Les origines françaises de la bombe atomique
Vous êtes ici
Les origines françaises de la bombe atomique

Les 6 et 9 août 1945 : pour toujours, ces deux dates signent dramatiquement l’entrée de l’humanité dans l’ère nucléaire. En une fraction de seconde, deux villes sont rayées de la carte par les bombes états-uniennes conçues dans le cadre du projet Manhattan. Officiellement lancé en août 1942, ce projet scientifique, technique et industriel a mobilisé les plus grands savants des nations alliées, alors en guerre.
Ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’est appuyé sur une série de résultats fondamentaux obtenus dans les années 1930, pour l’essentiel en Europe, notamment en France, alors à la pointe des recherches en physique nucléaire. Interrompus en 1940, ces travaux, conduits par le groupe réuni autour de Frédéric et Irène Joliot-Curie, portent en germe le feu nucléaire déclenché à Hiroshima et Nagasaki. Plus prosaïquement, ils ont permis à la France de relancer son programme nucléaire dès 1945. Et, rapidement, de compter dans le club fermé des pays maîtrisant l’atome dans ses dimensions civile et militaire.
Explorer l’intimité de la matière
Sur le plan fondamental, l’aventure nucléaire débute en Europe au tournant du XXe siècle. Les travaux d’Henri Becquerel et des Curie sur la radioactivité, entamés dans le sillage d’Albert Einstein [6], ainsi que la découverte du noyau atomique par l’Anglais Ernest Rutherford, aboutissent au développement de la mécanique quantique par l’Allemand Erwin Schrödinger [7] et le Danois Niels Bohr – sans oublier les Italiens, réunis autour d’Enrico Fermi [8]. Pour ces esprits brillants, parmi lesquels nombre de prix Nobel, il est alors question d’explorer l’intimité de la matière qui, peu à peu, livre ses secrets.
Reste que, symboliquement, on retient 1932 comme origine des travaux ayant conduit à « la bombe ». Car, cette année-là, à Cambridge, James Chadwick découvre le neutron. C’est sur cette particule électriquement neutre, qui entre dans la composition du noyau, que reposera la réaction en chaîne à l’origine de l’énergie nucléaire.
Deux ans plus tôt, Walter Bothe et Herbert Becker ont décelé un rayonnement inconnu, qu’ils ont interprété non pas comme une nouvelle particule, mais comme un rayonnement électromagnétique de très haute énergie. À l’instar de leurs collègues allemands, Frédéric et Irène Joliot-Curie observent un signal similaire à l’Institut du radium, à Paris, mais passent de peu à côté de la découverte.
Toujours est-il qu’en 1935, dans son discours de réception du prix Nobel de chimie, décerné conjointement à son épouse pour la découverte de la radioactivité artificielle, Frédéric Joliot-Curie évoque l’énorme libération d’énergie que l’on est en droit d’attendre d’un contrôle de ces transmutations. L’histoire est en marche.
Prolongeant les travaux des Français, Enrico Fermi, à Rome, bombarde systématiquement avec des neutrons tous les éléments de la classification périodique. Parvenu à l’uranium, il pense avoir formé des éléments encore plus lourds. Mais l’interprétation souffre de contradictions. Dans les années qui suivent, à Berlin, Otto Hahn et Lise Meitner complètent ces expériences, de même que, à Paris, Irène Curie et Pavel Savitch.
La fission nucléaire devient réalité
C’est finalement en décembre 1938, grâce à une observation de Hahn et de son assistant Fritz Strassmann, ainsi qu’à l’interprétation de Meitner (d’origine juive et réfugiée en Suède) et de son neveu Otto Frisch, que les physiciens comprennent ce qu’ils voient. Sous l’effet des neutrons, les noyaux d’uranium se brisent, formant des noyaux moyens qui emportent avec eux une énergie considérable. La fission nucléaire est une réalité.
Le 26 janvier 1939, Niels Bohr communique le résultat à New York, lors d’un colloque. La fièvre s’empare du monde de la physique, qui entrevoit dès lors la possibilité d’une réaction en chaîne.
Quelques semaines plus tard, au Collège de France, à Paris, l’équipe de Joliot, avec Hans Halban et Lew Kowarski, montre que chaque fission d’un noyau d’uranium produit bien de nouveaux neutrons – trois, selon les Français – susceptibles de briser de nouveaux noyaux et ainsi de suite. De son côté, Fermi, qui a fui l’Italie fasciste et travaille désormais à New York, penche pour moins de deux. Quoi qu’il en soit, l’idée que la libération de l’énergie colossale contenue au sein des noyaux atomiques est à portée de main fait son chemin.
La potentialité de la guerre… et d’une arme destructrice
Cette potentialité, alors que la perspective d’un conflit mondial se profile, commence à inquiéter. Le 2 février 1939, avant même la publication de l’équipe française, Leo Szilard, un physicien hongrois émigré aux États-Unis, s’interroge avec d’autres sur l’opportunité de ne pas publier les résultats les plus sensibles.
À ce moment de l’histoire, il est difficile de savoir quel est précisément le degré de certitude, de crainte ou de prudence des uns et des autres quant à la possibilité de créer une arme destructrice sur la base des connaissances acquises.
« Si la possibilité théorique existe, avance Delphine Blanchard, doctorante au Centre Alexandre-Koyré-Histoire des sciences et des techniques 1 et au Comité pour l’histoire du CNRS, il est probable qu’au milieu de l’année 1939, le sentiment d’urgence n’est pas encore si prégnant, tant les défis scientifiques et techniques à relever pour la maîtrise de l’énergie atomique paraissent innombrables, ce que démontrera rétrospectivement l’envergure du projet Manhattan. »

Brevets français
Il n’empêche, début mai, Halban, Joliot, Francis Perrin et Kowarski déposent trois brevets au nom de la Caisse nationale de la recherche scientifique (qui allait devenir le CNRS, le 19 octobre 1939) : le premier brevet, sur un dispositif de production d’énergie ; le deuxième, sur sa régulation ; le troisième, sur la charge explosive envisageable avec des matériaux fissibles.
« Joliot a été formé à l’École supérieure de physique et de chimie industrielles, commente l’historien Denis Guthleben 2, directeur du Musée Curie et ancien directeur délégué au Comité pour l’histoire du CNRS. C’est un chercheur en science fondamentale, mais il a également pleinement conscience de l’importance des questions de propriété intellectuelle et de la nécessité des liens entre les laboratoires et l’industrie, sans lesquels les applications d’une découverte sont impossibles. »
Cela dit, un brevet n’est pas un mode d’emploi. Avant même de penser à une bombe, la première étape à franchir est l’entretien d’une réaction en chaîne. Or les mesures effectuées à Paris comme ailleurs courant 1939 montrent que les neutrons émis lors de la fission d’un noyau d’uranium sont trop rapides pour provoquer suffisamment d’autres réactions. En un mot, il faut les ralentir. Du reste, Bohr comprend que seul l’isotope 235 de l’uranium, ultra minoritaire dans le minerai d’uranium, est fissible. Autrement dit, il sera nécessaire de l’enrichir, si tant est que l’on souhaite développer la voie militaire.
Provoquer de nouvelles fissions pour entretenir la réaction
Pour ralentir les neutrons dans un réacteur, l’idée est la suivante : une fois émis, les neutrons sortent aisément de l’oxyde d’uranium, traversent un matériau dit « modérateur », où ils seront ralentis afin de pouvoir provoquer de nouvelles fissions au sein du combustible et entretenir la réaction. L’empilement de matériaux fissibles et modérateurs dans des proportions et avec la géométrie adéquates permettrait ainsi de construire une pile nucléaire.
À l’été 1939, l’équipe française prend ses quartiers au Laboratoire de synthèse atomique, à Ivry, plus spacieux que les locaux du Collège de France. Là, Joliot et ses collègues construisent différentes sphères de cuivre, dans lesquelles un mélange d’oxyde d’uranium et d’eau donne lieu à un début de réaction en chaîne.
En parallèle de ces questions purement scientifiques, en ces mois qui coïncident avec le début des hostilités, se joue l’aspect le plus romanesque de cette aventure, celui de l’approvisionnement en matériaux. Pour constituer une pile nucléaire, il faut d’importantes quantités d’oxyde d’uranium. Aussi, en mars, Joliot contacte l’Union minière du Haut-Katanga, à Bruxelles, propriétaire des plus importants gisements d’uranium connus à l’époque, au Congo belge (aujourd’hui, en République démocratique du Congo). Les liens entre la société belge et les chercheurs nucléaires français remontent à Marie Curie [13], et l’équipe parisienne fait rapidement l’acquisition de plusieurs tonnes de minerai.
La question du modérateur est encore plus cruciale. On compte sur les doigts d’une main les éléments possibles pour cette application. Sur le papier, l’eau est un candidat, mais elle se révèle absorber trop fortement les neutrons. Le graphite figure également sur la liste.
Mais les expériences réalisées notamment par Kowarski, entre fin 1939 et début 1940, à l’usine d’électrochimie et d’électrométallurgie de Jarrie (Isère), ne sont pas probantes. La faute aux impuretés… Ce que comprendront bientôt Fermi et Szilard, qui utiliseront du graphite ultra pur pour la réalisation du premier réacteur états-unien qui divergera (moment où la réaction en chaîne de fission commence), en décembre 1942.

Dernière possibilité : l’eau lourde, un composé où le deutérium, isotope rare de l’hydrogène, remplace ce dernier et peut jouer le rôle de modérateur. Ce dont l’équipe de Joliot, mobilisée dans son laboratoire depuis le début de la guerre, se rend compte fin 1939.
Une opération secrète en Norvège
Si l’eau lourde est encore moins absorbante que le graphite, elle offre, en revanche, une probabilité de diffusion (donc de ralentissement) des neutrons proche de celui-ci. Il en faut donc d’importantes quantités pour qu’elle joue son rôle. Or, à la veille de la guerre, seule une usine électrochimique appartenant à la société Norsk Hydro, en Norvège, produit des quantités substantielles d’eau lourde pour des applications confidentielles.
En pleine « drôle de guerre », Raoul Dautry, ministre de l’Armement, comprend le caractère stratégique de ces réserves – d’autant plus que l’Allemagne nazie entend également faire main basse sur le précieux liquide. Une mission digne d’un film d’espionnage est montée à la hâte, qui voit l’officier Jacques Allier se rendre à Oslo sous un nom d’emprunt afin d’obtenir du directeur de Norsk Hydro que la France fasse l’acquisition de ce qui représente alors le stock mondial d’eau lourde. 167 litres répartis dans 26 bidons sont transportés jusqu’au Collège de France par avion via l’Écosse, en même temps qu’un autre aéronef leurre les espions allemands.
La crainte d’une bombe nazie
L’usine de la Norsk Hydro est si importante que, après l’invasion de la Norvège par les nazis, le 9 avril 1940, un commando allié la sabotera en février 1943. Et, un an plus tard, un ferry transportant un chargement d’eau lourde à destination de l’Allemagne sera coulé sur le lac Tinnsjø par des résistants norvégiens, provoquant la mort de 14 civils.


Ces actions reflètent les craintes des Alliés durant la guerre quant à la progression du programme nucléaire allemand mené par Werner Heisenberg, un autre père fondateur de la mécanique quantique et prix Nobel de physique en 1933. En 1945, il s’avérera que les nazis étaient loin de disposer d’une bombe atomique.
Mais, comme le signale Denis Guthleben, « c’est rétrospectif. Les découvreurs de la fission avant-guerre étaient allemands et, jusqu’à la fin du conflit, le IIIe Reich avait montré ses capacités scientifiques et techniques, avec notamment le développement des missiles V1 et, surtout, des V2. Le risque semblait donc réel. »
En revanche, une chose est sûre : après la capitulation de juin 1940, les recherches nucléaires sont stoppées net en France. En pleine débâcle, Joliot, Halban et Kowarski partent pour Bordeaux. Les réserves d’oxyde d’uranium sont cachées dans différents endroits, notamment des wagons de la SNCF stationnés sur des voies de garage. Quant à l’eau lourde, elle est embarquée sur un navire anglais et rejoint Londres avec Halban et Kowarski.
Frédéric Joliot, lui, demeure en France durant toute la guerre, s’engageant dans la Résistance et participant à la libération de Paris. Mais ses deux collègues poursuivent leurs travaux sur les réactions en chaîne au sein d’un réacteur, d’abord à Cambridge, puis au Canada, où l’effort nucléaire britannique prend place à partir de 1942, au départ sous la direction de Halban.
La relance fulgurante du programme nucléaire français
Avec le programme Manhattan menant la danse, il ne fait aucun doute que la physique nucléaire est désormais une science nord-américaine. Il n’empêche : sans la guerre, le premier réacteur nucléaire aurait pu être français. Il ne s’agit pas ici de tomber dans l’histoire-fiction, mais de souligner que la relance fulgurante du programme nucléaire français, au sortir de cinq années d’Occupation et de destructions sans précédent, ne doit rien au hasard.
« S’il adopte ensuite une posture en faveur du seul nucléaire civil, dans les dernières heures de la guerre, Joliot promet à de Gaulle que la France aura sa bombe », rappelle Denis Guthleben.
Bref, le nucléaire français doit tout autant à une compétence scientifique préservée, malgré la pause forcée entre 1940 et 1945, qu’à une volonté politique farouche. Ainsi, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) est créé dès le 18 octobre 1945 afin de coordonner et de développer la recherche nucléaire pour des applications civiles et militaires – « un monstre institutionnel qui a formidablement bien marché », plaisante l’historien.
Frédéric Joliot en est nommé haut-commissaire, vite rejoint par Lew Kowarski, mais aussi par Pierre Auger, Bertrand Goldschmidt, Jules Guéron ou encore Francis Perrin, qui tous ont participé au programme nucléaire anglo-canadien pendant la guerre. « Ces physiciens, rappelle Denis Guthleben, ont donné des cauchemars au général Groves, en charge du projet Manhattan, de peur qu’ils transmettent à la France des secrets jalousement gardés par les États-uniens. »
Premier essai nucléaire français
De plus, dès 1945, diverses missions scientifiques, organisées notamment par le CNRS, visent à rassembler et à exploiter les connaissances et savoir-faire développés en Allemagne depuis les années 1930. Cette mobilisation scientifique permettra à la première pile nucléaire française de diverger dès 1948 – « un an après le premier réacteur britannique, c’est remarquable », souligne Delphine Blanchard.

La suite, c’est le programme électronucléaire qui fait aujourd’hui de la France le troisième producteur d’énergie nucléaire dans le monde. À quoi s’ajoute son pendant militaire – avec le premier essai nucléaire, en Algérie, dans le désert du Sahara, en 1960. Un héritage issu d’une tradition scientifique centenaire qui, quatre-vingts ans après le largage des deux bombes états-uniennes sur le Japon et dans le contexte géopolitique actuel, continue de placer la France dans une position singulière vis-à-vis de l’atome.
Consultez aussi
Quand les savants juifs fuyaient le nazisme [17]
Un dictionnaire franco-tahitien du nucléaire en Polynésie [18]