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Il y a un siècle, le premier portrait des Parisiens

Il y a un siècle, le premier portrait des Parisiens

08.10.2025, par
Temps de lecture : 14 minutes
Devant un café-restaurant au 113 avenue Jean-Jaurès, dans le 19e arrondissement de Paris, vers 1935 (carte postale photographique).
Une exposition au musée Carnavalet dévoile un portrait de la population de Paris entre 1926 et 1936, célébrités comprises, grâce aux premiers recensements nominatifs. Démographe et historienne, Sandra Brée évoque cette capitale « aux problématiques pas si éloignées de celles d’aujourd’hui ».

Les recensements de la population parisienne de 1926, 1931 et 1936 constituent le socle de l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936 », au musée Carnavalet. En quoi sont-ils importants ?

Sandra Brée1 Dès le XIXe siècle, les statistiques démographiques parisiennes s’avèrent d’une remarquable qualité. Mais c’est seulement en 1926 que, pour la première fois, des listes nominatives sont dressées à Paris. C’était déjà le cas pour les autres communes du territoire national, mais il semble que la capitale ait été jusqu’alors exemptée de cette procédure en raison de son coût élevé, l’opération exigeant un nombre conséquent d’agents au regard de sa population.

Registre d’un recensement nominatif réalisé en 1931 dans une résidence du quartier des Grandes Carrières, rue Caulaincourt, dans le 18e arrondissement.
Registre d’un recensement nominatif réalisé en 1931 dans une résidence du quartier des Grandes Carrières, rue Caulaincourt, dans le 18e arrondissement.

Ces données individuelles s’avèrent donc extrêmement précieuses, car elles permettent de croiser toutes les informations – état civil, origine, profession, adresse, etc. – et, ainsi, de retracer des parcours personnels pour dessiner un portrait détaillé des Parisiens de cette époque. Une mine pour l’histoire démographique.

Comment avez-vous travaillé pour exploiter cette masse de données ?

S. B. J’avais commencé un relevé manuel des données, très chronophage. Mais ma rencontre avec les informaticiens du Laboratoire d’informatique, de traitement de l’information et des systèmes (Litis)2 a donné une tout autre ampleur au projet. Car les progrès vertigineux de l’intelligence artificielle ont rendu possible l’automatisation des relevés de ces registres, qui ont été renseignés à la main, avec une fiabilité inespérée. Nous avons comparé des relevés effectués par nous-mêmes avec ceux réalisés par la machine par reconnaissance des caractères manuscrits, et la marge d’erreur s’est révélée très faible. Cette méthode a permis d’analyser l’ensemble de la population pour obtenir une photographie globale3.

Au travers de ces recensements, quelle est la dynamique démographique de Paris dans l’entre-deux-guerres ?

S. B. En 1921, la ville a connu un pic de population, avec près de 2,9 millions d’habitants, et elle entre alors dans une phase de stagnation, avant une décroissance notable entre les années 1950 et les années 1980. La Première Guerre mondiale a eu un fort impact sur la mortalité masculine, comme le montre le creux sur la pyramide des âges ; de nombreux enfants sont orphelins, de nombreuses femmes veuves les élèvent seules.

Après la Grande Guerre, à l’heure de la reconstruction, l’urbanisation s’accélère, nourrie par l’exode rural.

Après la Grande Guerre, à l’heure de la reconstruction, l’urbanisation s’accélère, nourrie par l’exode rural. Ainsi, comme déjà à la fin du XIXe siècle, les deux tiers des habitants de Paris n’y sont pas nés ! Les nouvelles populations viennent de province, surtout (la moitié des Parisiens sont nés ailleurs en France hexagonale), de l’étranger et, dans une moindre mesure, des colonies pour y travailler. C’est donc une ville de jeunes adultes, plutôt célibataires.

Historiquement faible en France, le taux de fécondité l’est encore davantage dans la capitale. Ce phénomène inquiète et conduit à une politique nataliste. Le peu d’enfants présents dans la capitale s’explique aussi par le fait que les milieux populaires envoient leur progéniture chez des nourrices ou dans de la famille à la campagne (alors que les parents de la bourgeoisie emploient des nourrices sur place).

En outre, comptant presque 1 million de personnes de plus qu’aujourd’hui (environ 2,9 millions, contre 2 millions en 2025, Ndlr), cette ville à la très forte densité manque de place. La banlieue profite alors plus de l’essor démographique, d’autant que des usines y sont implantées.

En cette période de forte immigration, de quels pays viennent les nouveaux Parisiens qui ne sont pas français ?

S. B. Alors que les Italiens constituent le premier groupe d’immigrés jusqu’en 1931, les Polonais les supplantent en 1936, pour beaucoup réfugiés à la suite de pogroms. Les immigrés d’Europe de l’Est comptent aussi des Russes blancs ou des Arméniens.
 

Extrait du registre de recensement en 1926 de Charles Aznavour et de sa famille, dans le quartier de l’Odéon, au 36 rue Monsieur-le-Prince, dans le 6e arrondissement de Paris.
Extrait du registre de recensement en 1926 de Charles Aznavour et de sa famille, dans le quartier de l’Odéon, au 36 rue Monsieur-le-Prince, dans le 6e arrondissement de Paris.

Il faut toutefois rappeler que les renseignements consignés sont déclaratifs, puis reportés par des agents recenseurs. La famille de Charles Aznavour, par exemple, est inscrite comme russe. La nationalité comme l’état civil, d’ailleurs (certains divorcés ou concubins se prétendent mariés), doivent donc être appréhendés avec précaution. Dans l’entre-deux-guerres, Paris devient également le premier pôle d’attraction des Algériens, devant Marseille et Lyon.

Ville-monde, ville refuge… À quoi ressemble le Paris de cette époque ?

S. B. Période courte et très riche, l’entre-deux-guerres se décline en deux décennies très différentes. Dans les années 1920, les Années folles, c’est un peu la ville décrite par Hemingway dans Paris est une fête4. Mais l’image d’Épinal de cette capitale aux cafés fréquentés par les artistes mérite d’être nuancée, les travailleurs qui la peuplent n’y ayant pas accès.

Durant l’entre-deux-guerres, les anciens métiers de Paris subsistent mais, dans le même temps, de nouvelles professions émergent. Parmi les personnes ayant entre 15 et 64 ans, plus de la moitié des femmes et 85 % des hommes déclarent alors un emploi.
Durant l’entre-deux-guerres, les anciens métiers de Paris subsistent mais, dans le même temps, de nouvelles professions émergent. Parmi les personnes ayant entre 15 et 64 ans, plus de la moitié des femmes et 85 % des hommes déclarent alors un emploi.

Dans les années 1930, la cité est percutée par la crise, et cet impact apparaît nettement dans les recensements, en 1931 mais surtout en 1936, avec les nombreuses mentions de « chômeur ». Dans cette métropole cohabitent aussi deux mondes : l’ancien (ce long XIXe siècle qui s’arrête en 1914) et celui de la modernité. Les professions renseignées en témoignent, avec l’émergence de nouveaux métiers. Les marchands ambulants avec leurs charrettes et les paysans qui viennent nourrir le « Ventre de Paris5 » aux Halles croisent les garagistes pour les automobiles, les projectionnistes du cinéma, les télégraphistes ou les opérateurs du téléphone, et les domestiques, comme les cuisinières, les secrétaires et sténodactylos d’un secteur tertiaire en plein essor. C’est un temps de mutations.

Est-ce que cet afflux de population entraîne des difficultés ?

S. B. La densité est très forte et les conditions de logements sont très mauvaises dans certains quartiers. Le parc locatif est insuffisant, inadapté, parfois insalubre.

Depuis les grands travaux urbains de la fin du XIXe siècle, une partie des Parisiens part en banlieue ou s’installe sur « La Zone ».

Depuis les grands travaux urbains de la fin du XIXe siècle, une partie des Parisiens part en banlieue ou s’installe sur « La Zone ». À l’origine déclaré non constructible, cet espace, qui s’étend au-devant de l’ancienne enceinte de Thiers6, a été rattaché à la capitale au début des années 1920, et on y trouve des baraques de tous les types.

C’est à l’emplacement des anciennes fortifications que les premières HBM (habitations à bon marché), ces immeubles en briques au confort moderne, sont édifiées. Les recensements attestent que les employés de la future RATP ou ceux de la Ville de Paris y côtoient les chiffonniers. La Zone compte plus d’enfants et d’étrangers, et, vers la porte de Clignancourt, des communautés espagnole et portugaise s’y implantent. Plus au centre, les nouveaux arrivants louent des chambres dans des meublés ou des « garnis », le temps de trouver leurs repères et un logement. 

« La Zone », ici en 1934, désigne l’espace correspondant à la première zone de défense militaire, qui s’étendait au-devant de la dernière enceinte parisienne (l’enceinte de Thiers). La Zone est rattachée à Paris entre1919 et 1929.
« La Zone », ici en 1934, désigne l’espace correspondant à la première zone de défense militaire, qui s’étendait au-devant de la dernière enceinte parisienne (l’enceinte de Thiers). La Zone est rattachée à Paris entre1919 et 1929.

Pour les populations en difficulté, des œuvres sociales sont mises en place, notamment pour aider les femmes et mères seules, dont les veuves de guerre. S’y ajoutent des politiques innovantes en matière de scolarisation et de service social de l’enfance. Des campagnes sont menées pour lutter contre les grands fléaux, exacerbés à Paris, que sont la tuberculose, l’alcoolisme ou la mortalité infantile.

Au regard de ces recensements, Paris mérite-t-elle son titre de « ville des amours », comme le pointe l’exposition ?

S. B. Ils montrent surtout qu’au-delà du statut matrimonial – célibataire, marié, veuf ou divorcé –, beaucoup de Parisiens vivent sans partenaire, comme les veuves et les hommes qui viennent y travailler. George Orwell l’évoque dans son livre Dans la dèche à Paris et à Londres7, où certains ouvriers partagent leur chambre, en s’y relayant au rythme des 3x8. Quant aux rencontres, cette ville jeune et dynamique compte effectivement de nombreux lieux de socialisation : cafés, bals, fêtes foraines, dancings, cinémas…

C’est toujours un peu émouvant de voir apparaître Jacques Prévert, Marcel Duchamp, qui vivent seul, ou encore Pablo Picasso et son épouse Olga Khokhlova, au fil de ces listes nominatives.

C’est aussi un carrefour culturel très animé, dont on retrouve les patronymes de personnalités dans les registres.

S. B. Absolument, et c’est toujours un peu émouvant de voir apparaître Jacques Prévert, Marcel Duchamp, qui vivent seul, ou encore Pablo Picasso et son épouse Olga Khokhlova, au fil de ces listes nominatives.

Alice Toklas (1877-1967), à gauche sur ce cliché pris en 1944 dans le sud de la France, vit en couple avec l'écrivaine américaine Gertrude Stein (1874-1946). Mais, selon les recensements, elle est déclarée comme sa domestique ou sa cuisinière, la mention « concubine » n’existant pas.
Alice Toklas (1877-1967), à gauche sur ce cliché pris en 1944 dans le sud de la France, vit en couple avec l'écrivaine américaine Gertrude Stein (1874-1946). Mais, selon les recensements, elle est déclarée comme sa domestique ou sa cuisinière, la mention « concubine » n’existant pas.

Les déclarations de Gertrude Stein et de sa compagne Alice Toklas, qui vivent sous le même toit, interpellent. Comme la mention officielle de « concubin(e) » n’existe pas, l’indication « ami(e) », pour le lien avec le chef ou la cheffe de ménage, la remplace bien souvent. Or, elles qui n’ont jamais caché leur homosexualité et assument leur couple lesbien déclarent Alice Toklas domestique ou cuisinière, selon les recensements. Mais on ignore si c’est de leur fait ou de celui de l’agent qui a rempli les registres d’après leurs fiches.

Quant à Georges Perec, si ses grands-parents maternels figurent sur les registres, son nom n’apparaît nulle part, les listes nominatives de 1936 d’une partie du quartier de Belleville où sa famille habitait ayant été perdues, comme un troublant écho à son livre La Disparition.  

Dans ces registres, on trouve aussi le nom de Violette Nozière8. Au-delà du fait divers du « drame de la rue de Madagascar », les documents de police et de justice – notamment les photographies de l’intérieur de l’appartement, mais également les récits des voisins – offrent aussi un témoignage du mode de vie de ces employés de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée (PLM), dont son père faisait partie, et qui habitaient tous dans le 12e arrondissement, à proximité de la gare de Lyon.

Sur les registres de recensement, on retrouve les Nozière, originaires de la Haute-Loire (dont le quartier de Picpus accueille nombre d’exilés) et de la Nièvre, et qui comptent parmi les nombreux provinciaux que l’exode rural amène à Paris. En 1934, Violette Nozière – ici dans le box des accusés – est l’objet d’un procès retentissant et condamnée à mort (peine commuée en prison à perpétuité) pour avoir tué son père, qu’elle accusait de la violer.
Sur les registres de recensement, on retrouve les Nozière, originaires de la Haute-Loire (dont le quartier de Picpus accueille nombre d’exilés) et de la Nièvre, et qui comptent parmi les nombreux provinciaux que l’exode rural amène à Paris. En 1934, Violette Nozière – ici dans le box des accusés – est l’objet d’un procès retentissant et condamnée à mort (peine commuée en prison à perpétuité) pour avoir tué son père, qu’elle accusait de la violer.

Et puis, il y a tous ces anonymes dont on entrevoit le profil.

S. B. C’est ce qui est formidable avec les recensements de population, en effet ! Dans l’exposition, on retrouve par exemple la famille Guillemin, qui habite 3 avenue Beaucourt dans  le VIIIe arrondissement et à laquelle la presse de l’époque consacre des articles. En 1936, ses 12 enfants lui valent de recevoir le prix Cognacq-Jay, qui promeut la natalité. Dans l’entre-deux-guerres à Paris, une telle famille nombreuse relève de l’exception, contrairement à ce que nous pourrions croire, mais personne n’a pu transmettre la situation des femmes sans enfants. Les foyers déclarent bien souvent 2, 3 ou 4 membres.

Quelle cartographie sociologique reflètent ces recensements ?

S. B. Dès le XIXe siècle, la ville apparaît clivée entre un Ouest parisien bourgeois et un Est populaire. Mais, au cours de l’entre-deux-guerres, cette géographie sociale s’inscrit plus profondément encore dans le territoire, comme l’indique la proportion de domestiques des beaux quartiers, ou l’identité ouvrière de la Goutte d’Or, de Belleville, renforcée à l’époque par les nouveaux immigrants d’Europe de l’Est, qui s’installent aussi dans le 4e ou le 11e arrondissement. Un schéma qui perdure, en dépit de quelques évolutions. Par exemple, le secteur de la rue Mouffetard, dans le 5e arrondissement, plutôt aisé aujourd’hui, était alors plus populaire. Une importante communauté algérienne y résidait, ce qui explique qu’on y ait construit la Grande mosquée de Paris, à côté du Jardin des plantes.

En quoi cette enquête fournit-elle un éclairage à notre présent ?

S. B. La démographie est souvent instrumentalisée. Cet examen des recensements permet de corriger nos idées reçues sur les populations du passé, sur la fécondité, comme on l’a vu, mais aussi de rappeler que Paris constituait un creuset d’immigration à cette époque traversée de tensions avec la montée de la xénophobie et des fascismes. Une capitale aux problématiques pas si éloignées de celles d’aujourd’hui.

Enfin, le versement de la base de données aux Archives de Paris (qui conservent les registres des recensements) permet désormais une recherche nominative dans les registres9. C’est aussi un apport important du projet, dont se réjouiront les généalogistes et tous ceux curieux d’histoires familiales.

À voir
Exposition « Les gens de Paris, 1926-1936 – Dans le miroir des recensements de population », jusqu’au 8 février 2026 au musée Carnavalet – Histoire de Paris, 23 rue de Sévigné, 75003 Paris. 

À lire
Catalogue Les gens de Paris, éditions Paris Musées, 2025, 216 pages, 39 €.

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Le Paris du XVIIIe siècle comme si vous y étiez ! (audio)
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Notes
  • 1. Sandra Brée, co-commissaire de l’exposition « Les gens de Paris, 1926-1936 », est chercheuse au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Larhra, unité CNRS/ENS Lyon/Université Grenoble Alpes/Université Lumière Lyon 2/Université Lyon 3 Jean Moulin).
  • 2. Le Litis constitue la fédération de recherche CNRS NormaSTIC avec le Groupe de recherche en informatique, image et instrumentation de Caen (Greyc).
  • 3. Voir aussi l'article de Sandra Brée « Paris, il y a 100 ans : une population plus nombreuse qu’aujourd’hui et déjà originaire d’ailleurs » : https://doi.org/10.3917/popsoc.636.0001
  • 4. Publié à titre posthume, « Paris est une fête » (titre original : « A Moveable Feast ») est un récit autobiographique d’Ernest Hemingway dans lequel il évoque sa vie d’écrivain et ses rencontres à Paris dans les années 1920.
  • 5. Titre d’un roman d’Émile Zola paru en 1873 et dont l’action se situe dans le quartier des Halles.
  • 6. Nommée d’après le président du Conseil de l’époque, Adolphe Thiers, cette fortification bâtie au début des années 1840 ceignait la capitale. Son tracé se situait à peu près entre les boulevards des Maréchaux et l’actuel périphérique. L’enceinte de Thiers a été détruite après la Première Guerre mondiale.
  • 7. « Down and Out in Paris and London » (titre original), paru en 1933, est un récit autobiographique. George Orwell y raconte la vie des travailleur miséreux.
  • 8. En 1934, à 19 ans, Violette Nozière est condamnée à mort pour avoir tué son père, qu’elle accuse de relations incesteuses. La peine est commuée en travaux forcés à perpétuité. Violette Nozière sera libérée en 1945 et réhabilitée en 1963.
  • 9. « Interroger par nom ou par adresse dans les recensements de population (1926, 1931 et 1936) » : https://archives.paris.fr/voila-paris