Les nouveaux voyageurs du centre de la Terre
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Les nouveaux voyageurs du centre de la Terre
La seconde moitié du XIXe siècle est une période charnière du progrès scientifique. En quelques décennies seulement émergent certaines des grandes théories sur lesquelles va se développer la science du XXe siècle, comme l’électromagnétisme, l’hérédité ou la théorie de l’évolution. Un domaine semble toutefois demeurer à la traîne : les géosciences.
Au XIXe siècle, notre connaissance de la dynamique terrestre et de la structure du globe paraît bien limitée. Les naturalistes qui s’intéressent à ces questions peinent encore à se détacher de la parole biblique, dont la chronologie est parfaitement incompatible avec celle attendue pour les grands phénomènes géologiques. Les scientifiques se heurtent par ailleurs à un problème technique : l’exploration de l’intérieur du globe terrestre.
À l’époque, les entrailles de la Terre sont totalement inaccessibles. Les seules « ouvertures » que l’on envisage alors sont les grottes mystérieuses, ou encore les volcans d’où s’écoule de la roche en fusion. Ce volcanisme semble indiquer qu’une chaleur extrême règne au centre de notre planète. Des mesures réalisées dans les mines suggèrent que la température augmente d’environ 30 °C par kilomètre de profondeur. Ainsi naît l’idée que l’intérieur de la Terre est une énorme masse en fusion.
Dans les entrailles d’un volcan
Cette théorie d’un feu central est alors en vogue, car elle permet d’expliquer les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, mais aussi le relief en surface. Le mécanisme de la tectonique des plaques [9] étant inconnu à l’époque, on imagine que les montagnes seraient de gigantesques plis résultant de la contraction thermique accompagnant le refroidissement du globe, à l’image d’une vieille pomme ridée. Ces idées émergentes, encore peu diffusées auprès du grand public, vont cependant bénéficier d’un coup de projecteur inattendu.
Le 25 novembre 1864, Jules Verne, écrivain déjà renommé, publie Voyage au centre de la Terre, roman qui rencontre un vif succès. À travers un récit palpitant – deux géologues et leur guide s’aventurent dans les entrailles d’un volcan islandais [10]en espérant atteindre le centre de la Terre –, Verne évoque des théories, notamment sur la composition interne du globe, qui agitent les scientifiques.
Aujourd’hui, Voyage au centre de la Terre est davantage considéré comme un roman d’aventures que comme une référence scientifique. Et pour cause : en 160 ans, les choses ont considérablement évolué et les géosciences ont, elles aussi, pu faire leur révolution.
La découverte du noyau
Les sciences de la Terre ont grandement profité des évolutions technologiques qui ont émaillé le XXe siècle. Le développement d’appareils de mesure, tel le sismomètre (pour suivre et analyser la propagation des ondes mécaniques produites notamment lors des séismes), va permettre l’émergence d’une nouvelle discipline, la sismologie.
râce à celle-ci, on peut imager et caractériser de plus en plus finement la structure interne du globe : la croûte, en surface, puis le manteau [11], qui se révèle être solide, et non liquide, comme on le pensait. La sismologie – plutôt qu’une expédition humaine – finira par mettre en évidence le noyau qui se trouve au centre de la Terre.
« C’est la sismologue Inge Lehmann qui, en 1936, grâce aux ondes sismiques, révèle l’existence, au centre de la Terre, d’un noyau liquide entourant une graine solide, explique James Badro, chercheur CNRS à l’Institut de physique du globe de Paris 1. Si la sismologie [12] a permis de faire ce bond en avant, la compréhension de plus en plus précise de ce qu’est réellement le noyau va cependant nécessiter l’apport d’autres types de données, notamment expérimentales. » La boîte à outils des géoscientifiques s’est en effet considérablement enrichie depuis les simples instruments emportés par Axel et le professeur Lidenbrock dans le roman de Jules Verne.
« Pour reproduire les pressions gigantesques qui règnent dans le noyau, nous utilisons ce que l’on appelle des ”cellules d’enclumes à diamant”, décrit James Badro. On ne peut appliquer ces pressions que sur de très petits échantillons, de seulement quelques micromètres. Mais c’est suffisant pour observer comment se comporte un métal entouré de silicate dans ces conditions et pour en tirer des conclusions sur la composition du noyau terrestre. »
Des séismes en laboratoire
Dès les années 1950, ces systèmes expérimentaux, qui reproduisent en laboratoire les incroyables pressions et températures régnant dans les profondeurs terrestres, vont permettre de connaître la rhéologie de roches soumises à de telles conditions.
« La rhéologie est une discipline fondamentale, mais relativement peu connue, des géosciences modernes. C’est elle qui nous permet de comprendre comment les roches terrestres s’écoulent comme un liquide aux échelles de temps géologiques, alors qu’elles se comportent comme des solides sur des échelles de temps de l’ordre de la seconde, précise Alexandre Schubnel, chercheur CNRS au Laboratoire de géologie de l’École normale supérieure de Paris2. La rhéologie nous permet notamment de comprendre pourquoi les séismes ont lieu. »
Pour étudier la mécanique des séismes, le chercheur a développé des instruments qui permettent de déformer de petits échantillons de roches soumis à des pressions et des températures similaires à celles régnant dans la lithosphère terrestre (de 0 à 150 km de profondeur) et d’observer la façon dont les roches se déforment, se compriment et se fissurent.
Étudier les propriétés physiques des minéraux
Cette « sismologie de laboratoire » fournit des résultats particulièrement importants pour mieux comprendre l’occurrence des séismes et mieux s’y préparer, à défaut de pouvoir les prévoir. « Je pense que nous sommes encore très loin de pouvoir prédire de manière déterministe les séismes », concède Alexandre Schubnel.
Nadège Hilairet, chercheuse CNRS à l’Unité matériaux et transformations3, à l’université de Lille, utilise de tels dispositifs expérimentaux pour caractériser la déformation subie par les roches au sein du manteau : « Ces observations à l’échelle microscopique permettent d’étudier les propriétés physiques des minéraux, comme la viscosité et la plasticité, et de savoir quel minéral influence le plus la déformation dans des conditions spécifiques. Ce sont des données qui permettent de mieux contraindre les modèles de convection mantellique, par exemple, ou encore l’origine des séismes dans les zones de subduction. » Des données précieuses pour mieux comprendre l’histoire de la Terre et de sa formation.
L’origine du champ magnétique primordial
Après la phase d’accrétionFermerAccrétion : capture de matière par un objet – ici, sous l’effet de la gravitation. qui lui a donné naissance, notre planète (alors en fusion) a très vite vu ses éléments lourds, comme le fer, migrer vers le centre, tandis que les éléments légers remontaient vers la surface. Ce tri spontané des éléments chimiques a abouti à la formation des diverses couches qui composent aujourd’hui la Terre : la croûte, le manteau et le noyau. Des couches dont les interactions aux limites sont complexes et restent mal connues.
« Parmi les grandes questions que l’on se pose encore, observe James Badro, il y a celle des interactions chimiques et physiques qui se jouent à l’interface entre le manteau inférieur et le noyau externe, ou encore l’origine du champ magnétique primordial. On sait, en effet, que la Terre a très rapidement possédé un champ magnétique fort, alors que la graine solide n’existait pas encore. Cela implique des processus qui nous sont pour l’heure en partie inconnus. »
Le champ magnétique terrestre (celui qui oriente les aiguilles de nos boussoles et qui a joué des tours aux deux héros de Jules Verne lors de leur voyage souterrain) est le résultat des mouvements de convection qui animent les métaux en fusion composant le noyau externe. Un mécanisme électromagnétique similaire à celui exploité pour les électroaimants ou les dynamos de vélo, mais qui était totalement inconnu à l’époque du Voyage – l’électromagnétisme ne sera élucidé par James Maxwell qu’en 1864.
Des simulations de plus en plus complexes
« Le premier vrai modèle de géodynamo est apparu en 1995, grâce à l’évolution de l’informatique, qui a permis de produire des simulations de plus en plus complexes de la dynamique du noyau terrestre », explique Dominique Jault, chercheur CNRS à l’Institut des sciences de la Terre4 de Grenoble. Pourtant, nombre de zones d’ombre demeurent.
« Malgré les progrès énormes réalisés depuis 30 ans, les simulations que l’on a aujourd’hui ne sont pas totalement satisfaisantes, car on se heurte à un problème : il existe un trop grand nombre de facteurs pouvant varier !, poursuit Dominique Jault. Outre les simulations, nous avons donc tenté de réaliser des expérimentations en laboratoire. Cela a donné des résultats intéressants, qui nous ont permis d’améliorer nos simulations. Mais il reste extrêmement difficile de reproduire une géodynamo en laboratoire. Premièrement, cela demande beaucoup de place et, secondement, pour que ça marche, nous sommes obligés d’introduire des éléments que nous savons inexistants dans le noyau. »
Tout n’est donc pas encore compris : « Il y a l’idée que les sources à l’origine de la géodynamo pourraient être plus complexes et, notamment, que la rotation de la Terre pourrait aussi jouer un rôle via la précessionFermerPrécession : décalage graduel de l’axe d’un corps en rotation. de son axe. Une partie de nos recherches se penchent actuellement sur cette question. »
Des modèles utiles… pour les GPS et l'aviation
Ces recherches ont des applications bien concrètes. « La communauté scientifique française participe à la production de nouveaux modèles IGRF (International Geomagnetic Reference Field, ou “champ géomagnétique international de référence”), qui vont permettre de corriger régulièrement tous les outils de positionnement, notamment ceux utilisés dans nos Smartphones, dans les GPS, ou encore pour l’aviation », témoigne Julien Aubert, chercheur CNRS à l’IPGP dans l’équipe Dynamique des fluides géologiques.
« Le champ magnétique, poursuit le chercheur, n’est en effet pas stable dans le temps et ses variations sont clairement mesurables à l’échelle d’une année. Le Nord magnétique, utilisé par nos boussoles, se déplace ainsi graduellement et nous sommes obligés, pour garder le cap, d’effectuer des corrections tous les cinq ans. »
Ce déplacement du pôle magnétique avait déjà été observé du temps de Jules Verne. Mais les scientifiques n’arrivaient pas à insérer le phénomène dans le cadre de la théorie de l’époque, qui supposait que le champ magnétique terrestre était produit par des sources métalliques présentes dans la croûte.
L’orientation du champ magnétique gravé dans la roche
La compréhension du champ magnétique terrestre et de ses évolutions a aussi permis de confirmer la théorie de la tectonique des plaques, édictée au milieu du XXe siècle sur la base des idées d’Alfred Wegener. En refroidissant et se solidifiant, les roches magmatiques enregistrent l’orientation du champ magnétique au moment de leur cristallisation. Les inversions de polarité du champ magnétique restent ainsi à jamais gravées dans ces roches.
« L’analyse de ces bandes de polarité océaniques, tout comme le paléomagnétisme des roches volcaniques continentales, permet de prouver puis de reconstituer assez finement le mouvement des plaques tectoniques au cours du temps, ajoute Julien Aubert. En ce sens, le champ magnétique est un moyen d’étudier l’histoire de la Terre et notamment l’évolution de sa surface. »
Les inversions de polarité soulèvent aussi de nombreuses questions. « Lors d’une inversion, l’intensité du champ magnétique est 10 fois plus faible qu’en période de stabilité, souligne Dominique Jault. Si cela ne semble pas trop affecter la vie terrestre, on peut toutefois avoir des inquiétudes concernant l’impact d’un tel événement sur notre monde technologique. »
Nos sociétés reposent aujourd’hui sur des technologies très sensibles à toute perturbation magnétique. Il est probable qu’une inversion aurait de très importantes répercussions, notamment en exposant ces équipements aux tempêtes solaires. « Même si la prochaine inversion n’aura certainement pas lieu avant 1 000 ans, un tel événement doit être anticipé. Nos recherches servent aussi à cela. »
Le moteur de la dynamique du manteau
Champ magnétique, séismes, mais aussi éruptions volcaniques… Autant de manifestations qui témoignent en surface de la dynamique interne de la Terre – une notion déjà bien ancrée au xixe siècle, même si les moteurs de ces phénomènes étaient alors incompris. Dans son roman, Jules Verne dépeint la Terre comme un système très dynamique. Il faudra attendre l’émergence de la théorie de la tectonique des plaques pour que ces phénomènes soient intégrés dans un modèle global.
En plus d’être mobile, la croûte terrestre n’est en effet plus considérée comme une enveloppe déconnectée des couches sous-jacentes, sur lesquelles elle flotterait librement. « La plaque tectonique est alors reconnue comme étant la partie supérieure la plus froide du manteau terrestre, et ses mouvements sont liés à la dynamique du manteau, explique Anne Davaille, chercheuse CNRS au laboratoire Fluides, automatique et systèmes thermiques5, à l’université Paris-Saclay. Le moteur de cette dynamique est la convection thermique, par laquelle les plaques froides plus denses replongent dans les zones de subduction tandis que le manteau chaud remonte. »
« À l’époque, note la chercheuse, c’est une révolution. On comprend alors que ce qui se passe en surface est intimement lié avec des processus de très grande échelle qui se jouent loin en profondeur. Et l’un des facteurs clés qui entrent en jeu, c’est la rhéologie du manteau. » Or le comportement du manteau va dépendre d’un grand nombre de paramètres : pression, température et composition minéralogique, bien sûr, mais aussi présence d’eau et vitesse de déformation.
Comprendre la formation des plaques
« Si l’on prend un modèle rhéologique simple, qui dépend principalement de la température, on se rend compte que l’on forme facilement une plaque, mais d’un seul tenant, comme sur Mars !, reprend Anne Davaille. Pour obtenir le découpage que l’on observe sur Terre, il semble nécessaire de complexifier fortement la rhéologie. L’un des enjeux des modèles actuels est de comprendre comment se forment les plaques tectoniques et pourquoi elles cassent. »
Ces limites de plaques si difficiles à simuler jouent un rôle essentiel dans la dynamique globale de la Terre. C’est par elles, notamment, que s’évacue la chaleur interne de la planète. Un flux de chaleur qui se manifeste le plus souvent par le volcanisme. « Le volcanisme est un processus essentiel qui permet des échanges entre le manteau et la surface », rappelle Karin Sigloch, chercheuse CNRS au laboratoire GéoAzur6 de l’université de Nice.
Des échanges de chaleur, bien sûr, et plus encore : « Les volcans libèrent d’énormes quantités de gaz, mais aussi d’autres éléments, et notamment des nutriments, comme le fer. Aujourd’hui, l’une de nos thématiques de recherche est de mieux comprendre le lien qui existe entre les volcans sous-marins et la fertilisation des océans, qui est un élément important de la productivité biologique océanique. »
Contexte magmatique
Là aussi, la sismologie joue un rôle important : « L’étude des ondes qui traversent le globe nous permet d’avoir une vue à grande échelle des systèmes magmatiques et volcaniques. Elle nous aide ainsi à mieux comprendre l’origine du volcanisme que l’on observe en surface. »
On sait désormais que les volcans islandais sont liés à un point chaud, une sorte de grand panache de matériel chaud qui remonte de la base du manteau jusque sous la croûte. Le volcan Stromboli (au nord de la Sicile), d’où émergent les personnages à la fin du roman de Jules Verne, a pour sa part une origine bien différente. Il s’agit d’un volcan d’arc, dont l’existence est liée au glissement de la plaque africaine sous la plaque eurasienne. Le contexte magmatique n’a donc strictement rien à voir.
« Finalement, il aurait été plus correct de faire entrer les personnages dans le Stromboli et de les faire plonger jusqu’à la base du manteau avec la plaque africaine, avant de les faire remonter via le point chaud de l’Islande, s’amuse Karin Sigloch. En revanche, cela leur aurait pris environ 300 millions d’années ! » C’est le temps qu’il faut au matériel recyclé d’une plaque tectonique pour atteindre la base du manteau, où il peut être remobilisé, remonté et « recraché » à la surface via un panache mantellique.
Analogues extraterrestres
« Parmi toutes les planètes du Système solaire, seule la Terre possède une tectonique des plaques. Pourquoi ? Voilà une question qui reste pour l’instant sans réponse, mais que l’étude des autres planètes peut justement nous aider à résoudre, conclut Anne Davaille. En fait, l’étude des autres planètes peut nous permettre de mieux comprendre l’histoire de la Terre ! »
À ce titre, Vénus lui semble particulièrement intéressante : « Vénus est actuellement plus chaude en surface que la Terre. Elle ne possède pas de tectonique des plaques organisée comme notre planète, mais elle est beaucoup plus active que Mars. Son régime dynamique pourrait être un analogue de ce qu’était la Terre à l’Archéen, il y a plus de 3 milliards d’années. D’un autre côté, le climat de Vénus peut également nous renseigner sur ce que deviendra la Terre dans un futur lointain, lorsque le Soleil sera en fin de vie. »
Aujourd’hui, la compréhension de notre planète, de son histoire et de son futur est indissociable de l’étude de ces autres mondes. Jules Verne semblait l’avoir bien compris, puisqu’un an après Voyage au centre de la Terre, il publiera De la Terre à la Lune… Mais c’est une autre histoire. ♦
Consultez aussi
Marie Tharp, pionnière omise de la tectonique des plaques [21]
Le sous-sol, le grand oublié de la transition énergétique ? [22]
Article réalisé dans le cadre de l’Année des géosciences [23] 2024-2025
- 1. IPGP, unité CNRS/Institut de physique du globe de Paris/Université Paris Cité.
- 2. Unité CNRS/ENS-PSL.
- 3. Unité CNRS/Centrale Lille Institut/Inrae/Université de Lille.
- 4. Unité CNRS/IRD/Université Grenoble Alpes/Université Savoie Mont-Blanc
- 5. Unité CNRS/Université Paris-Saclay.
- 6. Unité CNRS/IRD/Observatoire de la Côte d’Azur/Université Côte d’Azur.








