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La consommation d’énergie générée par les usages quotidiens est la plupart du temps invisible ; ce qui importe est l’action réalisée, c’est-à-dire préparer les repas, se distraire, se laver, avoir chaud. Le changement fondamental généré par la transition énergétique actuelle consiste à ajouter une contrainte supplémentaire à l’action : celle de consommer moins d’énergie. Dans cette perspective, la transition énergétique en cours affecte nos manières d’habiter, appelant à de profondes modifications de nos habitudes alimentaires, des modes de cuisson et de conservation des aliments qui y sont associés, de l’hygiène au travers de l’usage de l’eau chaude et de la relation au propre1, de notre ressenti du confort thermique2 et lumineux3, que ce soit dans les espaces domestiques, professionnels ou publics, de nos façons de nous déplacer grâce à l’intérêt renouvelé pour les mobilités actives, de l’électromobilité mais aussi de la moralisation de nos déplacements.
Pour l’anthropologie, il s’agit d’appréhender en quoi ces usages de l’énergie au quotidien s’appuient sur des manières de faire et des pratiques ordinaires soumises à la fois à l’inertie du quotidien et au changement social4. Ces pratiques comportent autant une dimension corporelle et sensible, que sociale et technique, sujette à l’évolution dans le temps. Ce sont ces processus de transformations que Nathalie Ortar5 cherche à saisir en investiguant, d’une part, les usages domestiques de l’énergie à travers la formation des pratiques sociales et leurs dimensions sensorielles et, d’autre part, l’équité des changements en cours notamment au travers des notions de justice énergétique et mobilitaire mobilisées par les sciences sociales pour mettre à jour les inégalités socio-spatiales exacerbées par les transitions en cours.
Installation de panneaux photovoltaïques pour accroître son autonomie énergétique, Bantes (Alpes-Maritimes), 2015 © N. Ortar
Apporter des connaissances sur la transition dans un contexte de crise
Le projet Trans-energy est ainsi né du constat d’un besoin de connaissance dans le contexte de la transition énergétique en cours lié non seulement à la crise écologique mais aussi à la hausse des prix de l’énergie qui engendrent une vulnérabilité énergétique croissante de la population. Trans-energy a développé une approche pluridisciplinaire, associant des chercheurs et chercheuses issus des sciences de l’ingénieur, de l’économie, de l’aménagement, de la sociologie et de l’anthropologie. L’objectif du projet était d’apporter des éléments de connaissance sur les stratégies développées par des ménages et des entreprises pour faire face à la transition énergétique à Lille et Lyon.
Il s’agissait, d’une part, d’étudier les politiques de gestion de la mobilité et les choix de localisation des entreprises et, d’autre part, d’analyser les arbitrages en matière de pratiques de mobilités et d’usages du logement de ménages accédant à la propriété et de salariées des entreprises étudiées. Il s’agissait ainsi autant de quantifier les effets en termes d’émission des déplacements que d’analyser la manière dont les entreprises et les ménages font face aux changements en cours, que ces mutations soient impulsées par des politiques ou en réaction à la hausse des coûts énergétiques.
Dans un premier temps, il a fallu que Louafi Bouzouina6 et son équipe réalisent un traitement statistique de bases de données existantes sur la localisation des entreprises et des ménages (enquêtes ménage déplacement, recensement général de la population) afin d’appréhender aussi bien les évolutions en cours en termes de choix de localisation que les niveaux d’émission depuis les lieux de résidence comme de travail. Cette pré-enquête a permis de déterminer un portrait des deux agglomérations et de définir les zones géographiques de résidence comme de travail qui apparaissaient en tension. À travers leur prisme aménagiste, Patricia Lejoux7 et Ludovic Vaillant8 se sont ensuite rendus auprès des entreprises pour interroger les dirigeants sur les choix qui avaient sous-tendu leur localisation ainsi que sur les difficultés rencontrées par leur personnel pour se rendre au travail. Un questionnaire a été distribué auprès des salariées à l’issue duquel il était proposé de les recontacter. Hélène Ducourant9, Blandine Mortain10, Joël Meissonnier11 et Cécile Vignal12, sociologues, et Nathalie Ortar et Félicie Drouilleau13, des anthropologues, ont rencontré les salariées les plus en tension afin d’investiguer leurs façons de faire face aux tensions générées par la hausse des coûts de l’énergie d’un point de vue non seulement financier mais aussi pratique et sensoriel. Ont ainsi été analysés, par exemple, la manière dont les individus faisaient face à la baisse du thermostat dans les logements et le régime de justification des nouvelles pratiques14.
Parallèlement, la même équipe contactait les agences immobilières des zones de résidence en tension pour rechercher des potentiels acquéreurs qui accepteraient d’être suivis dans leur recherche de logement. L’objectif était d’appréhender, au fil de la réflexion sous-tendant l’achat, la nature des choix effectués en termes de localisation et de qualité énergétique.
Poêle installé pour améliorer le chauffage de la maison d’un ménage disposant de bois gratuitement, Caluire et Cuire (métropole de Lyon), 2024 © N. Ortar
Aux limites de la pluridisciplinarité
Le projet Trans-energy a permis de mettre à jour l’importance des politiques de localisation des entreprises et d’organisation du travail sur les déplacements des salariées et donc leur poids économique au quotidien pour se rendre au travail. Cette inter-relation, souvent présentée comme une décision des salariées à travers leurs choix résidentiels, a été ici questionnée en montrant également quelle était la part de responsabilité des entreprises.
Au-delà de ces questions renvoyant tant à l’aménagement qu’à l’organisation des territoires d’emploi, Trans-energy a permis d’entrer dans les pratiques quotidiennes de consommation et de gestion de l’énergie, d’analyser les impermanences ainsi que les changements en cours, des changements parfois encore invisibles pour le statisticien. Ainsi, l’équipe de recherche a pu montrer que si les consommations liées aux déplacements domicile-travail étaient restées assez stables, d’autres types de consommations — comme l’alimentation, les loisirs et d’autres postes de consommation énergétiques —, avaient évolué pour ne pas affecter ces déplacements essentiels et très contraints en particulier pour tous les ouvriers et employés exerçant en travail posté, une forme d’organisation du travail où des équipes se relaient au même poste les unes après les autres (par exemple, l’organisation en deux fois huit heures).
La difficulté principale du projet a résidé dans le dialogue entre les sources statistiques utilisées qui étaient nécessairement un peu datées et la réalité des terrains d’enquête qui avaient évolué entre-temps. L’usage des sources statistiques pour définir les lieux d’enquête pendant une crise énergétique et immobilière s’est ainsi avéré peu adéquat au-delà des éléments généraux fournis. Les méthodologies qualitatives et quantitatives sont ainsi peu entrées en dialogue dans l’exploitation des résultats, même si ce travail a nourri la réflexion pendant la recherche.
Dépasser le quotidien pour intégrer les infrastructures
Les questions entourant les inégalités générées par l’accroissement de la population exposée à la vulnérabilité énergétique restent encore à approfondir pour être traitées de façon pluridisciplinaire. De ce point de vue, les comparaisons avec d’autres pays sont essentielles. Reste aussi à mieux appréhender le poids des infrastructures dans les choix effectués ainsi qu’à mieux déterminer les conditions d’une transition juste qui comporte autant des dimensions spatiales que socio-économiques. En effet, les infrastructures distribuant l’énergie participent non seulement de systèmes techniques complexes et dynamiques relevant des sciences de l’ingénieur, mais aussi de systèmes sociaux et culturels étudiés par les sciences sociales. Chacune des étapes de la vie d’un système énergétique constitue un champ de recherche particulièrement riche pour l’anthropologie, qu’il s’agisse d’étudier les enjeux politiques, économiques et symboliques ou la globalisation des flux matériels et humains.
Les communes investissent aussi pour accroître leurs revenus, Bantes (Alpes-Maritimes), 2015 © N. Ortar
- 1. Shove E. 2003, Comfort, Cleanliness and Convenience: The Social Organization of Normality, Berg Publishers.
- 2. Subrémon H. 2009, « Habiter avec l’énergie : pour une anthropologie sensible de la consommation d’énergie », Thèse de doctorat, Université Paris Nanterre.
- 3. Bonnin M. 2016, « Habitable et confortable : modèles culturels, pratiques de l’habitat et pratiques de consommation d’énergie en logement social et copropriétés », Thèse de doctorat, Université Paris Nanterre.
- 4. Pour un panorama de la recherche francophone sur le sujet, voir : Ortar N., Subrémon H. 2018, L’énergie et ses usages domestiques. Anthropologie d’une transition en cours, Éditions Pétra.
- 5. Nathalie Ortar est directrice de recherche du ministère de la transition écologique à l’École nationale des travaux publics de l’État, membre du Laboratoire Aménagement, Economie, Transports (LAET, CNRS / ENPTE / Université Lumière Lyon 2).
- 6. Économiste, directeur de recherche du ministère de la transition écologique, membre du LAET.
- 7. Aménagiste, chercheuse du ministère de la transition écologique, membre du LAET.
- 8. Économiste, directeur d’études au Cerema, directeur adjoint du laboratoire Mobilités, Aménagement, Transports, Risques et Société (MATRiS, Cerema / Paris Cergy Université).
- 9. Maîtresse de conférence à l’université Gustave Eiffel, membre du Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS, CNRS / École des Ponts ParisTech / UGE).
- 10. Maîtresse de conférence à l’université de Lille, membre du Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (CLERSE, CNRS / Université de Lille).
- 11. Chercheur du ministère de la transition écologique, membre de MATRiS.
- 12. Maîtresse de conférence à l’université de Lille, membre du CLERSE.
- 13. Chargée d’études au Céreq, membre du laboratoire Acteurs, ressources et territoires dans le développement (ART-DEV, CNRS / CIRAD / Université Paul-Valéry-Montpellier / Université de Perpignan Via Domitia).
- 14. Voir par exemple : Ducourant H., Mortain B. 2014, « Acheter puis revendre dans la métropole lilloise », in Belmessous F., Bonneval L., Coudroy De Lille L., Ortar N. Logement et Politique(s), Un couple encore d'actualité ? , pp.231-244 ; Ortar N. 2018, « Chapitre 8 - Faire avec la hausse des coûts de l’énergie : quels changements dans les routines », in Ortar N., Subrémon H. (dir.), L’énergie et ses usages domestiques. Anthropologie d’une transition en cours, pp. 100-112.; Ortar N. 2021, "Chapter 6. Delving at the Core of Everyday Life: Between Power Legacies and Political Struggles, the Case of Wood-Burning Stoves in France", Ethnographies of Power. A Political Anthropology of Energy.
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