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Des makers aux fablabs, la fabrique du changement
Qui sont les « makers » ?
Isabelle Berrebi-Hoffmann 1: Un maker, c’est quelqu’un d’inventif qui fabrique lui-même des objets utiles à sa vie quotidienne, un informaticien qui bricole ses propres drones ou robots, ou encore un artiste qui détourne des objets… Autant de personnes qui adhèrent à la philosophie du faire soi-même et de l’autonomie d’accès aux objets de consommation, sans passer par le mass-market. Né aux États-Unis au début des années 2000, le mouvement maker est en fort développement depuis dix ans : c’est le résultat de la convergence entre la culture numérique du libre et de l’open source d’un côté et des savoir-faire artisanaux plus traditionnels de l’autre. Dans sa philosophie, il a des similitudes avec des phénomènes plus anciens comme les « shakers », cette secte protestante établie dans les environs de Boston qui visait l’autarcie et fabriquait elle-même ses meubles, vêtements, mais aussi avec le mouvement « Arts and Craft » apparu en Angleterre dans la deuxième moitié du XIXe siècle : ce mouvement artistique voulait en effet réhabiliter le travail artisanal et la « belle ouvrage » en réaction à la révolution industrielle et à ses produits standardisés de piètre qualité.
Il ne suffit pas d’être bricoleur et fan de numérique pour être un maker, où se situe la différence ?
I. B.-H. : Le mouvement maker repose sur le partage de la connaissance et des outils nécessaires à la fabrication. Il s’incarne dans des espaces collaboratifs appelés makerspaces, fablabs ou encore hackerspaces. Ce sont généralement des espaces de type associatif auxquels on accède librement ou moyennant une adhésion modique. Le hackerspace est très centré sur le logiciel et la fabrication de robots. Le fablab est un atelier de fabrication qui répond à une charte très précise élaborée au MIT (Massachussets Institute of Technology), où est né le premier fablab en 2001, et doit notamment offrir un certain nombre de machines-outils pilotées par ordinateur telles qu’une imprimante 3D ou une découpeuse laser.
Enfin, le makerspace, qui est aussi l’appellation générique de tous ces endroits, désigne souvent un espace plus grand, plus généraliste, et peut également accueillir des artisans qui viennent fabriquer tout ou partie des objets qu’ils commercialisent… L’Artisan’s Asylum, le plus grand markerspace des États-Unis, accueille ainsi 12 ateliers différents dans ses 3 700 mètres carrés situés à Somerville, Massachussets : électronique, joaillerie, cycles, découpe bois, peinture, textile…
Vous évoquez le partage comme une valeur cardinale du maker…
I. B.-H. : Le partage du savoir est indissociable du mouvement maker : il se fait de manière informelle, l’un donnant un coup de main à l’autre, mais aussi via des cours organisés au sein des makerspaces. Le design des objets et tous les plans sont en open source et circulent librement. Il peut s’agir de patrons pour faire soi-même ses vêtements, de fichiers numériques permettant de fabriquer des appareils électroniques, un potager d’appartement, ou même de construire une maison à 10 000 euros avec une imprimante 3D ! Mais le partage s’opère également au-delà des murs de l’atelier. Les makerspaces sont en effet des communautés à la fois très ancrées localement, et totalement ouvertes sur l’extérieur.
Tous ces espaces font partie de réseaux mondiaux où l’échange est permanent. Ils sont d’ailleurs en pointe sur l’utilisation des outils collaboratifs numériques : des espaces de partage dans le « cloud » de type Google Drive, des outils de téléconférence à plusieurs… Cette mise en réseau donne une puissance et un véritable pouvoir d’action au mouvement qui possède ses propres revues – à l’instar de « Make », un magazine papier et en ligne créé en 2005 -, ses blogs et ses événements maker comme les « Maker Faire » lancées aux États-Unis en 2006 et aujourd’hui présentes dans près de 40 pays dans le monde2.
Combien de membres compte la communauté des makers ?
I. B.-H. : C’est difficile à dire. Il n’existe pas de recensement ou d’appellation centralisée pour tous les lieux. Quant à extrapoler leur nombre de visiteurs… Mais on estime qu’il existe aujourd’hui plusieurs centaines de makerspaces en France et plusieurs milliers dans le monde. On assiste à l’émergence d’un phénomène mondial qui brouille les frontières entre loisirs et travail, non marchand et marchand, local et global… Certains makers viennent là car ils sont en transition professionnelle et veulent acquérir de nouvelles compétences, d’autres sont des indépendants qui ne veulent pas travailler seuls, d’autres sont lycéens, étudiants, retraités. Il n’est pas aisé d’établir un profil type, tant le mouvement maker est en ébullition !
Pourquoi s’intéresser au mouvement maker lorsqu’on est sociologue du travail et des organisations ?
I. B.-H. : Parce qu’il est un véritable laboratoire du changement social et entraîne une transformation des modes de production et de consommation. En s’attaquant comme les hackerspaces au système actuel d’obsolescence programmée, en inventant des réseaux où circulent librement les savoir-faire, le mouvement maker s’inscrit clairement à rebours du capitalisme « vertical » – celui des multinationales et de la consommation de masse. Ce qui est passionnant pour les sociologues que nous sommes, c’est qu’il invente des fonctionnements jusqu’alors inconnus en théorie des organisations, à commencer par celui de « communauté ouverte » – un véritable oxymore en sociologie qui a surtout travaillé sur les communautés fermées aux liens forts.
Ces communautés en réseau – et par définition sans leaders – ont inventé un mode de communication qui diffuse partout dans le monde. Elles organisent des « unconferences » (des « non-conférences ») – des conférences participatives qui prennent le contre-pied des présentations magistrales -, des hackatons où des groupes de développeurs volontaires se réunissent pour faire de la programmation informatique collaborative, ou encore des « Five minutes of fame », des prises de parole très courtes. Ces nouvelles façons de collaborer se diffusent jusque dans le monde de l’entreprise, qui essaie même parfois de créer ses propres fablabs internes. Il n’y a pas que l’ubérisation et l’économie de plateformes qui influencent l’économie aujourd’hui : le mouvement maker aussi lui imprime son empreinte… Jusqu’où ? Seul l’avenir le dira.
À lire :
Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement, Seuil, avril 2018.
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Auteur
Journaliste scientifique, Laure Cailloce est rédactrice en chef adjointe de CNRS Le journal. et de la revue Carnets de science.
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