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Ce blog est alimenté par Dialogues économiques, une revue numérique de diffusion des connaissances éditée par Aix-Marseille School of Economics. Passerelle entre recherche académique et société, Dialogues économiques donne les clefs du raisonnement économique à tous les citoyens. Des articles sont publiés tous les quinze jours et relayés sur ce blog de CNRS le journal.

 

 

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Réseaux sociaux : qui compte le plus ?
27.10.2025, par Yann Bramoullé, Hélène Frouard
Mis à jour le 27.10.2025

Mars 2019, région parisienne. Deux hommes sont brutalement extraits d’une camionnette et passés à tabac. En cause, une rumeur diffusée sur les réseaux sociaux, évoquant des « fourgonnettes blanches » kidnappant des enfants. L’analyse de réseaux aide à comprendre comment de telles  rumeurs se diffusent. Distinguer la cible et l’émetteur  au sein du réseau  peut contribuer à mieux comprendre cette diffusion, selon les résultats d’un travail théorique récent. 

Cet article est issu de la revue Dialogues économiques éditée par Aix-Marseille School of Economics

Les réseaux sociaux numériques influencent de plus en plus nos comportements. Comprendre leur fonctionnement est aujourd’hui un enjeu scientifique majeur. Pourtant, les recherches sur les liens entre les individus remontent bien avant l’ère de Facebook, Snapchat et autres LinkedIn. Depuis le XXᵉ siècle, les sciences sociales s’appuient sur les travaux mathématiques de la théorie des graphes pour représenter ces relations entre individus. L’arrivée de l’informatique dans les années 1970, rendant possibles des  calculs complexes, a donné un nouvel essor à ces analyses.

Les objets que l’on peut représenter sous la forme de graphes, avec des « sommets » (ou « nœuds ») reliés par des « liens », sont innombrables : réseaux de commerce international, propagation d’un virus et bien sûr relations sociales entre individus.

Les graphes au service des sciences sociales

En sciences sociales, l’analyse de réseaux a permis d’appréhender les comportements des individus non plus en fonction des caractéristiques propres de ceux-ci, telles que l’âge, la classe sociale, ou encore le genre, mais selon la place qu’ils occupent au sein de leur réseau. En 1974 par exemple, le sociologue américain Mark Granottever met en évidence l’importance des relations personnelles dans les stratégies de recherche d’emploi1. Ce constat nuance les analyses classiques du marché du travail  et explique, par exemple, qu’à niveau de qualification égale, certains ont plus de mal que d’autres à trouver un travail, faute d’appartenir aux bons réseaux.  Comprendre comment l’information circule dans un réseau est donc essentiel à la réussite de nombreuses politiques sociales et économiques. 

aplat jaune avec des traits noirs Image © Marek Piwnicki / Pexels

Une application à l’économie du développement

En 2013, une équipe de quatre chercheurs en économie, dont les futurs prix Nobel Esther Duflo et Abhijit Banerjee, consacrent une étude importante à ces questions, publiée dans la revue Science sous le titre « La diffusion de la microfinance »2. L’étude porte sur la diffusion du microcrédit, une pratique qui consiste à prêter de petites sommes à des personnes exclues du circuit bancaire classique ou ne pouvant compter que sur des prêts à taux usurier. Ces sommes doivent leur permettre d’améliorer leurs activités productives et donc leurs conditions de vie. En 2006, un organisme de microfinance, Bharatha Swamukti Samsthe (BSS), lance un programme de microcrédits dans une centaine de villages ruraux du Karnataka, au sud-ouest de l’Inde. Pour que l’information se diffuse au sein de la population, les équipes de BSS ne peuvent pas frapper à la porte de chaque foyer. L’organisme choisit, de façon assez classique, d’informer dans chaque village la personne jugée la plus influente : un instituteur, un chef de village, un commerçant, etc. À charge pour elle d’organiser ensuite localement des réunions d’information avec ses voisins agriculteurs pour faire connaître le programme. 

Les plus importants ne sont toujours pas ceux qu’on croit 

Ce choix  de s’appuyer sur les figures locales les plus influentes était-il le plus efficace ? C’est la question que se posent les quatre économistes. Pour y répondre, ils analysent les « nœuds » du réseau qui ont le plus contribué à l’adoption du programme de microcrédit. Les chercheurs commencent par faire une enquête détaillée des caractéristiques individuelles des individus et cartographient leurs relations, avant   l’introduction du programme . Puis ils observent la diffusion et l’adoption du microcrédit par les villageois. Au final, ils montrent qu’un participant a sept fois plus de probabilité d’informer d’autres personnes de l’existence du microcrédit s’il a lui-même adopté le programme. Toutefois, l’information transmise par les non-participants n’en est pas moins fondamentale : les non-participants étant très nombreux, ils sont responsables d’environ un tiers des nouvelles adhésions  au programme.  Enfin, avoir des relations avec des personnes qui ont adopté le programme de microcrédits influe le choix final de l’individu d’adopter, lui aussi, le programme, mais uniquement par la transmission d’information associée.Un groupe de femmes indiennes se tiennent debout en cercle autour d'une autre femme qu’elles écoutent  Femmes en Inde, photo © Equalstock sur Unsplash 

De la “centralité de diffusion”…

Ce travail empirique permet à l’équipe de forger le concept de « centralité de diffusion » (diffusion centrality) : elle qualifie la capacité d’un individu à diffuser le procédé dans son réseau au cours d’une période donnée. Cela prend en compte non seulement ses propres connexions directes (son « degré » de connexion), mais aussi sa capacité à toucher des individus  au-delà de son réseau, c’est-à-dire son influence indirecte. 

Dans le cas étudié, une forte centralité de diffusion d’un individu est le meilleur prédicteur de l’adoption du programme par les autres villageois. Autrement dit, BSS aurait donc eu intérêt à s’appuyer non pas sur les individus apparemment les plus importants, mais sur les individus dont la centralité de diffusion est la plus élevée. 

… au "processus de diffusion"

En 2019, deux chercheurs en économie, Yann Bramoullé et Garance Génicot, reprennent cette analyse pour en proposer une lecture théorique approfondie. Ils clarifient les mécanismes de retransmission : qui relaie l’information et à quel moment ?. Ils montrent en particulier que, dans le modèle de Banerjee et de ses collègues, un individu  transmet l’information autant de fois qu’il l’a reçue. Or, en pratique, ne serait-il pas étrange d’aller deux fois de suite informer son voisin de l’existence du microcrédit parce qu’on a reçu soi-même deux fois l’information ?  En intégrant  la notion d’historique de la diffusion du message, Y. Bramoullé et G. Génicot montrent que d’autres notions que celle de centralité de diffusion peuvent émerger.  

D’autre part, les deux auteurs s’interrogent sur la distinction des cibles et des émetteurs. Dans le modèle de centralité de diffusion, chacun reçoit et transmet l’information. Or, dans la vie réelle, Y. Bramoullé et G. Génicot se rendent compte que, dans certains cas, l’émetteur initial, ou la cible, ont des comportements spécifiques. Par exemple, si vous êtes la cible d’une campagne de harcèlement, vous n’allez probablement jamais retransmettre le message odieux que vous recevez sur vous-même. Vous serez donc une cible de l’information, non un émetteur.
 Deux paires de mains éclairées, sur fond noir, utilisent chacune un téléphone © Nobu / stock.adobe.com

Le cas particulier des émetteurs et des cibles

Cette asymétrie a-t-elle un impact sur la diffusion d’une information ? Pour le savoir, les deux chercheurs introduisent  la notion de « centralité de ciblage » d’un agent ( targeting centrality ) c’est-à-dire l’influence qu’il exerce sur le réseau lorsque le message n’est pas retransmis. Ils font alors tourner le modèle et comparent leurs résultats avec ceux du modèle de centralité de diffusion fondée par A. Banerjee et ses collègues. Ils montrent que la diffusion d’une information dans un réseau dépend du contexte.  Lorsque la probabilité de transmission entre les individus est faible,  les deux centralités sont proches. Autrement dit, l’asymétrie des comportements de la cible et/ou de l’émetteur n’a pas d’impact sur la diffusion de l’information. En revanche, quand  la probabilité de transmission entre les individus est élevée et le temps de diffusion infini, le fait qu’une cible ne transmette pas l’information modifie profondément la diffusion de celle-ci dans le réseau. Cet effet est accentué lorsque le réseau contient des “ponts”, c’est-à-dire lorsqu’il est constitué de sous-réseaux reliés entre eux par des liens isolés – par exemple, dans le cas du programme de BSS, on peut imaginer deux villages sans contact, hormis une femme partie vivre avec son mari dans l’un des deux villages, mais conservant des liens avec sa famille restée dans l’autre. 

L’étude de Y. Bramoullé et G. Génicot révèle donc que, dans certaines conditions, l’asymétrie de certains agents peut impacter fortement la diffusion des informations au sein des réseaux. Voilà qui pourrait aider à comprendre la dynamique des campagnes de  harcèlement en ligne. Et peut-être d’identifier des stratégies pour y faire face ? 

Référence scientifique 

Bramoullé Y., Genicot G., 2024 "Diffusion and Targeting Centrality", Journal of Economic Theory, 222: 105920

Notes 

1. Granovetter, Mark. Getting a Job: A Study of Contacts and Careers. Harvard University Press, 1974
2. Banerjee A., Duflo E., Chandrasekhar A.G., Jackson M.O., 2013 “The Diffusion of Microfinance” Science Magazine, Vol. 341, no. 6144.

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