Donner du sens à la science

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À travers différents projets mêlant plusieurs disciplines, ce blog vous invite à découvrir la recherche en train de se faire. Des scientifiques y racontent la genèse d’un projet en cours, leur manière d’y parvenir, leurs doutes… Ces recherches s'inscrivent dans le programme « Science avec et pour la société » de l’Agence nationale de la recherche (ANR).
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Par le réseau de communicants du CNRS

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Tisser l’histoire méconnue des soies « sauvages »
07.05.2025, par Anaïs Culot, Délégation Paris-Centre
Mis à jour le 07.05.2025

Les soies « sauvages », sécrétées par des insectes variés, dévoilent une histoire fascinante parallèle à celle mieux connue des soies « domestiques ». Une équipe de recherche pluridisciplinaire propose de remettre en lumière les usages, les techniques et les voyages de ces matériaux à travers les continents, les cultures et le temps.

Dans l'ombre du Bombyx du mûrier – le célèbre ver à soie domestiqué au nord de la Chine depuis des millénaires et espèce incontestée de la production soyeuse – une autre histoire attend d’être tissée : celle des soies dites « sauvages ». Issues d’insectes souvent oubliés des filières industrielles, elles sont toutefois célébrées par des traditions artisanales à travers le monde. De l’Asie à l’Afrique, en passant par l’Europe, les chercheurs du projet WILDSILKS1 s’attellent à révéler cette histoire méconnue. Ce projet mobilise une équipe pluridisciplinaire réunie autour de questions qui touchent autant à la biochimie qu’à l’histoire, ou à l’anthropologie qu’à l’entomologie.

En s’intéressant à une dizaine d’espèces aux génétiques, morphologies, comportements et habitats variés, les chercheurs explorent les matériaux qu’elles produisent et les relations entre espèces qu’elles suscitent, de la chenille au tissu. « Prendre en considération les soies sauvages, c’est ouvrir une fenêtre sur des interactions millénaires entre les sociétés humaines et leur milieu », souligne Annabel Vallard, anthropologue au Centre Asie du Sud-Est2 et responsable du projet.

Dans l’ombre d’un papillon de nuit

Quatre espèces séricigènes. © Bibliographisches Institut, in LeipzigQuatre espèces séricigènes : Bombyx mori, Hyalophora cecropia, Antheraea pernyi, Samia cynthia. Source : Meyers Konversations-Lexikon, 4th Auflage, Band 14, Seite 826a (4th ed., Vol. 14, p.826a). © Bibliographisches Institut, in Leipzig

En soie, tout part du Bombyx mori, la chenille de prédilection de la sériciculture – l’élevage des vers à soie et la récolte des cocons qu’ils produisent. Cet insecte sécrète un long filament qu’il enroule autour de lui en un cocon protecteur afin de se métamorphoser. Cette soie, réputée pour sa brillance et sa solidité, est ensuite récupérée, travaillée et transformée en fils puis en tissus. À travers les siècles, d’autres espèces, qui construisent pour certaines des cocons individuels et d’autres des nids collectifs, ont aussi été exploitées pour produire de la soie. Des traces archéologiques attestent de leur utilisation dès le IIIe millénaire avant notre ère dans la vallée de l’Indus (actuel Pakistan). Leur présence est aussi documentée entre l’Asie centrale et l’Europe depuis l’Antiquité.

Boîtes entomologiques. © Annabel Vallard / Centre Asie du Sud-Est / CNRSBoîtes entomologiques, Muséum national d’histoire naturelle, Paris – 2023. © Annabel Vallard / Centre Asie du Sud-Est / CNRS

Souvent très valorisées dans des artisanats localisés, ces soies sauvages ont malgré tout circulé sur de longues distances et ont même, pour certaines, été mobilisées dans les filières industrielles européennes, notamment dans la seconde moitié du XIXe siècle. L’objectif était alors de pallier l’épidémie de pébrine (ou gattine). « À cette époque, cette maladie contagieuse – étudiée par Louis Pasteur – a décimé les élevages de Bombyx du mûrier en Europe et fortement déstructuré l’industrie de la soie. Cela a poussé les industriels à rechercher des matériaux alternatifs ayant des qualités proches afin de maintenir une production en Occident », raconte Annabel Vallard.

Que s’est-il passé au cours de cette période ? Les industriels ont-ils importé des cocons, des tissus ou bien des œufs de différentes espèces qu’ils ont tenté d’acclimater ? Ces autres soies ont-elles modifié les techniques et les filières existantes ? Pour répondre à ces questions, les chercheurs réalisent une enquête historique à partir de sources écrites de l’époque, mais aussi de pièces textiles conservées dans les collections muséales. Ces ressources les aideront également à retracer la géographie des soies sauvages et les circulations d’objets, de techniques, d’idées et d’humains. L’un des enjeux est de mettre en lumière les routes oubliées empruntées par ces soies.

Du cocon au tissu : une analyse jusqu’au bout du fil

Analyses d'un fragment de tissu archéologique. © Sophie Cersoy / Centre de recherche sur la conservation / MNHNAnalyses d’un fragment de tissu archéologique à l’aide d’un microscope numérique, Paris – 2022. © Sophie Cersoy / Centre de recherche sur la conservation / MNHN

Afin de mieux recomposer l’histoire globale de ces soies, les chercheurs utilisent des microscopes et conduisent des analyses biochimiques. En effet, ces matériaux contiennent majoritairement des protéines qui présentent, à l’échelle microscopique, des morphologies et des compositions singulières. L’analyse protéomique permet, par exemple, d’aller jusqu’à l’identification de l’espèce à l’origine de cocons contemporains ou de restes archéologiques parfois très détériorés.

Si cette méthode est destructive, le projet se concentre aussi sur l’affinement d’autres approches non-destructives comme la spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier. Cette dernière permet de qualifier les substances produites par des Bombyx ou non, une tâche complexe en caractérisation de la soie. Conjuguées à des analyses anthropologiques, historiques et archéologiques autour de pièces muséales existantes et d’enquêtes ethnographiques, ces études permettent de retisser un lien entre l’étoffe et son matériau ; entre le tissu et l’espèce séricigène.

© Sophie Desrosiers / Centre de recherches historiques / CNRS / EHESSAnalyses de spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier d’un fragment de tissu archéologique, Paris – 2022. © Sophie Desrosiers / Centre de recherches historiques / CNRS / EHESS

« L’objectif est de redonner vie à ces soies qui, sur les sites archéologiques et dans les collections, ont parfois été prises à tort pour du coton ou d’autres matériaux. En effet, certaines sont assez épaisses et ont une brillance spécifique, comme irisée. Ces caractéristiques sont à première vue éloignées de la représentation que nous avons en Europe de la soie fine et brillante », explique Annabel Vallard. Ces approches complémentaires serviront à la création d’un référentiel des soies sauvages, allant de leurs spectres infrarouges aux techniques d’élevage des espèces séricigènes, de leur couleur aux cartes de répartitions des insectes, etc. Cette base de données aidera les chercheurs et les conservateurs de musée à mieux caractériser les textiles dont ils disposent et à sensibiliser les archéologues à la variété de ces soies. Elle aboutira peut-être à la résurgence d’histoires méconnues sur des collections et des vestiges archéologiques existants.

Les soies sauvages comme témoins du rapport aux milieux

Ces soies nous révèlent aussi d’autres enjeux sociétaux et environnementaux. En effet, l’existence de ces insectes prend aujourd’hui un autre tournant. En quête de matériaux innovants, l’industrie voit en ces matériaux un potentiel inexploité. Biocompatibles avec les tissus humains, ces soies sont notamment étudiées dans une perspective biomédicale pour la création de pansements ou de sutures. Par ailleurs, nombre de ces espèces sont mises à mal par les changements climatiques, les guerres et l’anthropisation des milieux, c'est-à-dire leur transformation par l’humain. Ce projet permet donc aussi de reconsidérer notre rapport aux insectes, à leurs habitats et au monde dans lequel nous vivons. « Ces soies sauvages nous invitent à nous interroger sur ce qui fait la spécificité des relations entre les humains et ces espèces au niveau local, ainsi que sur la place des espèces biologiques dans un monde en mutation, ajoute Annabel Vallard. Ces questions sont particulièrement pertinentes pour sensibiliser les publics à la fragilité de nos milieux ».

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Ces recherches ont été financées en tout ou partie par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) au titre de l'ANR WILDSILKS - AAPG2019. Cette communication est réalisée et financée dans le cadre de l’appel à projets Science Avec et Pour la Société - Culture Scientifique Technique et Industrielle pour les projets JCJC et PRC des appels à projets génériques 2018-2019 (SAPS-CSTI JCJC et PRC AAPG 18/19).

Notes
  • 1. Matières et cultures. Le vaste monde des soies sauvages, financé dans le cadre d’un ANR JCJC.
  • 2. Unité CNRS/EHESS/Inalco