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Vue de haut, la forêt amazonienne semble impénétrable. C'est une illusion et ceux qui la parcourent savent bien qu’il n'est pas si difficile de s'y déplacer. La canopée, de 20 à 40 mètres au-dessus du sol capte la plus grande partie de la lumière. Sans cet ingrédient essentiel, le sous-bois ne peut pas beaucoup se développer. Il n'est donc pas très dense et permet le déplacement. Il est ainsi beaucoup plus facile de marcher en ligne droite en Guyane que dans le maquis Corse ! Tout change bien sûr dès que la lumière atteint le sol, par exemple quand un arbre tombe et ouvre une clairière ou bien dans les zones de marais où les arbres sont moins hauts.
Des chemins dans tous les sens
Dans cet environnement forestier moins encombré qu'on ne le pense, tracer des sentiers est beaucoup plus facile aussi. C'est d'ailleurs une autre illusion sur l’Amazonie que de la voir comme vierge de tout parcours. Bien qu'invisibles d'en haut, des milliers de chemins la parcourent en tous sens. C'est le cas chez les Amérindiens, par exemple. Chaque village développe un réseau tentaculaire de sentiers destinés à atteindre toute sorte de ressources. Avec Bruce Albert nous avions cartographié finement celui d'un village Yanomami. Avec la répétition des passages, certains de ces sentiers se marquent et ils peuvent rester clairement visibles des années après leur abandon. Même cause, mêmes effets : le manque de lumière fait que la régénération est lente et donc la forêt efface difficilement ces cicatrices.
Les orpailleurs clandestins eux aussi créent des chemins pour leur finalité, qui est d'exploiter l'or. Ce sont d'abord de fins layons d’exploration ou bien pour relier un campement à un autre. Si la zone en question est riche, ces itinéraires seront parcourus intensément. Ils deviendront des chemins facilement visibles. Si l’activité augmente encore, des quads feront leur apparition. Leurs roues et les chaînes utilisées en saison des pluies vont ouvrir le sol encore plus et parfois creuser des tranchées de plusieurs mètres de profondeur jusqu’à la roche. Et dès qu’il pleut (comme c'est beaucoup le cas en ce moment), ces pistes deviendront des bourbiers.
Plusieurs éléments conspirent dans ce sens. Le sol de la forêt est composé d'une mince couche d'humus sur laquelle un tapis de feuille sert de protection contre les impacts directs des gouttes d’eau. Celles-ci n’impactent donc pas directement le sol et le ruissellement ou la percolation dans le sol sont amortis par ce tapis, qui préserve aussi l’humidité et est le siège d'un intense processus de décomposition. C'est là que se produit le recyclage permanent des éléments nutritifs qui fait de la forêt tropicale une machine à produire de la vie et de la diversité.
Les balafres du sol
Les chemins cassent ce processus. Le passage détruit rapidement les feuilles mortes. Sans protection, l’humus disparaît. Si des pluies tombent, c'est donc l’horizon situé au-dessous qui les reçoivent. Celui-ci est souvent composé de lourdes argiles ou de toutes les nuances des sols ferralitiques (autrefois appelés latérite). Ils se gorgent d'eau et forment des bourbiers stériles ou, dès qu'il y a un peu de pente, entraînent une intense érosion. Le passage répété des hommes et des machines contribue au cercle vicieux. Les chemins ne sont alors plus seulement des cicatrices, ils deviennent de vraies balafres qui seront toujours visibles au sol dans des dizaines d’années…
Les chemins des orpailleurs sont toujours en mouvement. Dans le détail de leur tracé, d'abord, du fait de la dynamique de la forêt. Des arbres tombent régulièrement en travers. Parfois on les débite pour dégager la voie mais le plus souvent les porteurs ou les pilotes de quad se contentent de les éviter, créant des déviations qui se multiplient. Même chose pour les zones dans lesquelles on s’embourbe trop facilement ou les pentes trop creusées qui deviennent dangereuses. Au bout de quelques années on se trouve face à de vrais labyrinthes dans lesquels il faut déterminer la trace la plus fraîche pour trouver sa voie.
Des réseaux en mutation constante
Les chemins s'adaptent aussi à l’activité d’orpaillage. Un nouveau gisement est découvert ? Il faut tout de suite créer un réseau pour l’approvisionner. Une barrière est mise en place par les forces qui luttent contre l’orpaillage illégal ? Il faut créer des itinéraires de contournement. Des changements logistiques majeurs se produisent ? Il faut reconfigurer le réseau. Bien sûr il n'y a dans tout cela aucune coordination. Chaque patron ou pilote crée les itinéraires dont il a besoin. Tout au plus plusieurs patrons peuvent s'associer pour financer l’ouverture de quelques kilomètres de piste de quad dont ils ont besoin, ou pour installer un pont sur une rivière plus importante. Pour le reste, chacun met en place des infrastructures minimales pour pouvoir passer. Quelques troncs en travers d'une rivière suffisent à passer, voire une simple passerelle pour les piétons. Les porteurs garimpeiros ont le sens de l’équilibre avec leur charge sur leur dos ! Si la sécurité n'est jamais garantie, la solidité est en général au rendez-vous.
Au total, des milliers de chemins sillonnent en tous sens de grandes parties de la forêt guyanaise. Certains sont des itinéraires de longue distance. Ce sont eux que nous suivrons jusqu’à la région Pé de Limão. Anciens ou nouveaux, ils nous permettent d’avancer plus vite qu’en forêt fermée, même si les parcourir à pied en saison des pluies n'est pas une sinécure : on glisse, on tombe, on s’embourbe… mais on avance. Ils nous montrent aussi combien le ‘système garimpeiro’ s'est déployé en Guyane et ils sont de bons indicateurs de l’intensité de l’activité dans telle ou telle zone. Hier, par exemple, nous avons pu voir les traces de troupeaux bovins amenés jusqu’au cœur de la Guyane pour approvisionner les garimpeiros en viande…