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En croisant des données issues de la paléoclimatologie et de l'archéologie, le projet SESAME entend documenter les relations entre les premières populations humaines du continent américain et leur environnement.
La plupart des préhistoriens estiment que l’arrivée des premiers hommes en Amérique remonte à la fin de la dernière période glaciaire, soit aux alentours de 15 000 ans avant notre ère. Originaires de Sibérie ou d’Asie, ces groupes d’individus se seraient tout d’abord installés au niveau de l’actuel détroit de Béring, alors situé au-dessus du niveau de la mer. Homo sapiens aurait ensuite pénétré en Amérique du Nord par l’Alaska à la faveur d’un corridor ménagé dans la calotte polaire par la hausse progressive des températures. Cette hypothèse qui s'inscrit dans une chronologie courte dite « Clovis-first »1 est principalement étayée par la mise au jour de pointes de projectiles en pierre et celle de rares squelettes d’Homo sapiens vieux de 13 000 ans sur des sites archéologiques localisés aux États-Unis. Ce modèle de peuplement est toutefois remis en cause par une série de découvertes réalisées depuis le début du XXIe siècle. « De plus en plus de preuves matérielles suggérant une présence humaine précoce dans les régions australes du continent américain vont à l’encontre de la doxa “Clovis-first” », confirme Éric Boëda, spécialiste de l’anthropologie des techniques préhistoriques au sein de l’unité Archéologies et sciences de l'Antiquité (ArScAn)2. Le projet SESAME3 qu’il coordonne depuis 2021 avec Christine Hatté, géochimiste au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (LSCE)4, s’inscrit dans le postulat scientifique selon lequel le peuplement de l'Amérique par l’homme aurait débuté il y a plus de 40 000 ans. Cette colonisation précoce aurait pu se faire depuis l’Alaska, où un accès libre de glace vers l’Amérique du Nord a perduré pendant une bonne partie du Pléistocène supérieur (-126 000 ans à - 11 700 ans) ou en longeant la côte ouest-américaine à bord de petites embarcations.
Site à ciel ouvert de Vale da Pedra Furada, dans le nord-est du Brésil. Ce site de fouille dispose d’une séquence pléistocène comprise entre 13 000 et 40 000 ans avant le présent. © Éric Boëda
Un territoire riche en vestiges archéologiques
Les études menées dans le cadre du programme SESAME se déroulent dans le sud de l'État brésilien du Piauí. Cette région localisée dans le nord-est du pays abrite le parc national de la Serra da Capivara, célèbre pour la richesse de ses vestiges associés aux civilisations préhistoriques amérindiennes. « Nos investigations se déroulent dans le parc national et en périphérie immédiate de cette bande de 10 km de long sur 2 de large où plus de huit sites préhistoriques totalisant une soixantaine de strates archéologiques ont été découverts », détaille Éric Boëda. En adoptant une approche pluridisciplinaire, le projet qu’il porte vise à établir le contexte à la fois environnemental et climatique ayant favorisé l’établissement des premiers hommes dans cette partie de l’Amérique. Pour cela, le consortium s’est d’abord appuyé sur des campagnes de fouille. À partir d’artefacts d’objets en pierre taillée ou polie retrouvés sur les principaux sites archéologiques de l'État du Piauí, Éric Boëda et ses collègues ont pu procéder à l'interprétation technologique et culturelle de l’analyse des industries lithiques associées à ces vestiges. En parallèle, la chronologie précise des différentes couches archéologiques a pu être établie en croisant les résultats obtenus via la technique de datation au carbone 14 avec celle par luminescence optiquement stimulée (OSL). L’équipe constituée d’une vingtaine de chercheurs5, compte également dans ses rangs des spécialistes en palynologie, anthracologie, climatologie, géochimie et biologie. Autant de savoir-faire mis à contribution pour retracer le climat de la région, la physionomie des paysages et inventorier autant que faire se peut les espèces de plantes et d’animaux présents dans ces écosystèmes. Pour mener ces investigations, les scientifiques vont pouvoir s’appuyer sur une série de carottages réalisés en juin 2023 dans l’Atlantique tropical au niveau de l'embouchure du rio Parnaíba6. Ce fleuve qui s’écoule sur près de 1 400 km dans le nord-est du Brésil draine un territoire de plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés.
Ce spectromètre de masse par accélérateur compact de nouvelle génération installé dans les locaux de Gif-sur-Yvette du LSCE est utilisé pour les datations au carbone 14 menées dans le cadre du projet SESAME. © CEA / Francis Rhodes
Vers une analyse spatio-temporelle multi-échelle
« Les prélèvements effectués dans les sédiments du delta du rio Parnaíba devraient nous permettre de retracer l'histoire climatique et environnementale de cette vaste région au cours des 160 000 années qui nous précèdent », précise le coordinateur de SESAME. La composition minéralogique des sédiments charriés par le fleuve reflète en effet le climat de l'État du Piauí : plus celui-ci est chaud et humide, plus le débit du rio Parnaíba augmente, favorisant alors l’érosion des berges riches en matériel terrigène, comme le fer. Mais en période de sécheresse, l’érosion diminue et, avec elle, la part de fer charriée vers l’Atlantique tropical. En établissant le rapport de la concentration en fer sur la concentration en calcium, un élément minéral provenant principalement de la fossilisation d’organismes marins, dans chaque strate de sédiments marins prélevés, les scientifiques devraient parvenir à retracer l’évolution du climat de la région tout au long du Pléistocène supérieur.
Au cours des prochains mois, d’autres opérations de carottage sédimentaire vont être menées à une échelle plus locale dans plusieurs lacs situés aux environs du parc national de la Serra da Capivara. Une étude stratigraphique encore plus resserrée sur le plan géographique a également été entreprise au niveau des huit sites archéologiques répertoriés dans et autour du parc national. « Cette méta-analyse qui rassemble plus d'une centaine de datations au carbone 14 et OSL réalisées sur les dizaines de couches archéologiques déjà identifiées atteste d’une présence humaine quasi continue durant les 40 000 dernières années », souligne Éric Boëda. D’ici la fin du programme SESAME, qui doit s’achever en 2025, d’autres investigations telles que l’identification des pollens et des charbons de bois retrouvés dans les échantillons de sédiments reflétant les trois échelles spatiales considérées – locale, régionale et extra-régionale – vont se poursuivre. Au-delà de la reconstruction fine du climat et de l'environnement passés dans le nord-est du Brésil, ces nouvelles données devraient contribuer à mieux comprendre les dynamiques de peuplement ayant abouti à l’installation d’Homo sapiens dans le sud du continent américain.
- 1. L’expression fait référence à la ville de Clovis, au Nouveau-Mexique, près de laquelle ont été découverts les premiers artefacts lithiques associés à cette culture archéologique.
- 2. Unité CNRS/Université Paris1 Panthéon-Sorbonne/Université Paris Nanterre /Ministère de la Culture
- 3. Ces recherches et cet article ont été financés en tout ou partie par l’Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR-SESAME-AAPG20. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Sciences Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle.
- 4. Unité CNRS/CEA/Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
- 5. Outre l’ArScAn et le LSCE, les chercheurs impliqués dans le programme SESAME sont issus de l’Institut des Sciences de l'Évolution de Montpellier (ISEM, CNRS/Université de Montpellier/Cirad/IRD/EPHE/Inrap), de l’Institut de recherche sur les archéomatériaux (IRAMAT, CNRS/Université d’Orléans) et du laboratoire Environnements, Dynamiques et Territoires de Montagne (EDyTEM, CNRS/Université Savoie Mont Blanc).
- 6. Campagne AMARYLLIS-AMAGAS II coordonnée par Aline Govin et Cristiano Chiessi