Quand le phytoplancton tue
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Sénégal, 2020. Pendant toute une année, un mal mystérieux frappe les pêcheurs, provoquant l’inquiétude de la communauté internationale. Plus d’un millier d’entre eux souffrent d’une dermatite aiguë sévère, caractérisée par une inflammation et des lésions cutanées. Après un nouvel épisode épidémique en 2021, plusieurs études scientifiques tentent d’en déceler les causes, jusqu’à ce qu’un article publié début 20251 trouve le coupable. Ce n’est ni une bactérie, ni une pollution environnementale… mais une minuscule microalgue [6] marine, Vulcanodinium rugosum, exprimant une toxine, la Portimine A, responsable de nécroses cutanées chez les êtres humains.
Doctorante au sein de l’Institut de pharmacologie et biologie structurale2 et première autrice de l’étude, Léana Gorse décrypte les ressorts de cette épidémie de dermatite : « V. rugosum se niche dans les filets dérivants des pêcheurs, dans lesquels elle est surconcentrée. En manipulant leurs filets, les pêcheurs ont été en contact direct avec cette toxine, notamment au niveau des mains et des yeux. »
Le phénomène est d’autant plus inquiétant qu’il est loin d’être isolé. Les cas de toxines environnementales relâchées par des microalgues se multiplient à travers le monde.
C’est d’ailleurs ce qui a permis à Léana Gorse et ses collègues de trouver une explication au mal qui a frappé le Sénégal : « Tout est parti d’un malentendu. Nous nous intéressions alors à une autre microalgue sur la côte basque, où des fermetures de plages ont lieu chaque été à cause de sa prolifération. Pour mieux la comprendre, nous avons contacté Philipp Hess, un collègue de l’Ifremer spécialiste du sujet, qui nous a fourni des échantillons de toxines inconnues, dont certaines provenant de barques sénégalaises. Par la suite, Philipp Hess et nous avons comparé ces toxines à d’autres, issues de V. rugosum, originaires de la baie de Cienfuegos, à Cuba, où 60 baigneurs avaient souffert d’irritations cutanées semblables quelques années plus tôt. Le profil des toxines correspondait trait pour trait. »

Le blues des blooms
Qu’y a-t-il de commun entre toutes ces microalgues ? Ces organismes microscopiques (qui composent le phytoplancton [11] avec les cyanobactéries) forment des blooms (ou « efflorescences algales »). Au printemps et durant la période estivale – voire sur une période atteignant un an, dans le cas sénégalais –, ces espèces aquatiques profitent de conditions environnementales optimales pour se multiplier.
Si le phénomène est naturel, son intensité et la recrudescence des espèces nuisibles ces dernières années ne laissent pas d’inquiéter les scientifiques. En plus de leur toxicité, pour certaines d’entre elles, leur prolifération débridée provoque en effet la formation d’une couche organique à la surface de l’eau qui obstrue toute lumière. En outre, leur dégradation engendre une diminution de l’oxygène disponible, laissant à leur disparition une zone désolée.

Directeur de recherche au CNRS au sein du laboratoire Biodiversité marine, exploitation et conservation3, qui étudie, entre autres, l’écologie du phytoplancton, toxique ou non, sur le littoral méditerranéen, Éric Fouilland revient sur les facteurs propices aux blooms : « Le premier facteur est la présence massive de nutriments inorganiques, comme l’azote et le phosphore, issus des activités humaines que sont l’agriculture, l’industrie et les effluents urbains. L’intensité des blooms est directement proportionnelle à la quantité de nutriments disponibles. »
Un bloom dure ainsi jusqu’à l’épuisement complet des nutriments disponibles. « Le deuxième facteur est la température de l’eau. Ces organismes unicellulaires ont des préférences pour les températures autour de 20-25 °C. Or, avec le réchauffement des eaux, les algues se développent de plus en plus tôt dans l’année… », déplore le spécialiste des microalgues.
Temps de résidence
S’ils sont déjà particulièrement meurtriers en mer, les blooms excessifs vont jusqu’à provoquer des extinctions de masse à l’échelle des lacs. Dans ces milieux confinés, un troisième facteur s’ajoute aux nutriments plus concentrés et aux températures plus élevées : le temps de résidence, c’est-à-dire la vitesse de renouvellement des eaux. Si, dans les mers ouvertes, les marées renouvellent régulièrement les eaux, « dans les lacs, le temps de résidence s’étire quasiment à l’infini, l’été », observe Alexandrine Pannard, maîtresse de conférences à l’université de Rennes au sein du laboratoire Écosystèmes, biodiversité, évolution4.


Fine connaisseuse du phytoplancton en eau douce, elle a suivi de près pendant deux ans le lac français de Grand-Lieu, situé dans une réserve naturelle au sud-ouest de Nantes. Son projet scientifique visait à caractériser, quantifier et analyser la distribution des espèces de phytoplancton du plus grand lac de plaine français (en hiver), d’une superficie de 63 km².
Dès son arrivée, la chercheuse rennaise a constaté un phénomène propre à Grand-Lieu : le tiers ouest du lac, à l’abri du vent, concentre une myriade de nénuphars. Or, en procurant de l’ombrage sous la surface, les nénuphars font baisser jusqu’à 9 °C la température de l’eau par rapport à l’eau libre, où le mercure peut monter à plus de 30 °C en période estivale.
Seules les cyanobactéries appréciant ces hautes températures, les deux tiers du lac souffrent chaque année de blooms à répétition, qui conduisent très probablement à des chutes de biodiversité massives. Alors qu’à l’ombre des nénuphars, les autres espèces de phytoplancton prospèrent. En d’autres termes, pour Alexandrine Pannard, « si le lac perd ses nénuphars, qui montrent actuellement des signes de déclin, il perdra un tiers de sa biodiversité ».
À l’Anthropocène, un boom de blooms
Les blooms sont d’autant plus frappants qu’ils se multiplient à l’heure de l’Anthropocène. Les activités humaines – agriculture intensive et industrie au premier chef – y jouent un grand rôle. Alexandrine Pannard relève ainsi que « les blooms résultent des activités anthropiques le long des lacs et cours d’eau » : là où les lacs africains et australiens en subissent, en raison des activités humaines et des températures élevées, les froides régions forestières du Canada n’en connaissent aucun.
En mer, les transports internationaux contribuent également à la dissémination des microalgues hors de leurs zones de prédilection. C’est l’une des conclusions de l’étude sur la maladie des pêcheurs sénégalais. Directeur de recherche au CNRS au sein de l’IPBS, Étienne Meunier pointe le rôle des navires longue distance auxquels s’accroche Vulcanodinium rugosum, une espèce méditerranéenne parvenue de ce fait à s’implanter depuis peu dans des mers ouvertes, comme au large du Sénégal.
Enfin, les cyanobactéries ont pour particularité de produire des cellules de dormance, qui, s’accumulant dans les sédiments à la fin d’un bloom, peuvent y survivre plusieurs milliers d’années, jusqu’à ce que reviennent les chaudes températures qu’elles affectionnent. Or, « aujourd’hui, on paie le réchauffement climatique, s’insurge Alexandrine Pannard. Même si l’on a réduit les intrants de nutriments depuis une trentaine d’années, on a de plus en plus de blooms avec la hausse des températures. »


Comme l’épisode sénégalais l’a montré, les effets sur l’espèce humaine se font d’ores et déjà sentir. Sur le plan sanitaire, les impacts sont parfois indirects. « À défaut d’oxygène, certaines bactéries dégradent le sulfate, un composé chimique naturellement présent dans l’eau de mer, et rejettent du soufre, très nauséabond, voire toxique à de fortes teneurs », note Éric Fouilland.
Le directeur de recherche mentionne également le cas des huîtres qui, « contaminées par des toxines issues du phytoplancton et bien qu’elles n’en souffrent pas nécessairement, peuvent, une fois consommées par l’homme, engendrer chez lui des intoxications ».
Ces conséquences sanitaires se doublent de pertes économiques. En Australie, les blooms lacustres déciment des troupeaux entiers de bétail. En France, la fermeture partielle de la côte basque en pleine saison estivale affecte le tourisme local. Quant au Sénégal, déplore Étienne Meunier, « les pêcheurs, très dépendants de leur activité, ont très mal vécu la fermeture de certaines zones le temps du bloom ».
Comment contrer les blooms ?
Dès lors, comment se prémunir contre des effets toujours plus néfastes de blooms toujours plus nombreux ? D’un point de vue très pratique, Alexandrine Pannard plaide pour l’arasement des lacs peu profonds, pour la plupart créés à des fins récréatives (la pêche, au premier plan), dont la difficile restauration après un bloom nécessite soit l’enlèvement des sédiments, soit d’en vider toute l’eau. Elle-même juge plus résilient « un réseau de toutes petites mares de 1 à 2 mètres de largeur, mieux protégées des effets de blooms, que des étangs turbides et envasés par des séries de blooms ».

Au niveau des mers et océans, Éric Fouilland appelle à réduire l’artificialisation et la pression anthropique sur les littoraux… avec néanmoins un revers de la médaille : « Pour ne plus avoir de blooms excessifs, il ne faudrait plus rejeter de nutriments en mer… et donc appauvrir le milieu, ce qui aura un impact certain sur la productivité de la pêche et l’aquaculture, le phytoplancton se trouvant à la base de la chaîne alimentaire dans l’océan. »
Une solution pourrait toutefois venir d’un angle inattendu. L’étude à laquelle ont contribué Léana Gorse et Étienne Meunier a mis en lumière le fait qu’une partie de la population – parmi laquelle certains pêcheurs sénégalais – était porteuse d’une mutation génétique la rendant résistante à la Portimine A, la fameuse toxine libérée par l’algue tueuse Vulcanodinium rugosum.
Léana Gorse y voit une lueur d’espoir : « C’est une forme d’adaptation des populations à cette nouvelle pression environnementale. » À l’avenir, des mutations sélectionnées par l’environnement – climatique ou infectieux – pourraient peut-être nous rendre plus résistants à des agressions de plus en plus fortes.
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