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Marie Tharp, pionnière omise de la tectonique des plaques

Voici une carte que tout étudiant en sciences de la Terre a contemplée au moins une fois dans sa vie. Contrairement aux représentations communes de la surface du globe, ce planisphère (voir ci-dessous) ne met pas en évidence le relief des continents, mais celui des fonds océaniques.
Si cette carte peut paraître anodine aujourd’hui, sa valeur scientifique est énorme. Achevée en 1977, elle est l’un des outils qui ont permis d’établir les principes de la dérive des continents et de la tectonique des plaques. Le message scientifique qu’elle véhicule sert désormais de fondement à l’ensemble des études menées en sciences de la Terre. Et, derrière son élaboration, se trouve le travail acharné d’une femme restée longtemps dans l’ombre : Marie Tharp.

Signée « Heezen and Tharp », cette carte marque la conclusion d’un vaste et ambitieux programme initié à la fin des années 1940 par le géophysicien américain Maurice Ewing et visant à cartographier le relief des fonds marins. Le développement des premiers échosondeurs, durant la Seconde Guerre mondiale, laisse en effet penser que les fonds océaniques sont loin d’être aussi plats et monotones qu’on l’imaginait alors.
Parmi les jeunes talents qui vont s’embarquer pour une série de campagnes océanographiques figure Bruce Heezen, un étudiant fraîchement recruté au sein du Lamont-Doherty Geological Observatory. C’est lui qui présentera pour la première fois les résultats de ce méticuleux travail de cartographie et l’idée d’une séparation de la croûte océanique au niveau des dorsales. Son nom restera ainsi dans les annales, occultant le fait qu’une grande partie du travail et des idées présentées proviennent de Marie Tharp, son assistante cartographe.
Les premiers diagrammes du fond de l’océan Atlantique
Marie Tharp naît en 1920 d’une mère enseignante et d’un père géomètre qui, durant toute son enfance, va lui transmettre son intérêt pour la cartographie. Profitant de l’ouverture des formations scientifiques aux femmes (en raison de la guerre qui mobilise les hommes), elle s’inscrit à l’université pour suivre des cours de géologie et de mathématiques. Elle en sort doublement diplômée, ce qui ne lui vaut pas d’obtenir un poste permanent, mais des contrats successifs de technicienne au Lamon.
Là, Maurice Ewing lui demande de collaborer avec Bruce Heezen, étudiant en thèse. Alors que celui-ci se charge d’acquérir les données en mer, Marie Tharp compile celles obtenues par échosondage. Cela lui permet d’établir des profils bathymétriques à partir desquels elle va pouvoir produire les premiers diagrammes du fond de l’océan Atlantique. « Cette méthode qu’elle adapte est très intéressante, car, contrairement aux cartes classiques présentant des lignes de niveau, elle force à une conceptualisation des reliefs », explique Mathilde Cannat, directrice de recherche CNRS émérite dans l’équipe de Géosciences marines de l’Institut de physique du globe de Paris 1.


Nous sommes au début des années 1950 et les ordinateurs n’existent pas encore. Tout s’effectue à la main : conversion des données, compilation, dessins… Le travail est énorme, mais Marie Tharp possède la rigueur nécessaire et l’intuition qui vont lui permettre de réaliser une découverte majeure, qui changera l’histoire des géosciences.
Pangée et dérive des continents
En ce milieu du XXe siècle, la théorie de la tectonique des plaques telle qu’on l’enseigne aujourd’hui n’existe pas. Pourtant, dès 1912, Alfred Wegener, un météorologue allemand, a proposé la théorie de la dérive des continents. Très novatrice, elle reposait sur des observations principalement géographiques, géologiques et paléontologiques.
Wegener avait remarqué que la plupart des continents possèdent une forme qui, comme les pièces d’un puzzle, permet leur emboîtement. En jouant ainsi avec ces pièces d’échelle planétaire, Wegener a découvert qu’il était possible de regrouper tous les continents actuels sous la forme d’un unique supercontinent, qu’il a nommé Pangée. Qui plus est, ce regroupement permettait d’expliquer la continuité de certaines grandes structures géologiques de part et d’autre de l’Atlantique, ainsi que la concordance des registres faunistiques fossiles. Des arguments assez forts, selon Wegener, pour affirmer que les continents s’étaient séparés il y a environ 200 millions d’années, suivant un très lent mouvement de divergence.
Cette théorie a toutefois suscité une vive levée de boucliers. Et pour cause. Si les observations de Wegener sont tout à fait pertinentes, rien dans sa théorie ne permet d’expliquer le phénomène physique qui pourrait mettre en mouvement des masses continentales. La théorie de Wegener paraissait donc bancale, car il y manquait finalement l’essentiel : le « moteur » de la divergence.
La découverte des dorsales océaniques
Jugée fantaisiste, la « dérive des continents » reste en sommeil pendant quarante ans. Jusqu’à ce qu’en traitant les données bathymétriques acquises par Bruce Heezen et ses collègues, Marie Tharp découvre une gigantesque chaîne de montagnes sous-marine (que l’on appelle aujourd’hui « dorsale océanique ») courant du nord au sud de l’océan Atlantique. Elle assimile le relief de cette immense « ride » à une zone de rift, c’est-à-dire un fossé marquant une déchirure de la croûte terrestre.
Elle a cependant bien du mal à faire accepter son idée à Bruce Heezen, qui va tout d’abord dénigrer ses arguments en les qualifiant de « paroles de bonne femme ». Il faudra un an à Marie Tharp pour convaincre son collègue masculin, en montrant la corrélation entre ses cartes bathymétriques et celle des séismes enregistrés dans l’Atlantique – séismes dont les épicentres s’alignent le long de la ride sous-marine, révélant qu’il s’agit bien d’une zone où la croûte terrestre se « déchire ».

La première présentation des résultats de Tharp et Heezen sur les dorsales, en 1956, puis la publication de la première carte bathymétrique de l’océan Atlantique, en 1957, vont faire l’effet d’une bombe dans la communauté scientifique. Mais tout cela au crédit de Bruce Heezen, dont le nom est toujours mis en avant par rapport à celui de Marie Tharp.
« L’effacement de Marie Tharp peut s’expliquer par des considérations institutionnelles : Heezen était thésard, et Tharp uniquement technicienne. C’est donc lui qui avait le statut pour défendre leurs résultats dans des conférences », explique Mathilde Cannat. Mais, derrière cette situation, se trouve la question du sexisme : « Étant une femme, elle ne pouvait pas embarquer sur les navires océanographiques, ni obtenir de doctorat dans la discipline à cette époque, ni par conséquent de poste académique. Elle était de toute façon bloquée dans sa condition. »
Une reconnaissance tardive
Les résultats de Tharp et Heezen ouvriront la voie à de nouvelles études, notamment sur la symétrie des anomalies magnétiques enregistrées par les roches de la croûte océanique. Celles-ci vont permettre dans les années 1960 de valider définitivement la théorie de l’accrétion océanique (qui explique comment le magma « écarte » les plaques au niveau des dorsales océaniques en remontant à la surface), puis de quantifier les vitesses d’ouverture des océans. Le modèle géodynamique de la tectonique des plaques sera complété ensuite avec l’identification de dorsales dans tous les océans.


Malgré sa contribution à l’avènement de la théorie de la tectonique des plaques, Marie Tharp demeurera longtemps dans l’ombre. « Elle va rester sous contrat précaire… toute sa carrière », déplore Mathilde Cannat. Elle ne sera autorisée à participer à une expédition en mer qu’en 1968 et ne recevra la pleine reconnaissance de son travail que dans les années 1990, à l’âge de 70 ans, lors d’une cérémonie organisée au Lamont.
Les choses changent, malgré tout, se félicite Mathilde Cannat : « La médaille de l’Union européenne des géosciences récompensant des travaux significatifs en tectonique et géologie structurale porte désormais le nom de Marie Tharp. » ♦
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- 1. IPGP-UMR, unité CNRS/IPGP/Université Paris Cité.
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Auteur
Morgane Gillard est journaliste scientifique indépendante.