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Que reste-t-il de la Déclaration universelle des droits de l’homme ?

Que reste-t-il de la Déclaration universelle des droits de l’homme ?

06.12.2018, par
Adoptée le 10 décembre 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme a 70 ans. Comment le discours antidroits de l’homme est-il devenu aujourd’hui si présent ? Dominique Rousseau, directeur de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, revient aux origines de la Déclaration et montre à quel point elle est le préalable à toute démocratie.

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Parvis des Droits de l’homme, place du Trocadéro à Paris, le 10 décembre 2008, à l’occasion du 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Parvis des Droits de l’homme, place du Trocadéro à Paris, le 10 décembre 2008, à l’occasion du 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

« Serions-nous aujourd’hui capables, en tant qu’Assemblée des Nations, d’approuver, comme en 1948, (le 10 décembre, NDLR) la Déclaration universelle des droits de l’homme ? »1, demandait Angela Merkel au Forum de Paris sur la paix qui s’est tenu dans la capitale française du 11 au 13 novembre 2018. Pas sûr ! Et même si la chancelière allemande adopte le mode interrogatif pour adoucir son propos, sa question signe l’extraordinaire régression politique à l’œuvre sur tous les continents. En Europe de l’Est comme en Amérique latine, des gouvernements d’extrême droite votent des lois qui restreignent les libertés individuelles, en particulier celles de femmes, la liberté de la presse, les libertés universitaires. Aux États-Unis, le Président excite les « sentiments » racistes, homophobes et misogynes. La liste est longue…

Faire société

Le discours antidroits de l’homme est devenu le discours dominant. La dissolution de la famille ? La faute aux droits de l’homme, qui auraient transformé ce qui était un collectif en une simple association d’individus possédant des droits égaux (ceux de la femme, des enfants, etc.). La difficulté des élus à gouverner ? La faute aux droits de l’homme qui, en permettant à chacun de demander droit à la santé ou à un logement, ne rendraient plus possible la construction d’une volonté générale. La légitimation de l’économie de marché ? La faute aux droits de l’homme ! La montée du populisme ? La faute aux droits de l’homme.

En France aussi ce discours est soutenu par des intellectuels – les « amoureux du grenier », tournés vers le passé – qui ont oublié qu’au fronton de la Déclaration de 1789 il est écrit que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ».

Le président de la République française Vincent Auriol prononçant le discours d’ouverture de la troisième Assemblée des Nations unies le 22 septembre 1948 au palais de Chaillot, à Paris. L’Assemblée générale s’achève le 10 décembre après l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Le président de la République française Vincent Auriol prononçant le discours d’ouverture de la troisième Assemblée des Nations unies le 22 septembre 1948 au palais de Chaillot, à Paris. L’Assemblée générale s’achève le 10 décembre après l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Soixante-dix ans après la Déclaration universelle, il faut donc rappeler encore et encore que les droits de l’homme sont le code d’accès à la démocratie. D’abord parce qu’ils constituent le citoyen qui est le référent de la démocratie.

Soixante-dix ans après la Déclaration universelle, il faut donc rappeler encore et encore que les droits de l’homme sont le code d’accès à la démocratie.

Quand, en effet, des hommes s’assemblent, cette réunion produit toujours la nécessité de règles qui fondent leur vie commune et organisent leurs rapports ; qui, pour reprendre l’article 2 de la Déclaration de 1789, les constituent en « association politique ».

Il n’est pas de société sans règles. Et, quand ces sociétés sortent de la religion et, plus généralement, de toute forme de transcendance où enraciner les règles d’intégration politique, le seul médium laïc qui reste pour « faire société », pour assurer le maintien, la maîtrise et le destin du collectif, c’est-à-dire du politique et de l’histoire, c’est le droit.

Citoyen de droit

Dans les sociétés postmétaphysiques, sans droit pas de politique et pas d’histoire. Seulement le vide et l’anomieFermerForgé par le sociologue Émile Durkheim, ce concept caractérise la situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, minées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d'autres.. Ainsi, en énonçant les droits de l’homme, la Déclaration de 1948 offre aux hommes de tous les pays la possibilité de « sortir » de leurs déterminations sociales, de ne plus se voir dans leurs différences sociales mais de se représenter comme des êtres de droit égaux entre eux, comme des citoyens du monde. La force propre du droit, écrivait Pierre Bourdieu, est d’instituer, c’est-à-dire de faire exister ou encore de donner vie, à ce qu’il nomme.

Ainsi en est-il des droits de l’homme qui nomment le citoyen et, en le nommant, le constituent – au sens premier du terme – citoyen sujet de droit. Le citoyen, en effet, n’est ni une donnée immédiate de la conscience, ni une donnée naturelle. Il n’est pas une réalité objective, présent à lui-même, capable de se comprendre comme tel. Le citoyen est une création artificielle, très précisément il est créé par les textes qui posent les droits qui le constituent.

Les droits, une question ouverte

Ensuite, les droits de l’homme sont le code d’accès à la démocratie en ce qu’ils mettent les hommes en relation les uns avec les autres – liberté d’aller et venir, liberté d’expression, etc. – pour construire les règles et ils ouvrent sur l’histoire car ils sont toujours devant nous, à découvrir et à réaliser : l’égalité proclamée en 1789, le logement proclamé en 1946, l’environnement sain proclamé en 2004 restent toujours des droits à venir et non des droits finis sous prétexte qu’ils auraient été proclamés en 1789, 1946 et 2004.

« L’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements », est-il écrit au fronton de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. (ici huile sur toile, musée Carnavalet, Paris).
« L’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements », est-il écrit au fronton de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. (ici huile sur toile, musée Carnavalet, Paris).

Les droits de l’homme ne sont pas des libertés « fermées » mais des « libertés de rapport », selon l’expression de Claude Lefort2. Lorsque l’article 6 de la Déclaration de 1789 reconnaît aux citoyens le droit de concourir à la formation de la loi, il invite les citoyens à entrer en relation les uns avec les autres pour définir la volonté générale. Lorsque l’article 4 définit la liberté comme le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, il invite les individus à prendre en considération l’existence et les droits de l’autre.
 

Le droit de concourir à la formation de la loi invite les citoyens à entrer en relation les uns avec les autres pour définir la volonté générale.

Lorsque l’article 11 proclame la liberté de communication des pensées et des opinions, il invite moins l’individu à se replier sur lui-même qu’à s’ouvrir et à se mettre en rapport avec les autres hommes.

En d’autres termes, la Déclaration de 1789 fait éclater le système fermé des ordres de l’Ancien Régime et lui substitue un système ouvert. Ce qu’inaugurent les droits de l’homme n’est pas la constitution d’un espace privé dans lequel serait enfermé et s’enfermerait chaque individu mais, au contraire, la création d’un espace public dans lequel le corps et les idées de chaque homme pouvant circuler librement se confrontent nécessairement aux corps et aux idées des autres.

La distinction démocratique tient précisément dans cette interrogation continue sur les droits de l’homme. Les régimes totalitaires comme les régimes démocratiques « fonctionnent » sans doute au droit. Mais, alors que les premiers refusent, par principe, toute discussion sur le droit dont ils s’affirment seuls détenteurs légitimes, les seconds acceptent, par principe, la légitimité du débat sur les droits. La spécificité de la démocratie est de laisser la question des droits toujours ouverte puisque sa logique est de ne reconnaître aucun pouvoir, aucune autorité dont la légitimité ne puisse être discutée. Et, au centre de cette discussion, demeure constamment l’interrogation sur les revendications qui peuvent être qualifiées ou non de droits de l’homme.

« Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, écrit Camus, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lien commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes. »3 Les droits de l’homme sont tous issus de la révolte et, en ce sens, ils portent le souci de tous les hommes, ils sont le lieu commun de tous les hommes, ils signent la solidarité de tous les hommes. Ils sont la part sans laquelle l’individu démocratique ne peut être et donc ne pourrait être la démocratie. ♦
 
 Les points de vue, les opinions et les analyses publiés dans cette rubrique n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient constituer une quelconque position du CNRS.

Notes
  • 1. Le Monde du 13 novembre 2018, p. 2.
  • 2. « Droits de l’homme et Politique », Claude Lefort, in «Libre» n° 7, Payot, 1980.
  • 3. « L’Homme révolté », Albert Camus, La Pléiade, 2008, p. 79.