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La face cachée des zones AOC

La face cachée des zones AOC

02.04.2014, par
Un troupeau de vaches aux environs de la commune de Barretaine, dans le Jura. Cette parcelle est située sur le territoire d'étude de la Zone atelier Arc jurassien (ZAAJ).
Comté, morbier, mont d’or, bleu de Gex... Le massif du Jura s’est spécialisé dans la production de fromages sous appellation d’origine contrôlée (AOC). Avec quels impacts sur l’environnement et la santé humaine ? Depuis plus de vingt-cinq ans, des chercheurs se penchent sur ces questions.

Des vaches montbéliardes trônant aux milieux de prairies fleuries. L’image des filières fromagères AOC du massif du Jura est intimement liée au terroir et au respect de l’environnement. Appréciés des consommateurs, ces fromages haut de gamme ont su transformer les handicaps naturels de la région en atouts et permis à une agriculture de s’y maintenir. Mais cette spécialisation, qui entraîne la concentration d'une seule activité sur un territoire bien délimité, s’est accompagnée, comme ailleurs, de l’arrêt de la polyculture et du remembrement des parcelles agricoles en de plus grandes prairies.

Depuis de nombreuses années, les scientifiques, qui travaillent désormais dans le cadre de la Zone atelier de l’arc jurassien (lire En coulisses), en étudient les conséquences sur la biodiversité et l’environnement. Une question sensible, car le secteur génère près de 8 000 emplois directs. Avec 52 000 tonnes commercialisées en 2012 et une progression de 21,5 % en dix ans1, le comté représente en effet 80 % des fromages AOC produits dans le massif du Jura et le quart des fromages AOC vendus en France. Pour Patrick Giraudoux, responsable de la Zone atelier et professeur d’écologie au laboratoire Chrono-environnement2, à Besançon, « ce dispositif est véritablement un laboratoire de suivi et d’analyse socio-écologique des évolutions économiques régionales. Il nourrit la recherche fondamentale de questions sociétales et permet, en retour, au monde agricole des transferts méthodologiques en temps réel ».

Campagnols : une prolifération problématique

Un campagnol terrestre.
Un campagnol terrestre.

Premier constat notable : nos scientifiques ont remarqué depuis les années 1970 la pullulation d’un rongeur : le campagnol terrestre. Ses pullulations se multiplient et s’aggravent, revenant tous les cinq à six ans, au grand dam des éleveurs confrontés à des pertes de production fourragèreFermerles fourrages sont les plantes utilisées pour nourrir les animaux en moyenne de 50 % et à un impact économique moyen de 2 500 euros par exploitant et par an3. « Les évolutions des pratiques agricoles ont contribué indirectement à “produire du campagnol”. Les cahiers des charges des fromages AOC du Jura imposent en effet une alimentation à base de fourrages. Or, dès que le ratio des surfaces en herbe par rapport à la surface agricole dépasse 80 %, le risque de pullulation augmente significativement, explique Patrick Giraudoux. Pour limiter les pullulations, il est essentiel que les éleveurs intègrent la problématique du campagnol dans leurs pratiques agricoles. L’alternance de fauches et de pâtures par le bétail permet, avec les labours, de détruire les galeries des campagnols dans les parcelles les plus à risque. Tandis que les haies et perchoirs favorisent leurs prédateurs. »

Mais l’agrandissement des exploitations et la nécessité de traire le bétail deux fois par jour incitent au pâturage sur les parcelles les plus proches des exploitations et à la fauche sur les parcelles les plus éloignées. En outre, « la politique agricole commune limite de manière drastique la production locale de céréales en incitant financièrement, et de manière réglementaire, les productions herbagères », précise Geoffroy Couval, ingénieur au laboratoire Chrono-environnement. En collaboration avec ce dernier, le laboratoire Théma4 va, à partir de cet automne, expérimenter la mise en place d’aménagements paysagers (plantage de haies, conversion de prairies en culture, plantage de perchoir pour les rapaces) dans les points de vulnérabilité identifiés grâce à des modélisations réalisées sur l’ensemble des prairies du Doubs.

Un enjeu de santé publique

Outre des raisons économiques, limiter les pullulations de campagnols s’avère aussi essentiel pour des questions de santé publique. Le campagnol terrestre est l’hôte des larves d’un parasite pouvant provoquer l’échinococcose alvéolaire, une maladie rare se développant telle une tumeur dans le foie des hommes. « Avec 36 % du nombre de cas reportés au niveau national, la Franche-Comté est la zone d’endémie historique de la maladie avec jusqu’à 0,8 cas pour 100 000 habitants par an dans certains cantons du plateau jurassien », indique Laurence Millon, du laboratoire Chrono-environnement.

A la sortie de l'hiver, certaines prairies sont couvertes de "tumuli", des mottes de terre dues à l'activité du campagnol terrestre.
A la sortie de l'hiver, certaines prairies sont couvertes de "tumuli", des mottes de terre dues à l'activité du campagnol terrestre.

Indirectement, les campagnols favorisent aussi une autre maladie humaine : la maladie du poumon du fermier. La terre de leurs buttes, en maintenant l’humidité dans les fourrages fauchés, entretient la prolifération de champignons. « En manipulant les foins dans l’étable, un éleveur est en moyenne en contact avec de 1 à 10 millions de spores de champignons/m3. Or l’hiver les vaches sont nourries presque exclusivement avec du foin et la conservation en silo est interdite par le cahier des charges des fromages AOC, signale Gabriel Reboux, chercheur au sein du laboratoire Chrono-environnement qui suit l’évolution de la maladie depuis 1986. La zone AOC Comté est l’une des régions les plus touchées, avec entre 2 et 4 % des éleveurs atteints. Un dépistage précoce et fiable devrait permettre de motiver les personnes hypersensibles à prendre des mesures pour limiter leur exposition en portant un masque lors de la manipulation du fourrage et en étant plus attentives à produire un foin bien sec, correctement stocké. »

Les pratiques agricoles en question

Mais plus que les campagnols, les filières AOC du massif du Jura craignent aujourd’hui les effets de la suppression des quotas laitiers programmée par l’Europe en 2015. Car, même si elles sont protégées par leurs quotas internes, cette libéralisation du marché du lait ne risque-t-elle pas d’inciter certains éleveurs à intensifier leurs pratiques pour traire plus au détriment, parfois, de l’environnement et de la qualité du lait ? Les cahiers des charges des filières AOC limitent certes le nombre de vaches à l’hectare, les conditions d’utilisation d’engrais, la quantité de compléments alimentaires pouvant être donnés aux animaux… « Mais, si on met tous ces curseurs à la marge, on est déjà dans de l’intensif, indique Claude Vermot-Desroches, président du Comité interprofessionnel du gruyère de comté. Une étude récente a conclu que 70 % des éleveurs en AOC n’ont pas d’intérêt économique à augmenter leur production, car il leur faudrait investir dans des bâtiments plus grands, dans l’achat d’intrants… » Quid des 30 % qui restent ? Ne risquent-ils pas de tuer la poule aux œufs d’or ?

Déjà, de nouvelles pratiques de gestion des prairies permanentes, comme le remplacement du fumier par le lisier et la généralisation de la pratique du sursemisFermerpratique consistant à semer sur une terre déjà ensemencée à la suite des dégâts causés par les campagnols, sont apparues. D’autres commencent à se développer, comme l’épandage de boues de stations d’épuration. « Il est essentiel d’évaluer les risques sanitaires liés à ces nouvelles pratiques avant leur généralisation », prévient Pierre-Marie Badot, professeur de biologie environnementale et d’écotoxicologie au laboratoire Chrono-environnement qui étudie les transferts possibles dans les fromages de contaminations chimiques : polluants organiques persistants (PCB, dioxine), éléments traces, résidus médicamenteux… « Actuellement, les niveaux de contamination actuelle ne présentent aucun danger pour la santé », insiste le chercheur.

La biodiversité menacée

C’est surtout sur la biodiversité des prairies que l’impact des pratiques se fait sentir. « Nous suivons depuis les années 1990 l’évolution de la flore des prairies de la zone AOC Comté. Sur la majorité des prairies, nous observons notamment une perte de diversité floristique. Cette évolution peut être mise en relation avec l’agrandissement des troupeaux et une course aux performances laitières des animaux nécessitant une intensification des pratiques », souligne François Gillet, professeur d’écologie au laboratoire Chrono-environnement dont les recherches ont démontré les effets néfastes des fauches précoces sur les populations d’insectes pollinisateurs et de l’épandage d’engrais minéraux sur la diversité de la flore des prairies. « Or cette biodiversité est essentielle pour assurer la production fourragère et les nombreux autres services de ces écosystèmes face à des épisodes de sécheresse de plus en plus fréquents dans le contexte des changements climatiques », signale le chercheur. Elle contribue aussi à la qualité et à la typicité des fromages AOC.

Une cave d'affinage de la zone AOC Comté.
Une cave d'affinage de la zone AOC Comté.

Selon la zone de collecte du lait, toutes les meules de comté n’ont pas le même goût. Ce goût, mais aussi l’odeur et la texture du fromage sont liés aux micro-organismes du sol et de la végétation qui vont contaminer naturellement le lait à sa sortie des mamelles de la vache. « Ces micro-organismes donnent les qualités organoleptiques aux fromages AOP au lait cru. Ils proviennent des ferments lactiques ajoutés, mais aussi de l’ensemencement naturel du lait à la ferme. Le terroir s’exprime par cette microflore du lait », ajoute Éric Beuvier, directeur de l’Unité de recherches en technologie et analyses laitières de l’Inra, l’une des cinq unités de la Zone atelier de l’arc jurassien. Indéniablement, « il existe un lien entre la qualité des sols, le type de végétation mangée par les vaches et la qualité du fromage », conclut, Pierre-Marie Badot. Au-delà de l’image positive qu’elles véhiculent auprès des consommateurs, les prairies fleuries du Jura sont incontestablement un bienfait pour les produits issus de ce terroir.

Notes
  • 1. Source : Inao, Fiche AOP/AOC Produits laitiers 2012.
  • 2. Unité CNRS/UFC.
  • 3. Schouwey et al., article à paraître en 2014 dans la revue Fourrages, chiffres d’après une étude économique menée en 2012 en Franche-Comté.
  • 4. Théoriser et modéliser pour aménager (CNRS/UCT/UB).
Aller plus loin

Coulisses

Dispositif piloté par l’Institut écologie et environnement du CNRS, les Zones ateliers forment un vaste réseau de recherches interdisciplinaires sur l’environnement en relation avec les questions sociétales d’intérêt national. Douze sont actuellement en activité. Leur spécificité réside dans la taille de l’objet d’étude, qui est de dimension régionale. Leur problématique est celle des interactions entre un milieu et les sociétés qui l’occupent et l’exploitent.

Auteur

Gaëlle Lahoreau

Journaliste scientifique

À lire / À voir

Les Prairies : biodiversité et services écosystémiques, Leslie Mauchamp, François Gillet, Arnaud Mouly et Pierre-Marie Badot, Presses universitaires de Franche-Comté/Conseil national des appellations d’origine laitière, 2012, 134 p.

Commentaires

2 commentaires

Bonjour. 1) La quantité d'intrants azotés éventuellement utilisés pour engraisser les prairies n'est pas détaillée dans cet intéressant article. Par exemple, dans le superbe département du Cantal, les intrants azotés sont utilisés assez massivement et sont à l'origine d'une importante eutrophisation des rivières et de la disparition de la moule perlière, source de nourriture pour beaucoup d'espèces. Qu'en est-il exactement pour le massif du Jura. 2) Le renard est persécuté en France, classé nuisible et "détruit" par chasse, déterrage, piégage...La population de renards est inférieure à celle qu'elle serait spontanément sans ces activités justifiées (par ceux qui les demandent) par des raisons notamment sanitaires (transmission de la très rare échinococcose alvéolaire dont on sait que les véritables vecteurs -en pratique- sont tout autres). Chaque renard consomme presque 10 000 petits rongeurs par an. Dans les régions où le campagnol terrestre abonde, c'est celui-ci qui constitue l'essentiel de l'alimentation des renards. Chaque renard évite donc la descendance de 10 000 campagnols par an, et lorsque l'on sait la fécondité de cet animal, je vous laisse calculer les millions de campagnols "évités" par cette prédation. En somme, quel serait l'impact de la protection du renard dans ces zones, assortie de règles de protection des poulaillers et autres lieux d'élevages de proies potentielles? Le renard ne prolifère que tant qu'il y a de le nourriture à offrir à la progéniture, mais sa population de stabilise ensuite...Voilà des faits qui seraient intéressant à explorer. D'avance, je vous en remercie.
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