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À Fukushima, des tests de cognition pour les insectes

À Fukushima, des tests de cognition pour les insectes

16.05.2025, par
Temps de lecture : 7 minutes
Abeilles collectant de l’eau sucrée sur un nourrisseur. Une abeille porte un QR Code, qui permet aux labyrinthes automatisés de l’identifier.
Dans la zone contaminée de Fukushima, au Japon, des scientifiques s’intéressent à l’impact de la radioactivité sur les capacités cognitives d’insectes pollinisateurs : les abeilles domestiques, mais aussi les frelons géants.

On sait que les abeilles et les frelons disposent de nombreuses facultés cognitives. Ces insectes savent reconnaître des couleurs, s’orienter dans l’espace… Mais la pollution et les substances disséminées par l’humain dans l’environnement, comme les pesticides, peuvent altérer leurs performances cognitives. Qu’en est-il de l’effet sur ces pollinisateurs des rayons ionisants ?

C’est la question que se sont posée Olivier Armant, du laboratoire Écologie et écotoxicologie des radionucléides de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), et l’éthologue Mathieu Lihoreau, du Centre de recherche sur la cognition animale du Centre de biologie intégrative1. Le premier travaille sur l’effet écologique des rayons ionisants, avec des études de long terme sur la faune et la flore de Tchernobyl (désormais inaccessible, du fait de la guerre en Ukraine) et de Fukushima, au Japon. Le second se passionne pour l’intelligence des abeilles et ce qui peut la perturber.

Évaluer les performances cognitives

« Il y a quelques années, un chercheur de mon laboratoire a eu l’idée d’un déploiement de différents types de capteurs pour suivre, si possible de manière automatisée, l’activité biologique de certaines espèces dans le contexte accidentel de Fukushima, raconte Olivier Armant. Nous avions trois projets en vue : des nichoirs connectés, un système qui mesurait les paramètres biotiques de l’eau et – celui que nous avons retenu – le système de Mathieu Lihoreau. »2 L’éthologue développe en effet depuis plusieurs années un système automatisé pour évaluer les performances cognitives de ces insectes sociaux. L’appareil utilisé est conçu en partenariat avec la start-up toulousaine BeeGuard, qui fabrique des ruches connectées permettant une surveillance en temps réel.

Membre de l’équipe en train de collecter des abeilles devant les ruches connectées.
Membre de l’équipe en train de collecter des abeilles devant les ruches connectées.

Si les abeilles montrent des déficits d’apprentissage dans certains lieux, c’est qu’il y a un souci.

« J’étudie les capacités d’apprentissage et de mémoire des abeilles, détaille Mathieu Lihoreau. Ce sujet est avant tout un sujet de recherche fondamentale, mais il a aussi des applications très concrètes en écotoxicologie : si les abeilles montrent des déficits d’apprentissage dans certains lieux, c’est qu’il y a un souci. Par exemple, de nombreux pesticides sont utilisés en doses suffisamment faibles pour ne pas tuer les abeilles, mais ils se retrouvent de manière résiduelle dans le nectar dont elles se nourrissent et ont une action neurotoxique. Cela se traduit par des perturbations cognitives, difficiles à observer, comme l’impossibilité d’associer une récompense à une couleur ou à une odeur. Notre système permet de mesurer ces effets, certes non létaux, mais quand même graves, car ils ont des conséquences en cascade sur la survie des colonies et, plus généralement, sur le service de pollinisation. »

Ainsi perturbées, les abeilles vont se mettre à butiner des fleurs de différentes espèces, au lieu de se concentrer sur une seule. Elles n’amènent alors plus le bon pollen aux bonnes plantes, ce qui a des conséquences sur tout l’écosystème. Le dispositif développé par l’équipe de Mathieu Lihoreau (composée de biologistes, ingénieurs, modélisateurs et écologues) n’avait jusqu’à présent été testé que près de Toulouse, sans les conditions extrêmes d’une zone comme Fukushima – où les scientifiques ont pu pénétrer grâce à leurs collègues japonais.

Une entrée de ruche en zone contaminée. Certaines abeilles (entourées en rouge) portent un QR Code d’identification.
Une entrée de ruche en zone contaminée. Certaines abeilles (entourées en rouge) portent un QR Code d’identification.

« Nous avons commencé à collaborer avec le Japon juste après l’accident de Fukushima, en 2011, explique Olivier Armant. Nous travaillons notamment avec l’Institute of Environmental Radioactivity (IER) de l’université de Fukushima, qui nous aide à accéder à la zone contaminée. Les collègues japonais connaissent bien le site et ses forêts, ils ont pu nous aiguiller vers les lieux les plus intéressants. Nous avons ainsi mené deux actions de terrain en 2023 et 2024. »

Comment faire passer des tests à des abeilles ?

Les sites sélectionnés pour installer les ruches d’abeilles domestiques l’ont été3 en fonction du gradient de contamination des sols en césium 137. Les frelons locaux, déjà présents sur les sites, ont aussi fait partie de l’étude de cognition. Même s’il n’est pas clair que ces espèces locales soient des pollinisateurs, leur étude est intéressante, car elles sont issues de nombreuses générations d’insectes exposés aux radiations.

Mais comment fait-on passer des tests cognitifs à un insecte ? « Le système repose sur des protocoles expérimentaux classiques, développés en laboratoire depuis 50 ans », affirme Mathieu Lihoreau. Il s’agit d’un labyrinthe en Y, dans lequel l’insecte peut choisir entre deux branches illuminées par des LED colorées, en bleu ou en jaune. L’insecte doit comprendre qu’une seule couleur (bleu ou jaune, en fonction des tests) est récompensée avec de l’eau sucrée dispensée par une pompe à l’extrémité de la branche.

Labyrinthe automatisé avec interface numérique pour visualiser les données.
Labyrinthe automatisé avec interface numérique pour visualiser les données.

Une abeille en bonne santé a besoin de 10 essais en moyenne pour trouver le chemin correct en suivant les bonnes couleurs. « Ce chiffre nous permet d’établir des courbes d’apprentissage, que l’on peut ensuite comparer pour voir s’il y a un impact sur la capacité à résoudre le problème », poursuit Mathieu Lihoreau.

Des abeilles munies d’un QR Code

Le protocole déployé à Fukushima est automatisé. Chaque abeille est équipée d’un QR Code large de 2 millimètres. Celui-ci est lu par une caméra, qui commande l’ouverture du labyrinthe. Cette personnalisation permet de tester l’apprentissage de chaque animal, dont le comportement est filmé, analysé et envoyé en temps réel sur un serveur. Le tout est alimenté par des panneaux solaires.

Les frelons géants, trop gros pour entrer dans le système, ont été testés « à la main » dans des labyrinthes plus classiques. « Nos collègues japonais ont d’abord voulu nous dissuader de les manipuler, tellement ils sont dangereux, se souvient Mathieu Lihoreau. Mais ces frelons sont extrêmement intéressants pour comprendre l’impact environnemental de la radiocontamination, car ces prédateurs sont en haut de la chaîne alimentaire et, contrairement à nos abeilles domestiques, ils sont présents dans la zone depuis toujours, bien avant l’accident nucléaire. »

Frelon géant équipé d’un dosimètre.
Frelon géant équipé d’un dosimètre.

Si les résultats de l’étude n’ont pas encore été publiés, les scientifiques indiquent d’ores et déjà constater une baisse de la cognition des insectes dans la zone contaminée de la Préfecture de Fukushima. « Nous observons des corrélations, note Olivier Armant. Un lien causal avec les contaminations radioactives n’a cependant pas encore été démontré. Mais comme la zone n’est plus habitée, il est peu probable que l’effet soit dû à des facteurs tels que les pesticides. »  ♦

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Notes
  • 1. CRCA-CBI, unité CNRS/Université de Toulouse.
  • 2. Ces travaux sont issus d’un appel à projets commun entre le CNRS, via sa Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (Miti), et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, qui a depuis fusionné avec l’Autorité de sûreté nucléaire, pour former l’ASNR.
  • 3. Dans le cadre du projet d’évaluation des effets des rayonnements ionisants sur les abeilles BEERAD, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR).

Auteur

Martin Koppe

Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.