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Amsterdam, l’île confetti aux avant-postes de la recherche
Novembre 2025. Après une quinzaine de jours de navigation depuis La Réunion, une équipe de scientifiques français débarque du Marion Dufresne sur l’île Amsterdam. En cette fin de printemps austral, l’objectif est de mesurer les dommages du plus grand incendie jamais observé sur l’île. Entre janvier et mars 2025, au cœur de l’été sous ces latitudes de l’hémisphère Sud, plus de 55 % de la superficie de cette petite île française (58 km²) ont brûlé.
Un incendie d’une telle ampleur menace directement la faune et la flore locales, dont nombre d’espèces endémiquesFermerUne espèce endémique est une espèce animale ou végétale qui habite un territoire limité et qui ne se rencontre pas en dehors de ce territoire.. Au sein des Terres australes et antarctiques françaises (Taaf, qui s’étendent des îles Éparses, entre Madagascar et le Mozambique, à la Terre Adélie, sur le continent blanc), Amsterdam dispose d’une situation géographique particulière. Entre les îles Kerguelen, à 1300 km au sud, et l’île Maurice, à 2700 km au nord, cette petite île volcanique se trouve à la jonction des climats polaires et subtropicaux. Avec l’île Saint-Paul, sa plus proche voisine, à 91 km plus au sud, elles représentent les îles les plus éloignées au monde de toute habitation humaine permanente.
Une île lointaine, paradis pour la science
Un tel isolement géographique a empêché toute installation pérenne sur l’île pendant des siècles. Si le navigateur Juan Sebastián Elcano1 aperçoit l’île en 1522 lors de son tour du monde, il faut attendre le XIXe siècle et la prise de possession française, en 1843, pour y voir s’installer de rares colons. Pour contester les prétentions britanniques sur l’île, la France encourage la venue de pêcheurs, et même d’un exploitant agricole réunionnais. En vain. De la présence coloniale, seules ont longtemps demeuré… des vaches, introduites sur l’île en 1871 et qui y ont prospéré, aux dépens de la biodiversité locale, jusqu’à leur éradication, au début des années 2010
Si les tentatives d’exploitation économique de l’île ont toutes échoué, la présence humaine sur Amsterdam a trouvé un second souffle au cours du XXe siècle avec l’installation de la base scientifique Martin-de-Viviès, en 1950, dans le nord de l’île. La science trouve en effet dans l’isolement géographique d’Amsterdam ce qui repoussait agriculteurs et pêcheurs : du temps et une sortie de la civilisation industrielle.
À 2 km au sud de la base scientifique, au sommet de la pointe Bénédicte, les chimistes bénéficient d’un site d’observation exceptionnel à l’échelle mondiale pour la chimie de l’atmosphère. En raison des faibles pollutions d’origine humaine sur Amsterdam, ils y mesurent depuis 1980 les quantités de CO2, d’aérosols et de poussières présentes dans l’atmosphère.
La pureté des observations sur la « pointe B » est telle que « mes collègues chimistes me disent que lorsqu’un incendie de brousse se déclare en Afrique, ils parviennent à l’identifier depuis Amsterdam », s’amuse David Renault, directeur de l’Institut polaire français Paul-Émile Victor (Ipev) et professeur à l’université de Rennes au sein du laboratoire Écosystèmes, biodiversité, évolution2.
Un havre de paix pour la biodiversité subantarctique
Cet écologue se rend sur place pour admirer d’autres merveilles que la pureté de l’air. Chaque été depuis une cinquantaine d’années, nombre de scientifiques débarquent sur Amsterdam afin d’en observer les prodiges de biodiversité. Cette île-confetti est notamment réputée pour ses oiseaux marins.
Pour Christophe Barbraud, directeur de recherche au CNRS au sein du Centre d’études biologiques de Chizé3, elle figure même « dans le top 5 des îles les plus importantes pour les oiseaux marins. Située à mi-chemin entre l’Inde, l’Australie et la zone subantarctique, elle abrite en effet une avifaune unique au monde, fruit d’influences indiennes, australasiennes et subantarctiques. »
Quantité d’albatros y ont élu domicile : les albatros de Carter (ou albatros à bec jaune de l’océan Indien – Thalassarche carteri –, avec environ 20 000 couples reproducteurs, soit 83 % de la population mondiale) et fuligineux (Phoebetria palpebrata, autour de 400 couples), ainsi que l’emblème de l’île, l’endémique albatros d’Amsterdam (Diomedea amsterdamensis, qui compte aujourd’hui 80 couples reproducteurs contre seulement 5 ou 6 dans les années 1980). En plus des géants des mers, Amsterdam abrite environ 8 000 couples de gorfous de Moseley (ou gorfous sauteurs du Nord – Eudyptes moseleyi), quelques pétrels et 70 couples reproducteurs de skuas d’Amsterdam (ou labbes antarctiques – Stercorarius antarcticus).
Du haut des falaises d’Entrecasteaux et du plateau sur lequel elles nichent, ces bêtes à plume toisent une considérable colonie d’otaries à fourrure (entre 30 000 et 35 000 individus), venues mettre bas sur ces plages à l’écart des activités humaines. Chassés pour leur fourrure de la fin du XVIIIe siècle à leur quasi-extinction, à la fin du XIXe siècle (au point qu’elles manquent disparaître à Saint-Paul et Amsterdam au début du XXe siècle), les pinnipèdes ont depuis retrouvé leur état de santé antérieur à la chasse avec la disparition de celle-ci et la mise en place de mesures conservatoires dans la seconde moitié du siècle précédent.
Désormais, « toutes les plages de l’île sont saturées d’otaries », assure Christophe Barbraud. En plus de leur intérêt propre, ces animaux jouent le rôle de « sentinelles des écosystèmes de l’océan Austral ». Stars de l’île, oiseaux et otaries masquent des espèces de plus petite taille ô combien rares. En plus de ces migrateurs, Amsterdam héberge quelques résidents permanents, à l’instar de la belle-dame (Vanessa cardui), un magnifique papillon.
Campagne de restauration
Cette entomofauneFermerL’entomofaune est la faune constituée par l’ensemble des espèces d'insectes et d’arthropodes locales. unique au monde, qu’étudient entre autres David Renault et ses collègues, prospère à l’ombre du seul arbre natif des Taaf, Phylica arborea, qui joue pour les insectes le rôle d’espèce parapluieFermerOn appelle « espèce parapluie » une espèce dont le domaine vital est assez large pour que sa protection assure celle des autres espèces végétales et animales peuplant le même territoire..
Ravagés par le pâturage des bovins, perdant jusqu’à 80 à 90 % de sa population antérieure à l’introduction des ruminants, les Phylica ont retrouvé des couleurs depuis l’éradication des vaches. « Une campagne de restauration menée par les Taaf à partir d’une pépinière, après l’abattage des bovins, a permis de retrouver un couvert forestier proche de celui antérieur aux bovins », confirme David Renault.
Vu la richesse de la biodiversité et la longévité des observations scientifiques sur place, Amsterdam bénéficie depuis deux ans du label See-Life décerné par CNRS Écologie & Environnement, l’un des 10 instituts de l’organisme. Cette labellisation garantit aux suivis des oiseaux marins et de la flore d’Amsterdam « un soutien dans la continuité, renouvelable tous les cinq ans », explique Dominique Joly, directrice adjointe scientifique de l’institut. À ce label récent, précise-t-elle, s’ajoute la plus ancienne Zone atelier Antarctique et Terres australes, créée en 2001, qui « assure non seulement une vision systémique du socio-écosystème, mais aussi la mise en place d’actions rapides en cas de crise, à l’instar de l’incendie début 2025 ».
Des incendies fréquents
Cet incendie a fait craindre à l’ensemble des communautés scientifiques présentes sur l’île la perte d’une biodiversité inestimable. Les premières estimations réalisées par les personnels techniques des Terres australes et antarctiques françaises et de l’Institut polaire français, revenus sur l’île dès le mois d’avril, ont cependant permis de les rassurer pour partie.
Malgré l’ampleur de l’incendie, son impact pourrait être « a priori faible, sinon nul pour les oiseaux marins et les otaries, tempère Christophe Barbraud. Les falaises d’Entrecasteaux où nichent les albatros ont été épargnées par l’incendie, et celui-ci s’est arrêté à la lisière des tourbières sur le plateau où vivent les albatros d’Amsterdam. »
David Renault se montre tout aussi optimiste concernant la population de Phylica. En effet, sur cette île aride, exposée aux vents, les incendies d’origine naturelle sont fréquents (on en recense 11 depuis 1696) et la flore s’est adaptée en conséquence. Le directeur de l’Ipev en veut pour preuve que « les traces du dernier incendie sur les falaises d’Entrecasteaux, en 2021, ont déjà disparu dans de nombreuses zones, signes que la reprise de la végétation peut y être extrêmement rapide ».
Maux à répétition
Néanmoins, tous s’inquiètent des conséquences à plus long terme d’un tel événement, aussi bien pour les petites bêtes que les plus grosses. Avec la baisse du nombre de fleurs, la belle-dame disposera de moins de nectar pour se nourrir.
Du côté des oiseaux marins, même si son impact est faible, l’incendie s’ajoute aux maux à répétition dont les volatiles souffrent : noyades accidentelles dans les palangriers industriels, prédation des rats sur les œufs et les poussins, et surtout épidémies chroniques chez les jeunes de choléra aviaire – une maladie dont les rats sont le vecteur potentiel.
Affligées d’une telle cohorte de malheurs, tous imputables directement ou indirectement à l’espèce humaine, « ces populations arriveraient difficilement à se remettre de tels incendies si ceux-ci les impactaient, assure Christophe Barbraud. Quand une population d’albatros se porte bien, on estime son succès moyen de reproduction à 60 % des pontes. Aujourd’hui, le succès moyen est de 10 à 20 %. On observe même des colonies où ne survit aucun poussin. Des chiffres trop faibles pour maintenir la pérennité de ces espèces. »
Opportunité scientifique
Pour autant, une formidable opportunité scientifique se niche dans le drame du mégafeu. En effet, quelques mois à peine avant les flammes, l’équipe de David Renault bouclait le premier recensement intégral de la diversité des habitats d’Amsterdam en s’appuyant sur la définition des formations végétales. « C’est un point zéro unique par rapport à ce genre de situations, souligne Dominique Joly. De ce point de vue, l’incendie représente à la fois une catastrophe pour l’île et une réelle opportunité pour la recherche. »
En effet, forts de cet état de conservation antérieur au mégafeu, les scientifiques de retour sur l’île pourront y suivre au cours des prochaines années la dynamique de recolonisation des espaces ravagés par les flammes et ainsi en comprendre les mouvements et les interactions des populations, animales comme végétales. Pour garantir et diversifier ces observations, le CNRS a débloqué un soutien financier exceptionnel pour les deux prochaines années, afin de « fédérer les personnes qui n’étaient pas encore impliquées dans les programmes de recherche de l’Ipev », détaille François Criscuolo, directeur adjoint scientifique de CNRS Écologie & Environnement, chargé de la coordination des suivis See-Life.
« Notre objectif est d’apporter de nouvelles méthodes, de nouveaux savoir-faire et de nouvelles équipes pour caractériser la biodiversité d’Amsterdam, poursuit-il. De nouveaux projets de recherche ambitionnent dès à présent d’étudier les sols, d’expérimenter de nouveaux suivis des vertébrés, des invertébrés et des plantes, de caractériser les interactions au niveau du sol ou encore de lister les polluants, notamment ceux émis par le feu, et leurs impacts sur les vertébrés. »
Pour expliquer l’importance scientifique de cet événement, aussi dramatique soit-il, sa collègue Dominique Joly dresse un parallèle avec une autre catastrophe bien connue des Français : « L’incendie d’Amsterdam a déclenché une prise de conscience, de la même façon – toutes proportions gardées – que l’incendie de Notre-Dame de Paris ». Gageons qu’il pourra fédérer et mobiliser tout autant les communautés scientifiques pour mieux comprendre, restaurer et préserver ce havre de la biodiversité polaire.
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- 1. Fin 1521, quelques mois après la mort de Fernand de Magellan, tué par des autochtones aux Philippines, Elcano prend le commandement du navire la Victoria, qu’il parviendra à ramener à Séville. Elcano est donc l'un des premiers hommes à avoir effectuer un tour du monde.
- 2. Unité CNRS/Université de Rennes.
- 3. Unité CNRS/La Rochelle Université.
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Auteur
Rédacteur à la direction de la communication du CNRS, Maxime Lerolle s’intéresse aussi bien aux questions environnementales (énergie et biodiversité) qu’à l’actualité culturelle (cinéma et jeux vidéo) éclairée par un regard scientifique.
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