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Une odyssée cartographique en BD

Une odyssée cartographique en BD

28.04.2025, par
Temps de lecture : 13 minutes
Mappemonde en projection arrondie du géographe Claude Ptolémée (IIe siècle apr. J.-C.).
Dans "Geographia", l’historienne Emmanuelle Vagnon et le dessinateur et géographe Jean Leveugle retracent en BD l’histoire de la cartographie, de l’Antiquité à nos jours. En faisant revivre Ptolémée, fondateur de la cartographie moderne, ils invitent à une épopée fantastique dans l’espace et le temps.

Pourquoi est-il intéressant de retracer l’histoire de la cartographie ?
Jean Leveugle1 Plonger dans cette histoire d’une extraordinaire richesse permet de rappeler qu’il a existé d’autres formes pertinentes de cartographies que celles que nous connaissons aujourd’hui. Dès l’émergence de l’écriture, les hommes ont tenté de représenter l’espace où ils vivaient dans des cartes locales. En Bretagne, par exemple, la dalle gravée de Saint-Bélec, datant de l’âge du bronze (1900-1600 avant notre ère), témoigne déjà d’une transcription graphique de la vallée de l’Odet.

Nous faisons démarrer notre récit dans l’Antiquité, au VIIIe siècle av. J.-C., avec une carte mésopotamienne gravée sur une tablette d’argile, parce que les Babyloniens sont parmi les premiers à tenter de représenter le monde. Ils placent Babylone au centre, avec des localités qui gravitent autour, des fleuves et des toponymes assez précis, et plus on s’en éloigne, plus les mythes prennent le relais. 

À gauche, sur cette tablette d’argile, la première représentation du monde par les Babyloniens (VIIIe siècle av. J.-C.). À droite, sa version simplifiée, qui permet de voir Babylone au centre, entourée d’un anneau d’eau appelé le « fleuve amer ».
À gauche, sur cette tablette d’argile, la première représentation du monde par les Babyloniens (VIIIe siècle av. J.-C.). À droite, sa version simplifiée, qui permet de voir Babylone au centre, entourée d’un anneau d’eau appelé le « fleuve amer ».

Emmanuelle Vagnon2 Il ne s’agit pas d’une histoire linéaire, de l’ignorance à la connaissance. Si beaucoup de témoignages ont été perdus, et peut-être des cartes plus anciennes encore que celles de la Mésopotamie, on sait désormais que tous les peuples ont produit des modes intéressants de représentations spatiales, reflets de leur culture. Avec cette traversée, de l’Antiquité à nos jours, nous avons voulu montrer que d’autres cartographies que celles du modèle occidental ont été possibles. Elles proposaient un point de vue plus proche de la Terre et des humains, en prenant en compte l’histoire, la culture et les croyances des peuples. L’idée était d’expliquer ces différentes représentations du monde.

Pourquoi avoir choisi Ptolémée pour raconter cette histoire ?
J. L. Astronome, géographe et mathématicien, Claude Ptolémée (100-168), qui a vécu sous l’Empire romain mais a compilé les savoirs de l’Antiquité grecque, est une figure célèbre de la cartographie, dont le traité manuscrit nous est parvenu, même si ce n’est pas l’autographe. Il est considéré comme le père fondateur de la cartographie mathématique, qui s’appuie sur une projection de la sphère terrestre sur un plan et des calculs mathématiques. Son modèle n’est plus utilisé, mais la cartographie moderne reste son héritière.

Suivre la Géographie de Ptolémée permettait ainsi de traverser plusieurs espaces-temps, dont le Moyen Âge, période au cours de laquelle elle a beaucoup circulé dans le monde arabo-musulman – la BD fait une seule entorse à la réalité en partant sur ses traces en Chine, où elle n’était pas connue. Copiée, traduite, amendée, annotée, elle a fini par émerger à nouveau à la Renaissance en Italie, à un moment d’ouverture sur le monde qu’elle pouvait représenter.

Version simplifiée pour plus de lisibilité de la « Mappemonde » de Claude Ptolémée.
Version simplifiée pour plus de lisibilité de la « Mappemonde » de Claude Ptolémée.
Ici, la carte telle qu’elle a été dessinée par Nicolas Germanus vers 1466 (manuscrit sur parchemin).
Ici, la carte telle qu’elle a été dessinée par Nicolas Germanus vers 1466 (manuscrit sur parchemin).

E. V. À travers mes recherches sur les manuscrits cartographiques de la Bibliothèque nationale de France (BnF), j’ai eu l’occasion d’étudier Ptolémée, qui a plus été un passeur qu’un inventeur. Il a collecté et synthétisé une foule de savoirs, et placé 8 000 toponymes du monde connu dans son traité, une œuvre considérable au IIe siècle apr. J.-C. ! Ptolémée a exposé deux principes fondamentaux : la projection de la sphère terrestre sur un plan, base de la cartographie moderne, scientifique et vue du ciel ; et le système des coordonnées en latitudes et longitudes, déjà utilisé par les astronomes, mais qu’il a appliqué à la Terre.
 
Comment avez-vous travaillé ensemble ?
J. L. Depuis plusieurs années, je travaille en tant qu’auteur-illustrateur de bandes dessinées de vulgarisation scientifique. Ce qui m’intéressait surtout, c’était de montrer ce que les cartes révèlent d’une époque et de sa perception du monde, avec une vraie ambition narrative au fil d’un scénario plein de rebondissements. Géographe de formation, j’avais besoin d’une approche historique et je me suis rapproché d’Emmanuelle, médiéviste et commissaire de l’exposition L’Âge d’or des cartes marines, présentée à la Bibliothèque nationale de France en 2012. Nous avons travaillé pendant deux ans avec des constants allers-retours.

E. V. Pour les sources et les cartes, nous avons puisé dans les collections de la BnF. Toutes les cartes ont été redessinées dans la BD pour mieux s’intégrer au récit, et leurs originaux reproduits dans un cahier final. J’avais déjà participé à des projets de médiation, mais la BD est un formidable support, et le graphisme de Jean parvient à mettre en scène simplement des enjeux de cartographie très complexes. Loin du cours d’histoire ou de géographie, cet album plein d’humour embarque le lecteur dans une fabuleuse odyssée. 

Au Moyen Âge, on sait que la Terre est ronde. On met au centre des cartes les espaces connus ou jugés importants (…). Plus on s’éloigne du local, du quotidien, plus on place des éléments relevant du mythe.

Les cartes médiévales présentent une extraordinaire richesse…   
J. L. Au Moyen Âge, on sait que la Terre est ronde. On met au centre des cartes les espaces connus ou jugés importants : la péninsule Arabique et l’océan Indien pour le califat abbasside de Bagdad (750 à 1258), avec l’Europe un peu excentrée ; alors que pour les cartes chrétiennes, on place des grands lieux, des épisodes bibliques, etc. Plus on s’éloigne du local, du quotidien, plus on place des éléments relevant du mythe. Pour décrire le monde, les cartes médiévales comportent des indications et savoirs de tous ordres : philosophique, théologique, commercial, diplomatique, et pas seulement topographique avec un trait de côte.

Finalement, celles d’aujourd’hui, axées sur la seule exactitude topographique ou hydrographique, paraissent presque plus pauvres. Dans la BD, il y a notamment cette mappemonde de Lambert de Saint-Omer, du XIIsiècle, avec les trois continents connus, l’Europe, l’Afrique et l’Asie. Le monde est divisé en zones plus ou moins chaudes et habitables, selon une théorie héritée de l’Antiquité, avec une « zone torride » équatoriale réputée infranchissable et une quatrième partie habitable dans l’hémisphère Sud. Cette représentation de la sphère contient des considérations scientifiques sur les antipodes et la circulation du soleil, mais aussi bibliques, avec un message d’évangélisation. La croyance n’obscurcit pas la science, tout cohabite en une tentative de cohérence.

À gauche, une copie manuscrite sur parchemin de la mappemonde de Lambert de Saint-Omer, encyclopédiste du XIIe siècle et auteur du « Liber floridus  ». À droite, sa version simplifiée pour plus de lisibilité.
À gauche, une copie manuscrite sur parchemin de la mappemonde de Lambert de Saint-Omer, encyclopédiste du XIIe siècle et auteur du « Liber floridus  ». À droite, sa version simplifiée pour plus de lisibilité.

Qu’est-ce exactement que l’œkoumène (ou écoumène) ?
E. V. Ce terme, du grec oikos (la maison), désigne l’espace habité ou habitable, dont on sait aujourd’hui qu’il recouvre moins de 30 % de notre planète. Dans l’histoire, ses dimensions ont varié selon les auteurs, qui interprètent des spéculations mathématiques et des rapports de voyageurs. Pour Ptolémée, il couvre 180° de la sphère terrestre, soit la moitié, mais plus encore pour son rival le géographe Marin de Tyr (225°), avec d’énormes conséquences. Car, en s’inspirant de Marin de Tyr, Christophe Colomb, dans son espoir d’atteindre le Japon et la Chine, ne pense pas que l’océan séparant l’Europe de l’Asie est si étendu. Et comme on sait, il tombe sur l’Amérique. Il existe ainsi des cartes qui rapportent des faits, à partir d’expériences de voyageurs et des mesures, et d’autres spéculatives, qui, portant des hypothèses, ont vocation à convaincre les puissants de l’époque, comme les souverains d’Espagne et du Portugal, de financer des expéditions, dont celle de Colomb.

Instruments de pouvoir politique, religieux ou commercial, les cartes sont toujours au cœur de conquêtes coloniales ou militaires.

J. L. Le globe terrestre de l’explorateur et géographe allemand Martin Behaim, cartographié vers 1492 , illustre bien cette histoire : l’œkoumène couvrant les deux tiers, voire les trois quarts de la surface de la Terre, l’Europe et l’Asie ne semblent pas si éloignées, et l’Amérique n’y figure pas encore. Instruments de pouvoir politique, religieux ou commercial, les cartes sont toujours au cœur de conquêtes coloniales ou militaires. Le golfe du Mexique, que le président Trump vient de rebaptiser « golfe de l’Amérique », en fournit aujourd’hui un exemple magistral : derrière ce pouvoir toponymique se cache toute une représentation. C’est un sujet très moderne.

En quoi l’imprimerie transforme-t-elle la cartographie ?
E. V. Cette innovation, au milieu du XVe siècle, avec Gutenberg, converge avec un goût croissant pour les cartes en Europe, en lien avec les connaissances, les explorations et les conquêtes. Jusque-là, ces objets rares sont réservés à une élite et on ne conserve que les plus belles, celles qui nous sont parvenues. Ces œuvres d’art sur parchemin, avec des enluminures, figurent dans des collections, dont les bibliothèques des souverains.

Mais, avec l’imprimerie, les cartes, simplifiées, sont diffusées en masse, comme les récits de voyages. L’Atlas de Mercator, auquel le récit accorde une large place, connaît un grand succès. Avec son ami Abraham Ortelius, Gérard Mercator, géographe flamand du XVIe siècle et auteur de la fameuse projection du même nom, planisphère de référence pour la navigation, réunit une somme colossale de cartes du monde connu et y ajoute des textes traitant de toute une géographie culturelle. Ce livre précieux, d’une grande rigueur scientifique, révise la Géographie de Ptolémée et lui adjoint de nouvelles représentations cartographiques, toujours basées sur des coordonnées mathématiques.

Représentation du monde connu proposée par le géographe Muhammad al-Idrīsī, en 1154 , dans « Le Livre de Roger », à la gloire de Roger II de Sicile.
Représentation du monde connu proposée par le géographe Muhammad al-Idrīsī, en 1154 , dans « Le Livre de Roger », à la gloire de Roger II de Sicile.

Pour revenir en France, qu’a apporté la « dynastie » des Cassini ?
J. L. Sur quatre générations, ces ingénieurs cartographes français, d’origine italienne, procèdent à partir du XVIIe au relevé cartographique, systématique et mathématique, de tout le territoire hexagonal grâce à de nouveaux instruments de précision. C’est le premier usage massif, coordonné à l’échelle d’un pays, de la triangulation, déjà utilisée dans l’Antiquité grecque – une série de triangles joints les uns aux autres le long d’un méridien et d’un axe structurant Nord-Sud.

E. V. La prouesse, c’est que le moindre village ou hameau est représenté avec sa topographie, sa toponymie et des détails minuscules qui restent d’actualité.

Les Cassini, géographes français d’origine italienne, utilisent au XVIIe siècle le procédé de la triangulation pour cartographier tout le territoire français.
Les Cassini, géographes français d’origine italienne, utilisent au XVIIe siècle le procédé de la triangulation pour cartographier tout le territoire français.

Pourquoi la cartographie ne peut-elle prétendre à l’exactitude ?
E. V. La vérité de la carte, c’est une question de mesure, et on sait que même avec les satellites et le GPS, on n’atteint jamais l’exactitude absolue, puisque représenter une sphère sur un plan plat déforme déjà inévitablement. De plus, de nos jours, on utilise surtout des cartes thématiques, composées à partir de statistiques qui peuvent être biaisées selon la rigueur de la méthode utilisée pour les collecter. Les informations, y compris le tracé des frontières, qui peut susciter des désaccords, dépendent d’un point de vue et de sources : la base de données à laquelle on recourt influe sur la qualité, comme les couleurs et les symboles utilisés. Une carte ne dépend pas seulement de l’exactitude de mesure, mais de toutes les informations implicites qu’elle porte.

J. L. L’exemple le plus flagrant, selon moi, concerne la carte des résultats électoraux, avec ces gros aplats de couleurs par circonscription et tendance politique. La surface écrase la densité de population, faussant la lecture et l’interprétation du scrutin : le vote de la Seine-Saint-Denis, très peuplée, est ainsi sous-représenté sur la carte par rapport à celui de départements ruraux.

À gauche, une « carte du monde sous les cieux » coréenne, datant de 1800. À droite, une carte copiée du « Codex Mendoza », un document du XIe siècle décrivant les conquêtes aztèques.
À gauche, une « carte du monde sous les cieux » coréenne, datant de 1800. À droite, une carte copiée du « Codex Mendoza », un document du XIe siècle décrivant les conquêtes aztèques.

En quoi cette plongée dans l’histoire cartographique est éclairante pour le monde contemporain ?
J. L. Par sa complexité, le sujet invite à interroger l’acuité de notre cartographie et à réfléchir à des formes alternatives, comme celle évoquée à la fin de la BD, dite « radicale » qui, depuis les années 2000, entend documenter, dans un esprit contestataire, d’autres réalités, sociales, politiques, économiques ou environnementales, d’un territoire en mêlant sciences, art et activisme. Je pense aussi aux cartes sensibles, absolument pas scientifiques, qui cherchent à renseigner le ressenti d’un territoire – la perception de l’univers sonore, par exemple – pour mieux éclairer sa compréhension et la manière de (le) vivre.

E. V. Le regard historique nous rappelle que la carte, quelle qu’elle soit, est « fabriquée » et reste toujours la production de son époque. L’étude des cartes anciennes permet ainsi de mieux comprendre la cartographie d’aujourd’hui, mais aussi de relativiser sa représentation exacte prétendue du réel. Et, à l’heure où les outils technologiques remplacent la carte papier – que la nouvelle génération n’utilise quasiment plus –, celle-ci devient aussi un objet historique qu’il est intéressant d’inscrire dans cette longue chronologie. ♦

À lire
Geographia, l’odyssée cartographique de Ptolémée, Futuropolis-BnF Éditions, 2024, 160 pages, 23 euros. 

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Notes
  • 1. Jean Leveugle, diplômé en géographie de l’École normale supérieure de Paris et auteur de bandes dessinées, a fondé en 2019 le studio des Savoirs Ambulants, dédié à la médiation des savoirs et à l’accompagnement aux projets par l’illustration et la bande dessinée : https://www.lessavoirsambulants.fr
  • 2. Emmanuelle Vagnon est chercheuse CNRS au Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (Lamop, unité CNRS/Université Panthéon-Sorbonne) et spécialiste de la cartographie médiévale et des représentations de l’espace au Moyen Âge.

Auteur

Sylvie Dauvillier

Journaliste, scénariste et documentariste, Sylvie Dauvillier a travaillé pour Radio France, Le Figaro, Point de vue et Arte, entre autres.