Logo du CNRS Le Journal Logo de CSA Research

Grande enquête « CNRS Le Journal »

Votre avis nous intéresse.

Le CNRS a mandaté l’institut CSA pour réaliser une enquête de satisfaction auprès de ses lecteurs.

Répondre à cette enquête ne vous prendra que quelques minutes.

Un grand merci pour votre participation !

Grande enquête « CNRS Le Journal »
Donner du sens à la science

A propos

Découvrez ici les recherches et le récit des expéditions du géographe François-Michel Le Tourneau, spécialiste de la Guyane et explorateur de la forêt amazonienne. A suivre également sur le compte Twitter @7bornes.
 

Les auteurs du blog

François-Michel Le Tourneau
Géographe aventurier, membre de l'International Research Laboratory (IRL) iGLOBES

A la une

Voir la forêt autrement…
22.07.2021, par François-Michel Le Tourneau
Près d'un mois après la fin de son expédition en pleine forêt guyanaise, le géographe François-Michel Le Tourneau dresse un premier bilan de son travail de terrain, entre le constat d'une activité humaine de plus en plus intense et le souvenir de moments de grâce nés de rencontres inattendues.

Déjà un mois depuis notre sortie de la forêt... Il m’aura fallu bien du temps pour pouvoir écrire un billet faisant le bilan de cette aventure ! Certes, la montagne de mails accumulés, les réponses dues dans tous les projets dans lesquels je suis engagés et la nécessité de passer enfin du temps avec ma famille expliquent en partie ce délai. Mais pas seulement. Il faut aussi du temps pour digérer une équipée de ce genre et pour essayer d’en tirer des conclusions.
 

Départ dans la brume sur l’Oyapock, en direction de la forêt.
Départ dans la brume sur l’Oyapock, en direction de la forêt.

D’un point de vue objectif, notre traversée de la Guyane aura été riche d’enseignements sur la question de l’orpaillage clandestin, en particulier concernant les changements les plus récents dans la dynamique de chacune des régions traversées. Car si la toile de fond change peu (les garimpeiros extraient de l’or en Guyane française), les lieux exacts dans lesquels se déroulent l’activité et l’attractivité de chacun d’entre eux changent constamment. Actuellement, la zone de Grande Usine semble donc connaître un renouveau, alors que d’autres secteurs comme l’Alikéné ou le Dégrad Roche sont en franc déclin.

Dans d’autres régions, comme le secteur Atouka, les orpailleurs sont soumis à une intense pression et ils tentent d’adapter leur système d’exploitation en réalisant des cycles de travail extrêmement courts et en mettant sur pied une surveillance intense des forces Harpie. Une grande quantité d’informations spécifiques sur la dynamique de l’orpaillage a donc été collectée, avec une vision synoptique et synchronique permise seulement par ce type d’expédition au long cours, qui vient utilement compléter les visions plus ponctuelles que l’on obtient en visitant l’une ou l’autre région particulière sur un temps plus court.

Un chantier d’orpaillage prêt à démarrer.
Un chantier d’orpaillage prêt à démarrer.

La vision d’ensemble qui en sort conforte des analyses proposées depuis quelques années, notamment, dans l’Atlas critique de la Guyane, dirigé par mes excellents collègues Matthieu Noucher et Laurent Polidori. Malgré l’image de forêt déserte que donne la canopée presque continue de l’intérieur du département français, et malgré la difficulté d’accès supposée de ces territoires, la réalité en dessous des arbres est tout autre. Des centaines de kilomètres de pistes et de layons créés par les orpailleurs zèbrent en effet l’espace en tous sens et un dense semi de bivouacs temporaires, de chantiers, de campements permanents ou de villages d’appui parsème la forêt.

Lors de notre traversée d’est en ouest, nous avons ainsi réalisé près des deux tiers de notre parcours dans des régions qui ont été touchées par l’orpaillage clandestin, ou qui le sont encore en ce moment. La présence humaine est donc extrêmement importante, et lorsque nous n’en observions pas les traces directes, nous pouvions en voir les conséquences : criques aux eaux souillées par des tonnes de boues, marais apparus dans les anciennes zones de chantiers dont le drainage a été totalement bouleversé, discontinuités dans la couverture forestière liée à des exploitations passées, etc. L’ensemble rend parfois triste devant tant de destructions réalisées pour n’extraire que quelques kilos de métal précieux, mais il rend aussi parfois optimiste, quand on voit la force de la forêt pour se reconstituer et reconquérir les zones perdues. Des cicatrices resteront, bien sûr, mais avec du temps les traces de l’activité humaine pourront presque disparaître – a condition bien sûr qu’on laisse l’écosystème en paix !
 

Les marques de l’orpaillage restent longtemps après le départ des garimpeiros, mais la régénération naturelle avance aussi.
Les marques de l’orpaillage restent longtemps après le départ des garimpeiros, mais la régénération naturelle avance aussi.

Quoiqu’il en soit, il faut donc prendre en compte ces activités humaines et leurs conséquences – pas souhaitées ni souhaitables, mais indéniables – dans chaque analyse de la situation de l’intérieur de la Guyane française. Celui-ci n’est pas une zone préservée à peine écornée sur les bords, mais une région dans laquelle se déroulent d’intenses activités, qui ne se limitent pas aux zones d’exploitation mais qui reposent également sur un réseau de voies de communication extrêmement capillarisé. L’ensemble recouvre une grande partie de ce qui apparaît de haut comme un moutonnement uniforme d’arbres, et les orpailleurs clandestins peuvent acheminer personnes et marchandises partout où ils le souhaitent en peu de temps ; il leur est aussi finalement assez facile de créer des routes où et quand ils en ont besoin. Nous avons pu le constater de visu, que ce soit en croisant de nouveaux segments de pistes quad à peine ouverts ou bien en nous perdant dans l’écheveau des pistes qui vont vers des régions comme Pé de Limão ou Korubão.

Les régions encore épargnées – il y en a, nous en avons traversé certaines – sont celles qui n’ont pas (encore ?) démontré leur richesse en or. Mais il serait sans doute présomptueux de penser que ce ne sera jamais le cas ou qu’elles seraient plus inaccessibles que les autres. Véritable colosse aux pieds d’argile et loin de l’image de forteresse naturelle impénétrable qu’on en a souvent, la forêt amazonienne est beaucoup plus facile à parcourir et à habiter que nous l’imaginons. Les vestiges d’occupation ancienne que nous avons relevés nous ont prouvé ce point une fois de plus et si des secteurs demeurent déserts aujourd’hui, ce n’est pas qu’ils sont inaccessibles, c’est parce que personne ne trouve d’intérêt à les occuper.

Si la forêt n’est pas si impénétrable qu’on le pense souvent, y réaliser de longs parcours n’est pas toujours facile et les traversées de criques, en particulier en saison des pluies, sont parfois hasardeuses.
Si la forêt n’est pas si impénétrable qu’on le pense souvent, y réaliser de longs parcours n’est pas toujours facile et les traversées de criques, en particulier en saison des pluies, sont parfois hasardeuses.

Constater la relative facilité que les orpailleurs (et avant eux les Amérindiens) ont à parcourir et occuper la forêt revient-il à dire que notre traversée n’était qu’une simple promenade ? Pas vraiment. A la différence de notre projet qui supposait une progression continue vers l’ouest, les orpailleurs clandestins qui utilisent la voie de l’Oyapock pour aller chercher fortune en Guyane utilisent une logique de déplacement qui n’est pas linéaire. Elle est faite de mouvements et de pauses pour chercher un emploi, pour retrouver un membre de la famille ou une connaissance, pour éviter une opération Harpie, etc. Elle mélange aussi les modalités. Les garimpeiros ne traversent presque jamais entièrement à pied. Ils panachent les modes de déplacement en fonction des disponibilités et de leurs moyens financiers : pourquoi passer cinq jours à marcher quand une pirogue peut vous mener au même endroit en cinq heures ?

Parfois, même, voyager ainsi est plus économique, car passer de nombreuses journées en chemin implique de dépenser de l’argent pour se nourrir et car le temps perdu sur le chemin représente des journées de travail en moins. Quant à traverser la forêt dense (mato fechado) sur plusieurs jours, peu d’entre eux s’y risquent, la plupart s’en tenant aux layons qui existent déjà. Après tout, ils relient entre eux tous les lieux qui les intéressent, alors pourquoi se compliquer la vie ? Seuls certains prospecteurs effectueront de telles équipées, mais ils sont peu nombreux, l’essentiel des recherches de nouveaux gisements se réalisant à proximité de ceux qui sont déjà exploités.

Même dans les situations délicates, notre équipe est restée soudée du début à la fin de l’expédition.
Même dans les situations délicates, notre équipe est restée soudée du début à la fin de l’expédition.

Notre insistance à nous déplacer à pied et à parcourir l’ensemble de la traversée a donc souvent été l’objet d’une incompréhension amusée, de nombreuses plaisanteries mais aussi d’une certaine admiration dans les campements des orpailleurs que nous avons visités :« Pourquoi vous ne prenez pas la pirogue ? Ce serait plus facile ! » ; « Passer par là  ? Mais pourquoi ? Il n’y a personne, rien… Qu’est-ce que vous allez bien pouvoir y faire ? », etc.

Alors, que pouvons-nous dire de notre équipée ? On peut insister sur le fait que les traversées est-ouest de la Guyane entièrement réalisées à pied ne sont pas si nombreuses et que près de 350 kilomètres de forêt (en comptant les détours, volontaires ou non…), ce n’est pas rien. On peut tout autant dire qu’en six semaines nous n’avons battu aucun record de vitesse et que la distance parcourue par jour n’a jamais été immense – à dessein, le but ayant toujours été d’aller à une allure permettant de réaliser l’ensemble du parcours et non pas de se brûler sur l’une ou l’autre des étapes. En fait, à mon sens, la principale difficulté de cette aventure se trouvait dans le nomadisme que supposait notre traversée.

En mouvement tout le temps, le bivouac devient la zone de confort dans laquelle on se replie chaque soir.
En mouvement tout le temps, le bivouac devient la zone de confort dans laquelle on se replie chaque soir.

Certes il nous est arrivé de passer quelques jours au même endroit, mais jamais suffisamment pour que nous puissions vraiment nous considérer autrement qu’en bivouac. Replier ses affaires chaque matin et se réinstaller chaque soir, créer dans la forêt ou même dans les campements des orpailleurs la petite bulle de confort nécessaire pour se reposer et repartir le lendemain, affronter les mille petits désagréments d’un déplacement permanent (des quelques objets perdus aux mille et une contraintes comme le poids du sac à dos, le fait de composer avec les fourmis pour installer son hamac, la boue omniprésente, les criques peu engageantes pour se doucher, les petites blessures qui ne se remettent jamais totalement, etc.). Au-delà des enseignements objectifs et des informations recueillies, les longues expéditions en forêt sont de grands tests de ce que les militaires appellent la rusticité, c’est-à-dire la capacité de durer dans des conditions d’inconfort. Ce test-là nous l’avons passé, je crois, avec succès.

Et ces péripéties se sont aussi accompagnées de moments de grâce. Rencontrer à nouveau des personnes déjà croisées lors de voyages précédents, se voir offrir un thermos de café spécial « sans sucre, parce que la dernière fois tu nous a dit que tu le préférais comme ça… » ou des crêpes de tapioca le matin… Apercevoir, au détour d’une colline, un paysage de forêt à couper le souffle, ou encore redécouvrir l’horizon après 6 semaines passées en forêt à ne pas voir à plus d’une dizaine de mètres… Échanger, aussi, avec les membres de notre équipe, légionnaires et officiers, découvrir des histoires et des parcours de vie hors du commun, se passer les uns aux autres des trucs et astuces de la forêt (on en apprend toujours autant qu’on en apprend aux autres !) ... Pendant une quarantaine de jours – en comptant également la septaine « COVID » du départ – les douze membres de l’expédition ont vécu comme une équipe soudée, affrontant solidairement et sans broncher les difficultés, grandes ou petites, du parcours.
 

Arrivée sur le Maroni. Tout d’un coup, l’horizon s’ouvre et paraît s’étirer à l’infini…
Arrivée sur le Maroni. Tout d’un coup, l’horizon s’ouvre et paraît s’étirer à l’infini…

Comme en 2015, lors du raid des sept bornes, c’est finalement la dimension intime de l’expérience qui m’a frappé. Cela explique sans doute pourquoi il fallait un peu de temps pour mettre des mots sur tout cela. Mon impression est que cette traversée nous a tous un peu changés et qu’elle a modifié la perception que nous pouvions avoir de la forêt. Bien sûr ce n’est pas un changement du tout au tout. Mais ce sont des éléments qui se sont affinés, une familiarité qui s’est renforcée et des liens se sont créés. D’une certaine manière, lors de ce trajet, nous avons tous grandi, intellectuellement et émotionnellement. Ce qui explique cette drôle de question qui, malgré le besoin d’une pause, revient déjà en boucle : « à quand la prochaine ? »
 

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS