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1905 : Einstein inaugure l’ère quantique

Pourquoi l’année 1905 est-elle qualifiée de « miraculeuse » pour Albert Einstein ?
Christian Bracco1 Cette année a été qualifiée a posteriori ainsi, car Albert Einstein signe quatre articles considérés aujourd’hui comme fondateurs de la physique moderne dans la revue de référence Annalen der Physik, en plus de sa thèse sur une nouvelle détermination des dimensions moléculaires. Parmi ces articles, il y a celui intitulé « Sur un point de vue heuristique concernant la production et la transformation de la lumière » (dans lequel Einstein introduit l’idée que la lumière est constituée de quanta lumineux dont l’énergie dépend de la fréquence), que l’on voit comme les prémices de la mécanique quantique. Mais il y a aussi l’article sur le mouvement aléatoire de particules dans un fluide (dit « mouvement brownien »), l’article sur la relativité restreinte et, enfin, celui qui établit la célèbre formule E = mc², sur l’inertie de l’énergie (à partir de variations). Au premier abord, on a du mal à imaginer que cet ensemble de contributions vient, la même année, de quelqu’un qui était en marge du milieu institutionnel scientifique.
Qui est Albert Einstein en 1905 ?
C. B. Il n’est bien sûr pas encore le scientifique de renommée internationale qu’il deviendra après la Première Guerre mondiale, lorsque sa théorie de la relativité générale sera confirmée par les observations d’Arthur Eddington sur la déviation de la lumière par le Soleil (1919) et qu’il sera présenté médiatiquement comme le nouveau Newton. En 1905, à 26 ans, Einstein est expert technique de 3e classe au Bureau des brevets et de la propriété intellectuelle de Berne. Il est sorti diplômé de l’École polytechnique fédérale de Zurich en 1900, mais il ne trouve pas de poste d’assistant2.
Il commence néanmoins une première thèse sur les forces moléculaires. Mais, probablement car il se trouve dans une impasse scientifique, il l’abandonne. Il continue des recherches sur la théorie thermodynamique de Ludwig Boltzmann et publie en 1904 un article sur les fluctuations d’énergie dans Annalen der Physik. Si on lit entre les lignes de cet article, on comprend qu’à la fin, Einstein a déjà l’idée de ce qui deviendra plus tard les photons.
Quelle est l’origine de cette idée de quanta lumineux ?
C. B. La difficulté, pour l’historien, c’est qu’Einstein n’a pas laissé de traces de ses brouillons ou de ses réflexions de l’époque, hormis les lettres qu’il écrit à Mileva Marić, rencontrée à l’École polytechnique fédérale de Zurich et qu’il épousera en 1903, ou à son grand ami Michele Besso.
Par l’intermédiaire de ce dernier, on sait que, dès 1895, Einstein s’intéressait, entre autres, au débat issu du XVIIe siècle sur la nature de la lumière – Isaac Newton pensait qu’elle était constituée de corpuscules et Christian Huygens argumentait qu’elle était faite d’ondes. Fin XIXe, la nature ondulatoire de la lumière est admise. Il semble pourtant qu’Einstein garde en tête l’idée de Newton, peut-être parce que la théorie atomique de la matière progresse et que c’est l’époque de la découverte de l’électron.
Une racine importante de l’article d’Einstein sur les quanta, ce sont les travaux de Max Planck sur le rayonnement du corps noir 3. De quoi s’agit-il ?
C. B. À la fin du XIXe siècle, on sait que la matière émet du rayonnement, dont les caractéristiques, dans le cas d’un corps dit « noir », ne dépendent que de la température. L’exemple type est l’enceinte d’un four en train de chauffer : on doit pouvoir calculer comment se répartit l’énergie du rayonnement en fonction de sa longueur d’onde. Or les physiciens n’arrivaient pas à trouver la formule qui fonctionne pour toutes les longueurs d’onde et qui corresponde aux résultats expérimentaux.
En octobre 1900, Max Planck propose une loi générale et, en décembre, une explication en introduisant pour la première fois des quanta, des paquets d’énergie discrets, au sens mathématique du terme. Mais, attention : il ne pense pas que la lumière est elle-même discrétisée, comme le fera Einstein. La lumière reste ondulatoire, mais l’enceinte du four est vue comme un ensemble de petites antennes (« résonateurs » hertziens) sur lesquelles l’énergie lumineuse se répartit par paquets d’énergie. En avril 1901, Einstein écrit à Mileva Marić qu’il a du mal à faire sienne l’hypothèse des résonateurs. En mai, il lit l’article de Philipp Lenard sur l’effet photoélectrique.
En quoi consiste cet effet photoélectrique ?
C. B. Les physiciens ont observé qu’en éclairant une cathode métallique, on pouvait recueillir un courant électrique. Par ses expériences faites dans le vide, publiées en 1900, Philipp Lenard montre indubitablement que des électrons sont arrachés du métal quand la fréquence de la lumière dépasse un certain seuil, qui dépend du matériau. Dans une lettre à Mileva Marić, en mai 1901, Einstein est transporté de joie par cette lecture. Il a vraisemblablement compris que cela mettait en évidence quelque chose auquel il pensait.
En effet, l’effet photoélectrique questionne la théorie ondulatoire de la lumière car, si vous éloignez la source, l’énergie de l’onde devrait être trop faible pour arracher les électrons. Au contraire, si la lumière arrive par paquets dont l’énergie dépend de la fréquence, on peut comprendre qu’elle communique son énergie aux électrons et qu’ainsi elle produise un courant à partir d’un certain seuil (correspondant à l’extraction des électrons du métal). Mais personne ne songe à cela en 1901, sauf Einstein, qui a des idées originales et tisse des liens entre les travaux des différents auteurs qu’il a étudiés.
Quelle est la réception de l’article d’Einstein de 1905 sur les quanta par la communauté scientifique ?
C. B. Dans l’article, Einstein raisonne par analogie entre le rayonnement du corps noir et un gaz parfait comme décrit par Boltzmann, et montre que tout se passe comme si la lumière était constituée d’un gaz de particules dont l’énergie est proportionnelle à la fréquence. L’effet photoélectrique est une application pour laquelle Einstein formule une prédiction. Il n’interprète pas la loi complète précédemment trouvée par Max Planck, mais seulement une approximation valable pour les courtes longueurs d’onde (la loi de Wien, de 1896).
Néanmoins, il sait que son hypothèse est révolutionnaire. De nombreux scientifiques, comme Planck, n’accepteront pas alors les quanta lumineux. Cependant, dès 1913, Niels Bohr les utilisera pour son modèle qui décrit les électrons sur des orbites stables autour d’un atome. Ces électrons effectuent des sauts d’énergie en absorbant et émettant des quanta de lumière. On parle de niveaux « quantifiés » d’énergie. le modèle permet de retrouver les valeurs expérimentales des raies d’émission de l’atome d’hydrogène. C’est un des premiers résultats importants de la physique quantique naissante.
Puis, en 1916, les expériences de Robert Millikan sur l’effet photoélectrique confirment la loi donnée par Einstein. En 1923, Arthur Compton montre que les quanta lumineux portent effectivement une quantité de mouvement, qu’ils peuvent transmettre à la matière. Ils deviennent des particules à part entière, qu’on appelle aujourd’hui « photons ».
Einstein a reçu le prix Nobel de physique en 1922 « pour ses travaux sur la physique théorique et en particulier sur l’interprétation de l’effet photoélectrique ».
Einstein a-t-il apporté d’autres contributions à la mécanique quantique ?
C. B. Oui. En 1916, Einstein utilise les quanta pour introduire l’effet d’émission stimulée – c’est-à-dire le fait que, lorsqu’un photon arrive avec l’énergie adéquate sur un atome excité, ce dernier émet dans la même direction un photon rigoureusement identique. Cinquante ans plus tard, cet effet sera la base du fonctionnement des lasers.

En 1924, la statistique de Bose-Einstein permet de décrire l’état des bosons, la famille de particules dont les photons font partie. Elle prédit qu’à basse température, des atomes se comportant comme des bosons peuvent se retrouver tous dans un même état. Ces « condensats de Bose-Einstein » sont observés en laboratoire aujourd’hui et il s’agit d’un état purement quantique de la matière.
Einstein semble ensuite s’être éloigné de la mécanique quantique. Pourquoi ?
C. B. Il s’était déjà tourné vers d’autres sujets, comme la relativité générale. Il n’a pas directement participé au développement de cette mécanique quantique dont on célèbre le centenaire cette année. Cela a été l’œuvre de scientifiques comme Born, Heisenberg, Jordan ou encore Schrödinger ou Dirac.
Ceux-ci avaient une approche très mathématique qui ne satisfaisait pas Einstein. Sans remettre en cause leurs résultats, il les critiquait, considérant que la mécanique quantique n’était pas complète. Il a par exemple contribué en 1935 à un article montrant que la mécanique quantique permet que, dans certains systèmes de deux particules, le résultat d’une mesure sur l’une conditionne instantanément le résultat de la mesure sur l’autre, semblant contrevenir au caractère fini de la vitesse de propagation de l’information. C’est le « paradoxe EPR (Einstein-Podolsky-Rosen) ». On appelle aujourd’hui cela l’« intrication », que des expériences comme celle d’Alain Aspect (colauréat du prix Nobel de physique 2022) ont démontrée.
Ainsi, même en critiquant le développement de la physique quantique, Einstein a contribué à donner naissance à un nouveau concept au cœur de la recherche actuelle dans les technologies quantiques. ♦
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- 1. Maître de conférences à l’université Côte d’Azur et chercheur au Laboratoire Temps Espace (LTE, unité CNRS/Observatoire de Paris-PSL/Sorbonne Université), il est aussi l’auteur de « Quand Albert devient Einstein » (CNRS Éditions, 2017).
- 2. Sur les années 1895-1902, lire aussi doi.org/10.4081/scie.2018.663
- 3. Corps noir : corps qui absorbe intégralement l’énergie électromagnétique reçue.
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Auteur
Sylvain Guilbaud, né en 1986, est journaliste scientifique. Ingénieur de formation, il est diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille et anime le blog http://madosedescience.wordpress.com.