Les futurs du travail
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Boom du numérique, développement du secteur de l’aide à domicile, explosion de la pratique du télétravail : le monde du travail connaît des transformations profondes. En France, de nombreuses équipes de recherches s’intéressent à ces problématiques.
Dans le livre Le Travail et la société française [6] (CNRS Éditions), les meilleurs spécialistes du sujet donnent à voir les grands défis liés aux bouleversements du travail et montrent de quelle façon, depuis 30 ans, la recherche s’est saisie de ces questions. Un état des lieux qui ouvre sur la question des futurs du travail, notamment pour les jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi.
Idées reçues
« À rebours des idées reçues sur une supposée désaffection des nouvelles générations pour le travail, différentes enquêtes montrent, par exemple, que le travail reste une préoccupation absolument centrale pour les jeunes », explique le politiste Thierry Berthet1.
Qu’ils soient cadres ou non, les jeunes actifs ont les mêmes attentes fondamentales envers le travail que les plus âgés, selon une étude2 : la rémunération, l’intérêt des missions et l’équilibre de vie. Ils se distinguent en revanche de leurs aînés par une envie particulièrement forte de progression professionnelle, propre au début de carrière.

Les auteurs du baromètre 2023 de la Direction de la jeunesse de l'éducation populaire et de la vie associative (Djepva) sur la jeunesse3 établissent un constat analogue. Ils relèvent que les jeunes ont globalement un rapport au travail et à l’emploi pas très différent de celui des plus âgés, au regard des différences observées à partir des caractéristiques sociodémographiques des enquêtés : genre, situation d’activité, catégorie socioprofessionnelle…
Des lycéens au travail
Plusieurs enquêtes se sont déjà intéressées aux « petits boulots » des étudiants, qui sont 44 % à travailler pendant leurs études selon les dernières données (2023) de l’Observatoire de la vie étudiante. Mais il n’existe quasiment pas de données sur l’activité des jeunes lycéens. Or celle-ci est bien réelle et semble massive.
Thierry Berthet et son équipe ont donc choisi d’interroger près de 110 000 lycéens de trois régions : Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca), Nouvelle-Aquitaine, La Réunion. Les premiers résultats de cette enquête, qui se déroulera jusqu’à fin 2025, montrent que près de 20 % des élèves travaillent dès la classe de seconde !
Dans quelle perspective ? « Pas nécessairement pour s’acheter la dernière paire de baskets, commente Thierry Berthet, mais plutôt pour thésauriser, mettre de l’argent de côté pour les études, et parce qu’ils savent qu’avant de percevoir un salaire pour leur travail, ils devront acquérir une première expérience professionnelle via des stages non rémunérés. »
Fiers de travailler
Autre enseignement intéressant des premiers entretiens qualitatifs réalisés auprès des jeunes pour cette enquête, ces lycéens sont fiers de travailler, de gagner de l’argent, et valorisent les compétences psychosociales qu’ils retirent de cette activité. Ils estiment savoir mieux s’organiser, être plus autonomes et être plus à l’aise dans leurs rapports avec les adultes.
« Pourtant ce travail est totalement invisibilisé, explique Thierry Berthet. Quand on présente nos résultats aux responsables d’établissements ou même aux professeurs, ils tombent souvent des nues, découvrent avec stupeur cette réalité professionnelle d’une partie de leurs élèves. »

La suite de l’enquête permettra d’approfondir ces résultats, de savoir quelles sont les origines sociales de ces jeunes qui travaillent, quel rôle ces origines jouent dans la capacité des élèves à cumuler études et travail quand ces derniers doivent travailler de manière intensive, dans quelles conditions l’expérience de travail peut stimuler les parcours scolaires, s’il existe des inégalités de genre, etc.
Il permettra aussi de confronter les résultats de ces recherches à des études parallèles réalisées en partenariat avec la chaire de recherche sur la jeunesse du Québec – province où la moitié des lycéens travaille, dès l’âge de 11-13 ans4.
Télétravail et intelligence artificielle
Quelle forme prendra le travail quand ces jeunes seront devenus adultes ? Quelle sera pour eux la part du télétravail ? Dans quelle mesure seront-ils assistés, voire remplacés par des intelligences artificielles (IA) [11] ? La question de la place du numérique dans le bouleversement du travail est au cœur d’un autre champ de recherches important.
Pour Ewan Oiry5, contrairement aux craintes initiales, différentes études montrent que seul un nombre relativement limité d’emplois va disparaître à cause de l’IA. En revanche, dans de nombreux secteurs d’activité, des services à l’industrie, les salariés de tous les niveaux hiérarchiques devraient connaître une hybridation de leurs tâches professionnelles : ils devront (ou doivent déjà) prendre en compte des propositions faites par une IA – par exemple, sur la possibilité de délivrer un prêt bancaire, sur un diagnostic médical, ou encore sur l’optimisation d’une production.
Cela nécessitera des compétences nouvelles pour comprendre la façon dont les IA fonctionnent ou dysfonctionnent, et une adaptation du droit pour de nouvelles régulations.
Des journalistes dans un monde d’algorithmes
Parmi les algorithmes qui bouleversent les pratiques de certains métiers depuis quelques années déjà figurent les algorithmes [12] de recommandation des réseaux sociaux, signale la chercheuse Mariame Tighanimine6. Elle a plus particulièrement étudié les effets de ces algorithmes [13] sur deux corps intermédiaires : les syndicalistes et les journalistes qui, chacun à leur manière, communiquent vers un large public.
Elle a ainsi mené plus d’une cinquantaine d’entretiens approfondis avec des directeurs de rédaction, des responsables d’écoles de formation de journalistes, ainsi que des journalistes, à partir de 2019. Et montre comment l’irruption des réseaux a eu un effet à la fois sur le choix de l’information à traiter et sur la façon de la traiter.
Dans certains médias, les choix éditoriaux ne sont plus seulement discutés en conférence de rédaction au vu d’arguments défendus par les différents journalistes. Le choix de priorisation des actualités se fait en fonction du nombre de clics remportés par les différents sujets sur les réseaux. « Sans compter, ajoute Mariame Tighanimine, que les journalistes valorisent eux-mêmes leurs propres articles sur les réseaux, pour publiciser leur travail, souvent dans une logique de promotion personnelle ou qui peut être dictée, pour les pigistes, par une nécessité économique de se faire connaître. »
Adapter le contenu au support
La multitude de formats existant sur les versions numériques des différents médias rend également difficile la hiérarchisation de l’information, qui consiste désormais à adapter un même contenu à différents supports – Tik-Tok, Instagram, X (ex-Twitter) [14], YouTube… –, par exemple avec des vidéos verticales lisibles sur les téléphones portables.
Les algorithmes de recommandation façonnent aussi le mode de production de l’information. Certains des éditeurs et journalistes rencontrés par la chercheuse expliquent : «Lorsqu’on était en pleine période de manifestations des gilets jaunes, Facebook a décidé de mettre en avant dans les fils d’actualité des vidéos réalisées en direct par les utilisateurs, ce qu’on appelle des “lives”. Nous avons donc adapté nos moyens en matériel et personnel pour produire ces “lives”, allant parfois jusqu’à mettre en danger nos moyens de production, surtout que cette politique des “lives” a ensuite été abandonnée. »
Fake news et « chaos informationnel »
En ce qui concerne le contenu des informations, les journalistes interrogés considèrent que la désinformation constitue un des plus grands défis et a déjà un impact certain sur leur métier. Pour lutter contre la diffusion des fake news [15], Facebook avait mis en place il y a près de dix ans des partenariats avec différentes rédactions dans le monde, chargées de vérifier les contenus partagés sur le réseau* : AFP factuel, Les décodeurs (Le Monde), Les observateurs (France 24), etc.
Un journaliste résume : « Le travail, c’est qu’on reçoit un lien faux, on le vérifie, on publie un texte, et on envoie notre corrigé à Facebook… qui ne supprime pas le contenu, mais fait apparaître des avertissements ! Donc, on va chercher de la désinformation pour recréer de l’information, on est en réaction par rapport à des fausses nouvelles et, pendant ce temps-là, on ne fait plus d’enquête, ce qui était au cœur de notre métier. »
Le 7 janvier 2025, Mark Zuckerberg, patron de Meta (qui détient Facebook), annonçait mettre fin à ce programme de partenariat de fact-checking avec les médias du monde entier. Mais, pour les journalistes, ce travail de lutte contre la désinformation permanente continue…
« Les plateformes sont devenues des financeurs incontournables, voire des donneurs d’ordre dictant le futur du métier dans un contexte de chaos informationnel, dont ces mêmes plateformes sont en grande partie responsables », conclut M. Tighanimine.
Changement d’échelle
Pour Isabelle Berrebi-Hoffmann, directrice de recherche au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique, on note depuis deux ou trois décennies une importante transformation du travail (certains emploient le terme de « crise »). Et les entreprises ont du mal à l’appréhender, car elle ne se réduit pas à l’avenir de l’emploi : elle touche à l’évolution du travail concret, à la possibilité pour les personnes qui travaillent d’agir et de participer aux décisions qui affectent leur activité quotidienne.
« Ces transformations relèvent d’abord d’un changement d’échelle, observe Isabelle Berrebi-Hoffmann, qui a notamment développé ces idées dans l’ouvrage La Société qui vient. Depuis les années 1990, les espaces de régulation du travail et les lieux de pouvoir économique changent de niveau. La gouvernance des grandes entreprises évolue vers un espace transnational, tandis qu’indicateurs financiers et poids des actionnaires déplacent les centres de décision loin des lieux de droit et de régulation nationaux. Pour les travailleurs, cela se traduit par une perte de contrôle sur qui décide du travail, avec un éloignement des centres de décision, au détriment des équipes de proximité. »
Déconnexion entre employeurs et salariés
Seconde évolution, un éclatement progressif de ce qui définissait le travail salarié en entreprise : unité de lieu et unité d’employeur. Des grandes chaînes globales d’approvisionnement se sont constituées, avec une kyrielle de sous-traitants, conduisant à une explosion de l’unité du contrat de travail. Des centaines d’employés font le même travail, mais ni dans les mêmes lieux (parfois sur d’autres continents) ni avec les mêmes statuts. Une déconnexion nouvelle entre l’employeur et les salariés, qui remet en cause la notion même d’entreprise.
Conséquence de cet éclatement, à partir des années 2000, la numérisation croissante des outils de gestion et de production crée des normes bureaucratiques qui remplacent les managers, empêchant toute ambition de coconstruction du travail.
« Il n’y a pas de consentement à la relation aux outils numériques, estime Isabelle Berrebi-Hoffmann. Les indicateurs de performance, d’activité, de temps passé, qui se sont digitalisés, puis la notation par le client pèsent sur l’activité individuelle d’une manière nouvelle. »
Surveillance des salariés à distance
La grève des salariés de France Travail (ex-Pôle Emploi) en mars 2025 en est un exemple tout à fait emblématique de cette tendance : surcharge de travail, perte de sens du métier… Les syndicats se plaignent que leurs tâches se trouvent réduites à « remplir des cases ».
Certaines recherches montrent ainsi que nous n’aurions rien gagné à substituer au contrôle hiérarchique direct une surveillance numérique à distance, si ce n’est un mode plus coercitif du management des tâches et des personnes.
« Quant au contenu du travail, dans un monde où les crises écologiques et géopolitiques sont prégnantes, la quête de sens n’est pas un vain mot, analyse Isabelle Berrebi-Hoffmann, et révèle aussi un besoin de droits et d’institutions nouvelles. »
Dans le même temps, on note une juxtaposition de différents systèmes économiques, une diversité de situations productives, avec la coexistence de régimes de fonctionnaires, de salariés, d’autoentrepreneurs, et une inventivité permanente : des jeunes essaient par exemple de créer un CDI partagé, des makers7 veulent reprendre le pouvoir sur la technologie et ambitionnent de transformer tout autant la façon de consommer que de travailler. Ramenant un peu de perspectives dans un tableau plutôt sombre… ♦
À lire
Le Travail et la société française [6], sous la direction de Thierry Berthet et Delphine Mercier, CNRS éditions, 2025, 390 pages, 25 €.
Consultez aussi
« Les conditions de travail se dégradent depuis les années 1990 » [18]
Le blog Dialogues économiques [19]
- 1. Thierry Berthet est directeur de recherches CNRS au laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Lest, unité CNRS/Université Aix-Marseille). La recherche ANR qu’il dirige est portée par le Lest, en partenariat avec le Centre Émile Durkheim–Science politique et sociologie comparatives (CED, unité CNRS/Sciences Po Bordeaux/Université de Bordeaux), avec l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep) et le Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq).
- 2. Étude réalisée par la direction données et études de l’Association pour l'emploi des cadres (Apec), en partenariat avec Terra Nova, en 2024 : voir https://tinyurl.com/jeunes-travail [20]
- 3. Voir https://injep.fr/chiffres-a-la-une/barometre-djepva-sur-la-jeunesse-edit... [21]
- 4. Au Québec, le travail des enfants n’est encadré que depuis 2023 par une loi qui interdit aux employeurs d’embaucher un enfant en deçà de l’âge de 14 ans, sauf exception, et limite le temps de travail des enfants à 17 h par semaine en période scolaire.
- 5. Professeur des universités en gestion des ressources humaines à l’université de Poitiers.
- 6. Travail réalisé dans le cadre d’un doctorat au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise, unité Cnam/cnrs). Mariame Tighanimine est aujourd’hui attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Paris Dauphine-PSL.
- 7. « Un maker, c’est quelqu’un d’inventif qui fabrique lui-même des objets utiles à sa vie quotidienne, un informaticien qui bricole ses propres drones ou robots, ou encore un artiste qui détourne des objets… Autant de personnes qui adhèrent à la philosophie du faire soi-même et de l’autonomie d’accès aux objets de consommation », définit Isabelle Berrebi-Hoofmann. Lire « Des makers aux fablabs, la fabrique du changement » : https://lejournal.cnrs.fr/articles/des-makers-aux-fablabs-la-fabrique-du... [22]