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Les salles d’audience ne se limitent pas à fournir des cadres intéressants pour étudier des procédures, des logiques d’interaction spécifiques, ou l’établissement d’une vérité et sa mise en doute — comme l’ethnométhodologie ou, d’une autre façon, le travail de Latour sur le Conseil d’État, l’ont montré : elles sont aussi des lieux de confrontation, d’interprétation et de prise de position autour d’un large spectre de questions mettant en scène des acteurs provenant de milieux très variés et liés à des rapports de pouvoir multiples.
Interactions lors d’audiences, Mandi 2006 © D. Berti, 2016
Souvent oubliés ou volontairement ignorés par les ethnologues, notamment lorsqu’ils travaillent dans des pays non occidentaux, les tribunaux d’État ont longtemps été perçus comme un héritage colonial, en opposition à une gestion « indigène » des conflits. Une telle dichotomie a pourtant été revue de façon critique par des auteurs qui ont montré que la pratique de la justice ne doit pas être considérée en termes de juxtaposition (tribunaux officiels / justice coutumière), mais comme composante d’une interaction sociale et politique1.
L’expression de conflits
Les affaires judiciaires peuvent ainsi fournir une entrée pour étudier des situations auxquelles l’ethnologue aurait autrement difficilement accès. Cela surtout dans une société post-coloniale comme l’Inde où la machine judiciaire est devenue l’un des plus puissants instruments de gouvernance du pays, et où l’on assiste, comme ailleurs dans le monde, à une judiciarisation croissante de conflits autrefois soumis uniquement à des instances locales de jugement. Les tribunaux sont alors appelés à essayer de réguler une société où les relations sociales et quotidiennes sont souvent marquées par des discriminations basées sur la caste, le genre, ou la religion, et où les liens de parenté, de résidence et les hiérarchies de pouvoir s’avèrent extrêmement coercitifs.
Cette valeur heuristique des affaires judiciaires a été largement explorée dans le domaine de l’histoire. En Europe, à la suite des travaux de Ginzburg sur les procès de sorcellerie en particulier2, les historiens se sont appuyés sur les dossiers judiciaires pour obtenir des informations sur des aspects de la vie quotidienne qui, en raison de leur banalité, ne sont guère évoqués — sauf de façon lacunaire — dans d’autres sources3. Ils ont ainsi pu étudier, par exemple, la perception du corps et l’expression des émotions par les témoins de l’Inquisition au XIIIe siècle4, ou les vies anonymes des gens de la rue dans des quartiers parisiens au XVIIIe siècle5.
Les dossiers judiciaires ont été aussi considérés comme des capteurs de tensions culturelles qui permettent de comprendre en profondeur les transformations cruciales à l’œuvre dans une société à une période donnée. Un exemple est le double volume intitulé On Trial. American History through Court Proceedings and Hearings6, dans lequel les auteurs sont partis des transcriptions d’une série de procès criminels pour expliquer aux étudiants la guerre de Sécession et la Reconstruction, le Ku Klux Klan et le début de la législation sur la protection du travail.
Déplacement du regard
À la différence de l’historien, l’ethnologue peut avoir accès aux acteurs en chair et en os, à leurs récits ou témoignages. Le terrain au tribunal alterne entre le dedans et le dehors de la salle d’audience, afin de rencontrer non seulement ceux qui sont impliqués dans un cas — témoins, victimes, accusés — mais aussi avocats, procureurs, et juges.
Dans l’enceinte du tribunal, Kullu 2005 © D. Berti
Pour rentrer dans la logique d’une affaire, les questions que l’ethnologue pose visent non pas tant à soulever des points de droit qu’à se familiariser avec les procédures judiciaires. Si cela peut l’amener à interroger des juges sur ce qu’ils considèrent comme acquis, ceux-ci peuvent en retour être intrigués par les questions « naïves » que l’ethnologue lui adresse. « Qu’est-ce qu’un doute raisonnable ? » Un juge était amusé de se rendre compte qu’il avait du mal à l’expliquer, tant le principe faisait partie d’une procédure quotidienne qu'il utilisait constamment pour trancher ses décisions. L’ethnologue peut même parfois se retrouver cité dans des jugements alors qu’il ne fait que rapporter des situations banales — comme la rétractation des témoins — auxquelles les juges sont constamment confrontés.
Certaines affaires se caractérisent par la variété de disciplines que la question soumise au tribunal soulève. C’est le cas, par exemple, de procès concernant la protection de l’environnement et des animaux, un thème qui est au centre du projet ANR Rulnat (Ruling on Nature – Animals and the Environment Before the Court). Ces litiges impliquent en effet des questions scientifiques sur lesquels les juges se considèrent incompétents. Ils font alors appel à des experts, demandent des rapports. Des green courts au sein des hautes cours des États de l’Inde ont été récemment établies avec l’idée (souvent illusoire) d’en faire des instances plus spécialisées ; un tribunal spécifique, le National Green Tribunal, a été créé au niveau de l’État fédéral où des experts de l’environnement siègent aux côtés des juges ; et un Comité central d’experts a été formé par la Cour suprême pour la conseiller sur les questions concernant les espèces et les espaces en danger.
À la différence du juge, le rôle de l’ethnologue n’est pas d’avoir une opinion mais de voir ce que le cas lui apporte pour sa compréhension du contexte étudié. Son rôle n’est pas de juger. Il cherche plutôt des points de vue, des tensions, des contradictions, des paradoxes, des enjeux… Son incompétence en matière de droit, loin d’être inhibante, l’amène au contraire à se pencher sur d’autres questions révélées par l’affaire, ce qui peut même l’éloigner du cas qu’il avait commencé à observer.
Tours et détours : écologues, ingénieurs, conservationnistes, activistes, cinéastes…
Construction d’un pont dans la réserve de tigres de Rajaji, Uttarakhand 2022 © D. Berti
Par exemple, dans les litiges portés au tribunal par des militants écologistes pour s’opposer au projet de construire une autoroute traversant un corridor de tigres, une espèce très protégée, les dossiers, qui font souvent plusieurs volumes, sont toujours très riches. En plus des parties rédigées par les avocats (qui peuvent inclure des arguments non juridiques), les annexes contiennent des documents de nature très hétérogène : solutions d’ingénierie routière, cartes détaillées montrant les déplacements des tigres, rapports de comités, avis ou publications scientifiques, articles de presse, vidéos documentaires…
Une première piste de terrain est de rencontrer des scientifiques, notamment ceux qui ont rédigé les rapports d’expertise. L’ethnologue doit étudier comment ils travaillent, comment ils détectent la présence des tigres, comptent leur nombre ou mesurent leur niveau de stress dû à la présence humaine sur leurs territoires. Cela leur permet d’établir différents scénarios pour évaluer les probabilités de survie d’une métapopulation donnée de tigres, répartie entre plusieurs zones.
Procédure pour extraire de l’ADN à partir de déjections de tigres, Wildlife Institute of India, Dehradun 2019 © D. Berti
Données et prévisions ont une vie scientifique propre — elles sont exposées dans des publications académiques et sont débattues lors de conférences internationales. Mais elles sont aussi impliquées dans des prises de décisions gouvernementales, et c’est là que peut se poser la question des pressions politiques sur la rédaction des rapports scientifiques, puis sur leur utilisation dans des litiges. Ces pressions ne sont pas explicitées au cours du processus administratif et judiciaire, mais peuvent ressortir dans les médias et dans les entretiens lors du terrain.
Dans le cas de la construction d’une autoroute, l’ethnologue se tourne aussi vers l’agence de développement qui a proposé le projet, vers les ingénieurs, les administrateurs, voire les politiques, pour avoir le point de vue de ceux qui mettent en avant la nécessité de connecter des humains (plus que des tigres) ainsi que le besoin du pays de développer ses infrastructures. Pour tenter de se prémunir d’attaques possibles en justice, les ingénieurs s’emparent d’ailleurs eux-aussi du discours écologique et présentent leur autoroute comme étant eco-friendly, une infrastructure verte : leur route ne détruit pas la forêt — disent-ils — elle la sauve ! Ce type de slogans, de plus en plus utilisés par les entreprises, est souvent considéré comme étant du greenwashing pour les militants écologistes, qui portent alors l’affaire au tribunal.
La voix de ces militants demande aussi à être décryptée. Ce sont des gens engagés (par position idéologique ou passion personnelle), pour qui les tigres ne doivent pas être seulement étudiés — ce qu’ils reprochent souvent aux scientifiques. Il faut au contraire se battre pour les sauver, pour qu’ils puissent se déplacer et survivre en tant qu’espèce. La voix des militants peut parfois passer par un prête-nom (ou, au contraire, en servir) lorsque celui qui décide de déposer une plainte, ne peut pas se faire connaître pour des raisons variées et demande à quelqu’un d’autre de se présenter comme plaignant. Ce genre de dissonance et de dissimulation permet à l’ethnologue de découvrir d’autres histoires derrière le procès, d’autres enjeux du litige.
Un chercheur indique des corridors biologiques permettant l’échange génétique entre populations de tigres. Wildlife Institute of India, Dehradun 2022 © D. Berti
Le rôle des médias est enfin une autre dimension cruciale de ces batailles éco-judiciaires. Les articles de presse sont souvent inclus dans les dossiers d’un litige, et peuvent même le déclencher. La photographie et les documentaires écologistes peuvent aussi être admis par les tribunaux indiens comme éléments d’information. Ainsi, un film dénonçant les conditions de vie des éléphants de temple a été essentiel pour gagner un procès à la Cour suprême ; un autre sur les dégâts causés par une mine de fer a convaincu les juges d’ordonner sa fermeture. Cela constitue de nouvelles sources que l’ethnologue doit prendre en compte et qui peuvent lui ouvrir l’accès à divers débats entre cinéastes — par exemple, afin d’avoir un impact sur la protection de la nature, faut-il filmer sa beauté ou sa destruction ?
L’ethnographie des affaires judiciaires, ainsi comprise, ne relève pas d’une étude anthropologique du droit, mais de l’anthropologie tout court : les litiges portés aux tribunaux sont plutôt un point de départ permettant à l’ethnologue d’explorer nombre de domaines et de questions connectées, en se tournant aussi bien vers des praticiens du droit que vers des spécialistes de diverses disciplines et une grande variété d’acteurs sociaux.
Daniela Berti est directrice de recherche CNRS au sein du laboratoire Patrimoines locaux, environnement et globalisation (PALOC, unité CNRS/IRD/MNHN).
- 1. Voir, parmi d’autres : Moore S. F. 1973, Law and Social Change: The Semi-Autonomous Social Field as an Appropriate Subject of Study, Law & Society Review, 7: 719-746. Comaroff J. L., Roberts S. 1981, Rules and Processes. The Cultural Logic of Dispute in an African Context, University of Chicago Press. Engle Merry S. 1990, Getting Justice and Getting Even Legal Consciousness among Working-Class Americans, Chicago University Press. Anderson M.R. 1990, Classifications and coercions: themes in South Asian legal studies in the 1980s, South Asian Res., 10: 158–177. Singha R. 1998, A Despotism of Law : Crime and Justice in Early Colonial India, Oxford University Press. Rosen L. 2006, Law as Culture: An Invitation, Princeton University Press. Baxi P. 2014, Public Secrets of Law: Ethnography of Rape Trials in Gujarat, Oxford University Press.
- 2. Ginzburg C. 1983, The Night Battles : Witchcraft & Agrarian Cults in the Sixteenth & Seventeenth Centuries, Johns Hopkins University Press.
- 3. Guillaume Garnier Le recours aux archives judiciaires pour étudier les habitudes de sommeil https://doi.org/10.4000/acrh.1554
- 4. Cheirézy C. 2009, Crainte et dépendance : le pouvoir sur les corps en Toulousain au xiiie siècle, in Albornoz Vasquez M. E., Giuli M. et Seriu N. (dir.), Les archives judiciaires en question, L’Atelier du Centre de recherches historiques, CRH Electronic Journal, http://acrh.revues.org/1537.
- 5. Farge A., Cerutti S. 2009, Introduction, in Albornoz Vasquez M. E., Giuli M. et Seriu N. (dir.), Les archives judiciaires en question. L’Atelier du Centre de recherches historiques, CRH Electronic Journal, http://acrh.revues.org/1476.
- 6. Marcus,R., Marcus A. (dir.On Trial : American History through Court Proceedings and Hearings II, Brandywine Press.
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