Donner du sens à la science

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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
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Par le réseau de communicants du CNRS

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Les zones humides, une fenêtre sur les paysages et sociétés d’autrefois
08.10.2025, par Frédérique Sueur
Mis à jour le 08.10.2025

En étudiant les sédiments de zones humides en Californie du Sud, le projet MeSCAL a reconstitué 4 000 ans d’évolution des paysages culturels, offrant un regard nouveau sur les interactions entre sociétés humaines et mutations paysagères.

L’Histoire est empreinte d’épisodes de migration et de colonisation. Si ces processus façonnent la mémoire et la culture des peuples, ils modèlent aussi les paysages environnants. Pour comprendre cet impact, le projet MeSCAL1 s’est intéressé à la Californie du Sud. Mais pourquoi regarder au-delà de l’Atlantique, alors que l’Europe a été marquée par des vagues de migration et de colonisation ? Ana Ejarque2, coordinatrice du projet, nous éclaire : « En Europe, les sociétés avaient souvent déjà été en contact avant le processus de colonisation. En Californie du Sud, il a mis en relation des populations éloignées : les sociétés chasseurs-cueilleurs, et les colonisateurs espagnols qui ont apporté une économie agropastorale ». Un bouleversement susceptible de laisser des traces dans les paysages, qu’il s’est agi de déceler.

Reconstituer les paysages : mode d’emploi pas à pas

En zone humide, les sédiments regorgent d’indices sur les paysages d’autrefois. C’est donc pour redessiner ces derniers que les chercheurs ont prélevé des carottes dans des lacs et marais situés à distance variable des missions espagnoles, foyers de la colonisation. Ils ont pu étudier ces prélèvements sous toutes les coutures : « Les géologues ont analysé les sédiments, les diatomistes ont étudié les algues pour retracer les variations dans les nappes d’eau, et de notre côté on a analysé les pollens, les spores et les micro-charbons. ».
Utilisation d’un vibracoreur pour prélever une carotte dans le sol du lac McGrath, dans le Comté de Ventura en Californie © Ana EjarqueUtilisation d’un vibracoreur pour prélever une carotte dans le sol du lac McGrath, dans le Comté de Ventura en Californie © Ana Ejarque

Reconstituer les paysages d’antan a exigé plusieurs précautions, à commencer par dater les strates des carottes. Et à chaque époque son protocole : « Pour les périodes anciennes, on fait de la datation au radiocarbone. A partir de 1850, on analyse les suies, des microparticules polluantes issues des activités industrielles. Puis, les années 1960 sont datées grâce à des radionucléides comme le plutonium. »

L’équipe a aussi dû calibrer les analyses menées sur les carottes. Par exemple, une grande quantité de pollen d’une plante peut refléter aussi bien une forte présence qu’une bonne capacité de dissémination. Du littoral à l’arrière-pays, ils ont décrit les communautés végétales de plusieurs sites et y ont prélevé des échantillons de mousse et de terre : « Étudier la représentation en pollen de la végétation actuelle dans les échantillons nous aide à interpréter les données fossiles pour reconstruire les paysages du passé. De même, la représentation pollinique des zones actuelles modifiées par l’Homme permet de déterminer les plantes et pollens associés à des usages spécifiques des terres, comme les brûlages ou l’agropastoralisme. Ces indicateurs permettent de reconstituer les paysages anthropisés. »
Prélèvement des échantillons dans une carotte sédimentaire © Reyes Luelmo LautenschlaegerPrélèvement des échantillons dans une carotte sédimentaire © Reyes Luelmo Lautenschlaeger

Les données historiques ont complété ces analyses : « Il y a des archives avec le nombre d’animaux élevés et les taxons cultivés dans les missions, mais qui ne détaillent ni l’expansion ni la localisation des zones de pâturage et des cultures, et contiennent peu d’informations concernant l’impact des pratiques agropastorales sur la végétation et les paysages. » Des lacunes que le projet visait à combler.

Déceler l’empreinte de la colonisation sur les paysages

La reconstitution des paysages montre que les chasseurs-cueilleurs autochtones exploitaient un large spectre de communautés végétales, de la côte à l’arrière-pays, là où la colonisation a mené à une utilisation plus intense et localisée du territoire : « L’introduction d’espèces exotiques et de pratiques comme le pâturage et l’agriculture a concentré l’impact colonial sur le littoral. » Celui-ci a été soumis à une érosion forte, visible dans les carottes par une couche de sédiments épaisse et des traces de champignons particuliers : « Les spores de champignons coprophiles, liés aux excréments des animaux, témoignent de l’érosion induite par le pâturage. »

L’étude de l’arrière-pays révèle qu’il a été un sanctuaire pour les paysages, ainsi qu’un refuge pour le peuple autochtone Chumash et ses pratiques face à la colonisation. Les Chumash avaient par exemple pour usage de brûler les forêts et maquis trop denses, pour créer des espaces ouverts favorisant le passage des animaux chassés et le développement de certaines plantes cueillies pour l’alimentation ou la médecine. Une pratique interdite à la fin du XVIIIème siècle : « L’étude des micro-charbons fossilisés dans les carottes a montré que cette interdiction a été respectée près des colonies, mais que la pratique de brûlage contrôlé a perduré dans les zones montagnardes éloignées du contrôle colonial, au moins jusqu’à la période américaine. »

La continuité des pratiques autochtones se reflète aussi dans les traces de végétaux et champignons retrouvées dans des cavernes de l’arrière-pays : « Sur un site archéologique, on a montré que certaines ressources utilisées avant la colonisation l’étaient aussi après, comme les plantes Chuchupate et Datura, utilisées pour des rituels et la médecine. »

Les paysages culturels : des savoirs oubliés à la gestion territoriale

Le projet MeSCAL fournit aux peuples autochtones des clés sur leur histoire patrimoniale, parsemée d’oublis en raison d’une transmission principalement orale et des agressions subies. Un aspect particulièrement cher à Ana : « On organise des rencontres avec eux, c’est très enrichissant. Ils nous apprennent des éléments de leur histoire, et on leur apporte des informations sur les pratiques, plantes et paysages de leurs ancêtres. C’est aussi important pour les populations occidentales californiennes, car ça leur donne des clés sur l’évolution culturelle des territoires et leurs racines multiples, entre héritage indigène et colonial. C’est précieux, car les paysages sont l’expression d’une histoire et d’interactions entre le climat et les sociétés. »

Ces avancées pourraient aider à mieux gérer les territoires au climat méditerranéen, notamment face aux mégafeux : « L’interdiction de brûler a conduit à un paysage trop riche en biomasse, qui favorise les grands incendies rapportés par la presse. » Réintroduire le brûlage contrôlé renforcerait le paysage en mosaïque existant, freinant potentiellement la propagation des feux et favorisant le retour d’espèces natives. Déjà à l’étude en Californie, cette stratégie pourrait faire repenser la gestion des paysages, à l’heure où la renaturalisation s’impose et où les catastrophes écologiques touchent de plus en plus de régions, à l’image des milliers d’hectares partis en fumée dans l’Aude en août 2025.

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie, par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre de l'ANR MeSCAL - AAPG2020. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projet Science Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2020 (SAPS-CSTI JCJC et PRC AAPG 20).

Pour en savoir + : https://mescal-anr.isem-evolution.fr/

Notes
  • 1. MeSCAL – Mobilité et contacts culturels dans la construction des paysages du sud californien https://anr.fr/Projet-ANR-20-CE03-0010
  • 2. Ana Ejarque est chargée de recherche CNRS à l'Institut des sciences de l'évolution de Montpellier (ISEM - Unité CNRS / Université de Montpellier / IRD)