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Après une année de jeûne pour cause de Covid-19, j’ai enfin pu retrouver le terrain et effectuer une nouvelle mission auprès des orpailleurs clandestins en Guyane, les garimpeiros. Revenir sur le terrain près avoir publié un ouvrage de synthèse est toujours dangereux… Et si je tombais soudain sur des éléments qui feraient tomber ou remettraient en cause les hypothèses émises ? Et si, finalement, je n’avais rien compris ?
Heureusement, les orpailleurs ont été bienveillants en se montrant égaux à tous ceux que j’avais rencontrés auparavant. Certes, des innovations techniques ou des détails sont venus compléter l’image que j’ai essayé d’en donner dans mon ouvrage. Mais les relations entre les différentes parties de ce que j’appelle le « système garimpeiro » ont été à nouveau confirmées, apportant leur lot de témoignages supplémentaires sur une condition le plus souvent choisie, et non pas subie, bien que le résultat puisse être immensément différent d’un individu à un autre.
Même en pleine forêt, on garde le contact !
On m’a ainsi montré une vidéo d’une femme de la région qui est désormais la propriétaire d’un business agroalimentaire au Brésil, acheté avec les kilos d’or qu’elle a extraits. Le sort lui a enfin souri après une longue période de malchance et sa fortune a été faite en à peine quelques mois l’été dernier. Mais peu de temps après je discutais avec une autre, venue en Guyane il y a sept ans pour payer des dettes contractées au Brésil auprès d’un agioteur. Désespérée sur la possibilité de voir enfin la roue tourner en sa faveur, elle ne voyait plus « que l’ombre de moi-même quand je me regarde dans le miroir », « enfermée dans une prison que j’ai construite moi-même… personne ne m’y a forcée… ».
Le facteur chance est inhérent au monde de l’orpaillage et le fait que certains ou certaines réussiront et d’autres non est une règle acceptée par tous. Mais, bien sûr, tous ont aussi l’espoir secret qu’ils feront partie des gagnants. Dans la vidéo envoyée chez lui et tournée sur l’Oyapock, un jeune homme sur le point d’entrer en Guyane lance ainsi : « Me voilà presque entré en Guyane… Si Dieu le veut, dans six ou sept mois, je serai de retour… cousu d’or ! ».
Le Covid-19 a touché les régions d’orpaillage, bien sûr. Mais, apparemment, aucun cas grave n’a été relevé dans le secteur où nous nous sommes rendus. Les garimpeiros en sont même arrivés à la conclusion – qui ne passerait sans doute pas le crible du conseil scientifique mené par le Pr Delfraissy – que « cette maladie, elle est plus faible dans la forêt ». Dans le même temps, regardant à la télévision les nouvelles du Brésil et la situation apocalyptique à Manaus, beaucoup ont préféré rester sur place et remettre à l’année prochaine leurs projets de voyages à la maison. Pourtant, ils restent en contact permanent avec leurs familles et leurs amis. Magie de la forêt ? Usage intensif des centrales de radio qui ont été pendant si longtemps le carrefour des communications des garimpeiros avec le Brésil ? Non ! La révolution Internet est arrivée en forêt !
Connexions qui explosent et fièvre capitaliste
L’existence de tels systèmes était évoquée depuis 2019, mais je n’en avais jamais vu en action. Or, depuis quelques mois, c’est la fièvre. Flairant un nouveau business, commerçants et commerçantes (marreteiros ou marreteiras) se sont lancés. Ils ont acheté le matériel, conclu les abonnements auprès d’opérateurs comme Mobilsat ou Viasat, emporté groupes électrogènes ou panneaux solaires et ouvert des cybercafés de la forêt. Grâce à un routeur wifi, dont ils contrôlent l’accès avec une application du type Tether, ils permettent à tout un chacun de se connecter avec son smartphone (ceux-ci sont omniprésents en forêt depuis bien des années) et d’échanger des messages avec ses amis et ses proches. WhatsApp et Facebook sont les services les plus populaires…
Bien sûr tout cela a un prix. « Au début on gagnait bien… », confie l’un d’eux. À 1 gramme d’or l’heure (environ 55 euros au cours actuel), on comprend le commentaire ! Mais le capitalisme brut qui caractérise le garimpo a rapidement joué. La concurrence s’est installée et les établissements se sont multipliés. Cinq dans l’un des villages visités, dans une zone qui doit regrouper 200 à 300 personnes. Du coup les prix ont baissé. Aujourd’hui les tarifs sont de 1 gramme par jour et 12 grammes par mois… Toujours beaucoup plus qu’un abonnement Triple play en France, mais beaucoup moins qu’au départ.
Dans ces conditions, la seule solution pour rester bénéficiaire – capitaliste toujours – c’est d’investir pour fidéliser la clientèle et pousser la concurrence à la faillite. Il faut des logiciels permettant de pointer finement l’antenne pour maximiser la bande passante et des routeurs gaming de dernière génération pour proposer une connexion fluide à un maximum de consommateurs. Le commerce d’Internet est devenu une course aux armements. Un nouveau métier a fait son apparition dans le monde du garimpo : technicien d’Internet par satellite, avec un salaire de 8 grammes par jour de travail… En revanche, les centrales de radio qui avaient déjà bien décliné sont désormais condamnées à très court terme.
Retrouver du lien, faire des affaires
La possibilité d’accéder facilement à Internet modifie le rythme de vie dans les corutelles (villages d’appui des chantiers d’orpaillage). Si les inconditionnels de la telenovela avaient l’habitude de passer le début de soirée devant la télévision pour suivre les aventures de leurs personnages préférés, la plupart des garimpeiros se couchaient tôt (tout le monde n’a pas la lumière chez soi), ou bien, lorsqu’ils étaient en fonds, se groupaient dans les cabarets qui font office de débits de boissons (et aussi de maisons closes) pour des fêtes bien arrosées. Mais aujourd’hui beaucoup se rassemblent autour du cybercafé après leur journée de travail, pour une ou deux heures de surf sur le Net. On prend des nouvelles, on envoie des selfies, on échange les potins : « regarde une telle enceinte jusqu’aux yeux ! » ; « oui, papa va bientôt revenir !! » ; « tu crois vraiment que je devrais aller jusqu’en Roraima ? Il y a vraiment beaucoup d’or là-bas ? », etc. C’en est bien fini des soirées domino ou du lecteur MP3 répétant durant des heures les trois ou quatre seules chansons qu’il contient…
Cette nouvelle possibilité de communication est bien sûr mise à profit pour les affaires. Il est infiniment plus facile de se passer des nouvelles, des commandes, des alertes… Les hommes et les femmes du garimpo, souvent analphabètes, ont une préférence particulière pour les audios de WhatsApp, qu’ils voient comme une forme très efficace de communication. Mais l’ambiance des soirées est le plus souvent familiale. Internet est le lien qui manquait entre leurs racines au Brésil et leur présence au sein de la forêt. Et, au vu du succès, les connexions vont évidemment se multiplier. Il est probable que, dans peu de temps, les ouvriers fassent de la présence du wifi une condition pour choisir les campements et chantiers dans lesquels ils voudront travailler, comme c’était déjà le cas pour la TV et la possibilité de regarder les matchs de foot…
Malgré toute cette modernité, il ne faut pas oublier que tout cela se déroule au cœur de la forêt guyanaise, dans des zones supposément inhabitées, à des centaines de kilomètres du réseau routier ou des agglomérations officielles. Les cybercafés sont couverts d’une fine bâche de plastique qui les protège plus ou moins de la saison de pluies, l’électricité vient de petits groupes portables, le matériel peut à tout moment être camouflé dans des caches pour éviter sa destruction par des opérations de lutte contre l’orpaillage illégal… À l’exemple de tout le garimpo, ces systèmes sont un savant mélange de high-tech, de débrouillardise et de précarité absolue.
Tout autour on entend les chorus d’insectes du soir, les singes hurleurs ou bien le rythme décroissant du moteur d’une pirogue qui s’approche : la forêt, et tout cet univers déconnecté du monde urbain que le « terrain » avait toujours représenté pour moi. Jusqu’à aujourd’hui. Mais où faut-il désormais aller pour échapper à l’e-mail ?? ♦