Vous êtes ici
Le tricot, métamatériau du quotidien
Si la recherche en physique est souvent associée à des infrastructures techniques aussi gigantesques que le LHC, il lui arrive aussi de s’intéresser aux objets du quotidien. « J’ai depuis très longtemps un intérêt marqué pour les matériaux de la vie ordinaire qui présentent des propriétés extraordinaires, explique ainsi Audrey Steinberger, chargée de recherche CNRS au Laboratoire de physique1. Ma motivation originelle pour l’étude de la physique remonte au collège, quand j’ai appris qu’un solide est normalement plus dense que sa phase liquide, alors que la glace flotte à l’inverse sur l’eau. »
Du textile au métamatériau
Un intérêt qui va la conduire jusqu’à la thèse et au-delà. C’est d’ailleurs lors de son postdoctorat qu’Audrey Steinberger s’est intéressée aux propriétés étonnantes d’un matériau a priori peu exotique : le tricot. « Une de mes collègues était mordue de tricot et m’a appris à tricoter, se souvient la scientifique. Le tricot est à la fois léger, résistant et extrêmement déformable, or ce n’est pas du tout commun de cumuler ces propriétés. J’ai alors commencé à me poser plein de questions sous l’angle de la physique des matériaux. »
Ces interrogations sont depuis devenues un véritable projet de recherche. « Quand je me compare aux chercheurs en mécanique du textile, je me dis que nous avons des approches très différentes, explique Audrey Steinberger. Alors qu’ils s’intéressent aux détails du matériau, je recherche des modèles minimaux où je ne vois plus le tricot comme un textile, mais comme un métamatériau frictionnel. J’étudie le tricot, mais à travers lui j’étudie des métamatériaux et des assemblages de fibres désordonnés. »
La déformabilité du tricot vient de sa structure, où un fil forme des boucles entrelacées, que l’on nomme aussi des mailles. Lorsqu’un pull ou une chaussette sont déformés, ce sont les boucles qui se déforment, pas le fil lui-même. « Ce détail est essentiel, affirme Audrey Steinberger. D’ailleurs, un matériau artificiel dont les propriétés sont dictées par sa structure s’appelle un métamatériau. Ce sont normalement des objets de pointe fabriqués en laboratoire, mais le tricot appartient à la vie quotidienne. »
Le secret du jersey
Dans un article récemment publié2 avec Jérôme Crassous, professeur à l’université de Rennes et membre de l’Institut de physique de Rennes3, et Samuel Poincloux, professeur assistant à l’université d’Aoyama Gakuin (Japon), Audrey Steinberger a ainsi présenté une étude menée sur des tricots en Jersey, le mode de fabrication le plus courant et le plus facile à réaliser avec des machines industrielles. Ces travaux s’appuient sur une modélisation numérique des systèmes de fibres en friction réalisé par Jérôme Crassous, et sur un système expérimental développé par Audrey Steinberger pour vérifier et confirmer les résultats simulés.
Première observation : le tricot (ou la chaussette) possède des formes d’équilibres multiples. Le tricot parvient à épouser la forme du corps et peut ensuite être plié pour être rangé à plat, passant aisément d’une forme à une autre. Toutefois, si on tire trop fort sur une chaussette, elle va garder en mémoire une partie de cette déformation. Il existe donc plusieurs états d’équilibre possibles, que le tricot peut conserver sans l’influence de forces extérieures, contrairement à un gant en latex qui va toujours revenir à sa conformation initiale. En fait, la forme générale du tricot dépend de l’historique de ses déformations.
Audrey Steinberger et ses collègues ont montré que cette mémoire vient de la friction solide au niveau des points de contact entre les fils. « Si l’on pose un bloc-notes sur un exemplaire de CNRS le Journal et que l’on penche ce dernier, le calepin va d’abord être retenu par sa friction solide, jusqu’à ce que l’angle soit trop grand et que le bloc se mette à glisser, explique Audrey Steinberger. On retrouve cette notion dans les avalanches et les milieux granulaires. Nous avons prouvé que l’on rencontre un concept similaire dans le tricot, qui conserve sa forme en l’absence de forces extérieures. Mais contrairement aux objets élastiques classiques, plusieurs configurations d’équilibre existent pour les tricots. »
Chaussettes et point d’équilibre
Réseau de boucles entrelacées, la géométrie du tricot est définie par le rapport entre le diamètre du fil et la longueur de fil prise dans chaque maille. Tous les tricots présentant le même rapport vont se comporter de la même façon du point de vue physique. La forme du tricot est ainsi déterminée par les dimensions du rectangle dans lequel s’inscrit une maille, mesurées par rapport à la longueur de fil par maille : chaque forme de rectangle correspond à un point d’équilibre particulier du tricot au repos. En outre, plus la friction augmente et plus il existe de points d’équilibre possibles différents.
« Samuel Poincloux voulait savoir s’il existait un état d’équilibre bien défini, et nous avons découvert qu’il y en avait plusieurs, explique Audrey Steinberger. Mais l’un d’eux est remarquable : le point terminal peut servir de référence pour toutes sortes d’expériences mécaniques sur le tricot. Il nous permet de mener des travaux reproductibles et de mieux comparer les résultats. C’est ce qui manquait jusqu’à présent à la recherche sur le tricot. »
Les travaux ont également permis aux chercheurs d’expliquer ce qui rend les chaussettes tricotées confortables, serrées au niveau de la cheville, moins ailleurs. Cette configuration est rendue possible par l’existence de plusieurs points d’équilibres différents, tandis que l’ensemble tient par le jeu des frictions. Ces résultats demeurent encore trop fondamentaux pour être exploités par l’industrie textile, mais ils ouvrent un nouveau champ de recherche qui pourrait aboutir à l’élaboration de nouveaux matériaux antichocs et antivibrations. ♦
- 1. Unité CNRS/ENS Lyon.
- 2. https://arxiv.org/abs/2404.07811
- 3. Unité CNRS/Université de Rennes.
Voir aussi
Auteur
Diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille, Martin Koppe a notamment travaillé pour les Dossiers d’archéologie, Science et Vie Junior et La Recherche, ainsi que pour le site Maxisciences.com. Il est également diplômé en histoire de l’art, en archéométrie et en épistémologie.