CNRS Le journal
Publié sur CNRS Le journal (https://lejournal.cnrs.fr)

Accueil > Comment le chien a redécouvert l’Amérique

Comment le chien a redécouvert l’Amérique

Vous êtes ici
Accueil [1]
Vivant [2]
Sociétés [3]
Archéologie/Histoire [4]
-A [5] +A [5]
article

Comment le chien a redécouvert l’Amérique

18.06.2025, par
Thomas Allard [6]
Temps de lecture : 7 minutes
Un husky fait face à un chihuahua © cynoclub / iStock.com by Getty Images
cynoclub / iStock.com by Getty Images
Des chercheurs ont montré que les chiens se sont installés dans les premières sociétés agricoles d’Amérique centrale et du Sud voilà plus de 5 000 ans. Mais l’arrivée des Européens a tout bouleversé. Des chiens américains originels ne resteraient que… des chihuahuas !

L’histoire du chien sur le continent américain commence sous les hautes latitudes, 15 000 ans avant notre ère. Canis familiaris accompagne alors les premières vagues humaines qui s’aventurent en Amérique du Nord [7]. « Les premiers canidés sont arrivés par l’Arctique, au niveau de la Sibérie. Ces chiens – peut-être utilisés pour faire du traîneau – ont certainement traversé la région de Béringie, qui est maintenant le détroit de Béring, pour arriver au niveau de ce qui est aujourd’hui l’Alaska [8] », précise Aurélie Manin, archéozoologue au sein de l’unité mixte de recherche Archéologie des Amériques1.

Les canidés ne tardent pas à faire leur place en Amérique du Nord : « On y retrouve des squelettes de chiens datés d’il y a 8000 à 9000 ans, ce qui montre que leur dispersion s’est produite assez tôt dans cette partie du continent, souligne la chercheuse. Ils ont accompagné les premières populations de chasseurs-cueilleurs nord-américains. » En revanche, les preuves archéologiques suggèrent une dispersion en Amérique centrale et en Amérique du Sud bien plus tardive, voilà 5500 ans.

Enquête à partir de l’ADN mitochondrial

Comment expliquer un tel décalage ? Pour tenter de percer cet épais mystère, une équipe de recherche internationale impliquant plusieurs laboratoires du CNRS2 et dont fait partie Aurélie Manin, a analysé l’ADN [9] contenu dans les ossements archéologiques de 123 chiens anciens datant des 2000 dernières années, et récupérés dans une vaste zone allant du centre du Mexique jusqu’au nord de la Patagonie. Les séquences ADN de 12 chiens modernes ont également été récoltées.

Vue aérienne par drone du secteur funéraire du site archéologique de Huaca Amarilla, à proximité de l’océan Pacifique, à l’extrême nord du Pérou.
Vue aérienne du secteur funéraire du site archéologique de Huaca Amarilla (à proximité de l’océan Pacifique, dans l’extrême nord du Pérou), qui a livré des ossements de chiens.
CNRS Le Journal
Vue aérienne par drone du secteur funéraire du site archéologique de Huaca Amarilla, à proximité de l’océan Pacifique, à l’extrême nord du Pérou.
Vue aérienne du secteur funéraire du site archéologique de Huaca Amarilla (à proximité de l’océan Pacifique, dans l’extrême nord du Pérou), qui a livré des ossements de chiens.
Nicolas Goepfert / ARCHAM / CNRS Images
Nicolas Goepfert / ARCHAM / CNRS Images
Partager
Partager
[10] [11] [12]

Pour mener leur étude, publiée le 18 juin 2025 dans la revue Proceedings of Biology of the Royal Society3, la chercheuse et son équipe décident de se focaliser sur l’ADN contenu dans les mitochondriesFermerMitochondries : organites vivant en symbiose avec les cellules et leur fournissant l’énergie que celles-ci requièrent pour fonctionner. plutôt que sur celui qu’on retrouve dans le noyau des cellules. « Contrairement aux espaces arctiques qui, à la manière d’un congélateur, conservent bien l’ADN, le matériel génétique des ossements retrouvés en milieu tropical ou tempéré est souvent dégradé, confie Aurélie Manin. L’avantage de l’ADN contenu dans les mitochondries [13], c’est que l’on trouve ces organites en grand nombre dans les cellules. Et donc, cela multiplie d’autant plus les chances d’extraire cet ADN de nos échantillons archéologiques ».

L’ADN mitochondrial a un autre atout : il est transmis uniquement par la mère et permet donc de retracer avec précision les lignées évolutives maternelles. « Une fois l’ADN extrait et séquencé, nous avons obtenu assez d’informations pour construire des modèles évolutifs afin de comprendre comment chaque individu était lié aux autres », précise la chercheuse. Une part de l’histoire de la dispersion du chien sur le continent se révèle ainsi aux yeux des scientifiques.

Les chiens accompagnent la sédentarisation

« Nos résultats montrent que les chiens se sont installés en Amérique centrale et en Amérique du Sud entre 7000 et 5000 ans avant le présent, à une époque où les sociétés de chasseurs-pêcheurs-cueilleurs laissent place à des fonctionnements plus sédentaires basés sur le développement de l’agriculture [14]  [14]», détaille Aurélie Manin. Ainsi, contrairement aux chasseurs-cueilleurs d’Amérique du Nord (qui ont utilisé des canidés pour la chasse et leur attribuaient un rôle symbolique, en leur accordant une place dans les rites mortuaires), ceux qui ont peuplé le sud du continent 14 000 ans avant notre ère n’ont pas emmené de chiens.

Alors, plusieurs milliers d’années plus tard, comment ont-ils finalement réussi à cohabiter avec les premiers agriculteurs d’Amérique du Sud ? « Ils pourraient avoir été emmenés volontairement par les hommes, qui les auraient utilisés pour garder les villages, par exemple, avance Aurélie Manin. Mais peut-être qu’ils ont en réalité profité du surplus de nourriture généré par les activités agricoles. Ils auraient alors pu rôder autour des villages et se nourrir des déchets laissés par les humains. »

Les chihuahuas, derniers des chiens autochtones

Les analyses génétiques réalisées par la chercheuse et son équipe révèlent également un tournant brutal dans l’histoire de la dissémination des chiens en Amérique. L’arrivée des colons européens, à partir de 1492, marque en effet le déclin, puis la disparition presque définitive des lignées maternelles de chiens autochtones. « Nous observons un remplacement des lignées de canidés pré-contact par des chiens européens. Et les données suggèrent que ce changement s’est produit de manière relativement rapide », précise Aurélie Manin. Seule exception notable : certains chihuahuas modernes conservent des traces d’une origine mésoaméricaine pré-contact.

Prélèvement d’un crâne de chien sur le site archéologique de Huaca Grande, à l’extrême nord du Pérou.
Prélèvement d’un crâne de chien sur le site archéologique de Huaca Grande (Pérou).
CNRS Le Journal
Prélèvement d’un crâne de chien sur le site archéologique de Huaca Grande, à l’extrême nord du Pérou.
Prélèvement d’un crâne de chien sur le site archéologique de Huaca Grande (Pérou).
Cyril Frésillon / ARCHAM / CNRS Images
Cyril Frésillon / ARCHAM / CNRS Images
Partager
Partager
[10] [15] [12]

Comment expliquer un tel phénomène d’effacement ? « Les populations autochtones ont peut-être été touchées par une interdiction de détenir ces chiens issus de lignées anciennes, à l’image des prohibitions de certaines formes d’élevage de camélidés ou de cochons d’Inde imposées par les colons », confie la chercheuse.

Autre hypothèse : certains chiens européens spécialement dressés pour l’attaque et le combat pourraient avoir décimé une partie des canidés de la lignée pré-contact. « Ou alors, les canidés européens étaient-ils peut-être mieux adaptés aux villes nouvellement bâties par les colons », suggère Aurélie Manin.

Préservé de l’influence européenne ?

À ce jour, le mystère demeure. Tout comme celui qui entoure le chihuahua, surprenant héritier unique de ces lignées autochtones. « Ce chien est originaire de la région du Chihuahua, au Mexique, une zone occupée en partie par un désert, peu urbanisée et faiblement peuplée. Cela n’a pas vraiment suscité les convoitises des puissances coloniales, et les pratiques autochtones ont ainsi pu se maintenir plus longtemps dans cette région », souligne Aurélie Manin.

De quoi préserver ce minuscule chien de l’influence européenne ? « Il pourrait aussi y avoir eu une volonté de la part des Européens de maintenir les spécificités esthétiques de cette race qui attirait particulièrement leur attention, comme l’attestent quelques traces écrites datées du XIXe siècle », précise la chercheuse. Mais, en réalité, la présence d’ADN ancien chez le chihuahua pourrait être seulement le fruit du hasard, confie Aurélie Manin. Une chose est sûre : les chiens des Amériques sont encore loin d’avoir livré tous leurs secrets.

Consultez aussi
D’où vient le chien ? [16]
Comment le chat a conquis le monde [17]
Dossier « L’intelligence animale se dévoile » :
• De l’animal-machine à l’animal-sujet [18]
• Étonnantes cultures animales [19]
• Les animaux, des êtres sensibles [20]
• Les animaux, maîtres du temps et de l’espace [21]
• Les animaux doivent-ils avoir de nouveaux droits ? [22]

Notes
  • 1. Unité CNRS/Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne.
  • 2. Archéologie des Amériques (CNRS/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) : Aurélie Manin, Nicolas Goepfert, Grégory Pereira ; BioArchéologie, interactions sociétés environnements (CNRS/MNHN) : Regis Debruyne, Sandrine Grouard, Christine Lefèvre ; Centre de recherche sur la biodiversité et l’environnement (CNRS/IRD/UT/Toulouse INP) : Ophélie Lebrasseur ; Écosystèmes, biodiversité, évolution (CNRS/Université de Rennes) : Pauline Joncour, Morgane Ollivier ; Institut de génétique & développement de Rennes (CNRS/Université de Rennes/INSERM) : Christophe Hitte.
  • 3. « Ancient dog mitogenomes support the dual dispersal of dogs and agriculture into South America », https://doi.org/10.1098/rspb.2024.2443 [23]

Voir aussi

Vivant
gros plan sur des pousses de chêne
[24]
Diaporama
08/07/2025
Les arbres du futur [24]
Bébé regardant une image de poussette durant une étude sur le fondement neurocognitif de la confiance épistémique chez le petit enfant.
[25]
Blog
03/07/2025
Immersion au Babylab [25]
Blog
02/07/2025
Le cervelet : chef d’orchestre méconnu du temps cérébral [26]
Image du film montrant le requin attaquant le bateau et le héros Martin Brody (Jaws, de S. Spielberg, 1975) © Universal - Zanuck-Brown / Collection ChristopheL
[27]
Article
27/06/2025
Les requins, martyrs des « Dents de la mer » [27]
Blog
23/06/2025
Podcast "Qu'est-ce que tu cherches?" - Perçons... [28]
Archéologie/Histoire
[29]
Article
28/11/2017
Sur un air de musique antique [29]
Domestication
[17]
Article
19/06/2017
Comment le chat a conquis le monde [17]
[16]
Article
02/06/2016
D'où vient le chien ? [16]
Troupeau de vaches dans la région du Ferlo, au nord du Sénégal
[30]
Article
30/04/2015
Tuberculose: la vache innocentée [30]

Mots-clés

Domestication [31] chiens [32] Amérique [33] Europe [34] chihuahua [35] canidés [36] sédentarisation [37] Amérique du Sud [38]

Partager cet article

[39]
[40]
[10]
[12]

URL source:https://lejournal.cnrs.fr/articles/comment-le-chien-a-redecouvert-lamerique

Liens
[1] https://lejournal.cnrs.fr/ [2] https://lejournal.cnrs.fr/vivant [3] https://lejournal.cnrs.fr/societes [4] https://lejournal.cnrs.fr/archeologiehistoire [5] https://lejournal.cnrs.fr/javascript%3A%3B [6] https://lejournal.cnrs.fr/auteurs/thomas-allard [7] https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/focus-sciences/lhistoire-du-peuplement-de-lamerique-revue-a-laune-de-linterdisciplinarite [8] https://lejournal.cnrs.fr/videos/alaska-le-sol-se-derobe [9] https://lejournal.cnrs.fr/adn [10] https://twitter.com/intent/tweet?url=https%3A//lejournal.cnrs.fr/print/4145%2F&text=Comment le chien a redécouvert l’Amérique [11] http://www.facebook.com/sharer/sharer.php?s=100&p%5Burl%5D=https%3A//lejournal.cnrs.fr/print/4145&p%5Btitle%5D=Comment%20le%C2%A0chien%20a%C2%A0red%C3%A9couvert%20l%E2%80%99Am%C3%A9rique&p%5Bimages%5D%5B0%5D=https%3A//lejournal.cnrs.fr/sites/default/files/styles/lightbox-hd/public/assets/images/cnrs_20190025_0001_72dpi.jpg%3Fitok%3DOYZQXywT&p%5Bsummary%5D= [12] https://bsky.app/intent/compose?text=Comment le chien a redécouvert l’Amérique%0Ahttps%3A//lejournal.cnrs.fr/print/4145 [13] https://lejournal.cnrs.fr/articles/carte-energie-cerveau-mitochondries-decouverte [14] https://lejournal.cnrs.fr/articles/il-etait-une-fois-lagriculture [15] http://www.facebook.com/sharer/sharer.php?s=100&p%5Burl%5D=https%3A//lejournal.cnrs.fr/print/4145&p%5Btitle%5D=Comment%20le%C2%A0chien%20a%C2%A0red%C3%A9couvert%20l%E2%80%99Am%C3%A9rique&p%5Bimages%5D%5B0%5D=https%3A//lejournal.cnrs.fr/sites/default/files/styles/lightbox-hd/public/assets/images/cnrs_20170127_0364_72dpi.jpg%3Fitok%3Dlp7FDejo&p%5Bsummary%5D= [16] https://lejournal.cnrs.fr/articles/dou-vient-le-chien [17] https://lejournal.cnrs.fr/articles/comment-le-chat-a-conquis-le-monde [18] https://lejournal.cnrs.fr/articles/de-lanimal-machine-a-lanimal-sujet [19] https://lejournal.cnrs.fr/articles/etonnantes-cultures-animales [20] https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-animaux-des-etres-sensibles [21] https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-animaux-maitres-du-temps-et-de-lespace [22] https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-animaux-doivent-ils-avoir-de-nouveaux-droits [23] https://doi.org/10.1098/rspb.2024.2443 [24] https://lejournal.cnrs.fr/diaporamas/les-arbres-du-futur [25] https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/focus-sciences/immersion-au-babylab [26] https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/focus-sciences/le-cervelet-chef-dorchestre-meconnu-du-temps-cerebral [27] https://lejournal.cnrs.fr/articles/les-requins-martyrs-des-dents-de-la-mer [28] https://lejournal.cnrs.fr/nos-blogs/focus-sciences/podcast-quest-ce-que-tu-cherches-percons-les-mysteres-de-nos-muscles [29] https://lejournal.cnrs.fr/articles/sur-un-air-de-musique-antique [30] https://lejournal.cnrs.fr/articles/tuberculose-la-vache-innocentee [31] https://lejournal.cnrs.fr/domestication [32] https://lejournal.cnrs.fr/chiens [33] https://lejournal.cnrs.fr/amerique [34] https://lejournal.cnrs.fr/europe [35] https://lejournal.cnrs.fr/chihuahua [36] https://lejournal.cnrs.fr/canides [37] https://lejournal.cnrs.fr/sedentarisation-0 [38] https://lejournal.cnrs.fr/amerique-du-sud [39] http://www.facebook.com/sharer/sharer.php?s=100&p%5Burl%5D=https%3A//lejournal.cnrs.fr/print/4145&p%5Btitle%5D=Comment%20le%C2%A0chien%20a%C2%A0red%C3%A9couvert%20l%E2%80%99Am%C3%A9rique&p%5Bimages%5D%5B0%5D=&p%5Bsummary%5D= [40] https://lejournal.cnrs.fr/printmail/4145