands-parents sont également largement présents parmi le corpus final, confirmant le rapport intrafamilial dans l’expression du deuil. Les amis sont également significativement représentés, notamment dans les publications des moins de 45 ans.
Globalement, publier le deuil sur son profil revient à « produire un mort à soi », selon les termes de la sociologue Fanny Georges. Une forme de création, voire d’appropriation du mort, en le décrivant selon son prisme personnel.
Comment ce qui s'exprime en ligne révèle-t-il ce qui se passe hors ligne ?
D. M.-P. Au cours des 84 entretiens que j’ai menés, j’ai pu comprendre certaines publications grâce au contexte hors ligne. Par exemple, l’une de mes enquêtées avait publié pour sa mère, sur Facebook, car sa famille considérait qu’elle « n’avait pas l’air en deuil ». Elle affirmait de cette manière sa peine auprès de ses proches.

Dans le cadre du deuil périnatal, les mères connaissent une forme de marginalité hors ligne. Elles investissent particulièrement les réseaux sociaux pour trouver une forme de soutien et de reconnaissance communautaire. On plonge dès lors dans une intersubjectivité à mon sens caractéristique de notre rapport contemporain au deuil.
Le deuil sur les réseaux sociaux contrevient-il à l'identité numérique post mortem ?
D. M.-P. La création d’une identité numérique pour une personne décédée peut poser un problème d'ordre éthique et philosophique, car on peut publier un récit ou des photos sans le consentement du défunt ou celui de ses proches. Toutefois, l’hypervisibilité reste rare, les publications de deuil étant vues par les amis et/ou abonnés. Les questions éthiques se posent donc davantage autour de la création des identités numériques que des visibilités exacerbées.
À voir
Les Linceuls, de David Cronenberg, sorti le 30 avril 2025.
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- 1. Postdoctorante en sociologie et en sciences de l’information et de la communication à l’université Jean-Monnet au sein du Centre Max-Weber (CNRS/ENS de Lyon/Université Jean Monnet/Université Lumière-Lyon 2).
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Spécialisé dans les thématiques liées aux religions, à la spiritualité et à l’histoire, Matthieu Sricot collabore à différents médias, dont Le Monde des Religions, La Vie, Sciences Humaines ou encore l’Inrees.