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Fig. 1 : Nord Potosi (Bolivie), 2018. Laurence Charlier Zeineddine ©
Les pierres non travaillées par la main ont pourtant facilement échappé à l’attention des anthropologues. Leur étude ne relève-t-elle que du domaine des sciences naturelles ? Comment dissiper la frontière entre l’examen des activités sociales réservé aux anthropologues et l’étude des matériaux destinée aux géologues ?
À hauteur de pierre
La perspective anthropologique classique a le mérite d’avoir insisté sur le rôle social des pierres. Celles-ci peuvent être employées pour améliorer l’agriculture ou pour soigner les gens ; elles peuvent être utilisées pour borner un espace ou maintenir des échanges interethniques. Elles peuvent enfin témoigner du passé d’une société ou révéler un geste technique. Anthropologue au sein du Laboratoire interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires2, Laurence Charlier Zeineddine a voulu changer de perspective et insister sur le fait que les groupes n’ont pas obligatoirement un point de vue utilitariste et anthropocentré : les pierres ne sont pas toujours des ressources, des remèdes ou des réceptacles d’entités surnaturelles dont le pouvoir serait bénéfique. Ce point de vue plaide pour mener une recherche anthropologique « à hauteur de pierre », une recherche qui évite de subordonner immanquablement les pierres aux activités humaines, techniques ou rituelles.
Fig. 2 : Cheminée de fée considérée comme la pétrification d’un grenier à grains, Nord-Potosi (Bolivie) 2017. © Laurence Charlier Zeineddine
Des pierres autonomes
Cette réflexion est issue de l’expérience de terrain de Laurence Charlier Zeineddine dans les Andes boliviennes où elle mène des recherches au sein de communautés agropastorales. L’anthropologue s’est intéressée aux rapports que les groupes aymaras nouent avec les vestiges archéologiques de la région du Nord-Potosi. Contrastant avec les discours officiels, les membres des communautés sont relativement indifférents à ces vestiges – les poteries sont jetées dans la rivière, les maisons ne sont pas restaurées. En revanche, ils accordent une importance particulière aux montagnes, aux rochers ou aux pierres. Ces dernières sont décrites comme étant des antécesseurs pétrifiés au moment de l’apparition du soleil. Comme le dit l’un des habitants en regardant le paysage : « toute notre histoire est là ».
Fig. 3 : Pierre crapaud considérée comme dure et incassable, Nord Potosi (Bolivie), 2017. © Laurence Charlier Zeineddine
Par ailleurs, les pierres sont réputées pouvoir se déplacer sans l’intervention d’un être humain. Elles sont plus anciennes que le Soleil et leur animation dépend du cycle lunaire. Chaque pleine lune par exemple, les pierres recouvrent leur mobilité présolaire : la pierre crapaud croasse et saute, les pierres jurürü volent, d’autres marchent à la rencontre de leurs partenaires. Cette mobilité est loin d’être chaotique. Comme le dit un berger du Nord-Potosi, « les humains se perdent mais les pierres non ». Il signifie par-là que, contrairement aux êtres humains qui migrent, les pierres reviennent toujours « là où elles habitent ». Dès lors, ce qui fait que l’on peut localiser les pierres, ce n’est pas leur immobilisme mais leur retour obstiné au même endroit.
Fig. 4 : Pierres jurürü présumées voler de sommet en sommet et connues pour résister à la force des courants, Nord-Potosi (Bolivie, nov. 2017).
© Laurence Charlier Zeineddine
En définitive, dans les Andes, les pierres sont dotées d’une vie sociale riche : elles nouent des liens avec des êtres humains, avec des forces telluriques (le vent, la foudre), des animaux d’élevage (taureaux, lamas) et sauvages (moufette, crapaud, souris), avec des montagnes et d’autres pierres. Appréhender les pierres dans un écosystème de relations qui ne soit pas exclusivement humain est donc indispensable.
Fig. 5 : Pierre sous la protection et l’autorité de la montagne Huancarani, Nord-Potosi (Bolivie), 2017. © Laurence Charlier Zeineddine
Les paradoxes des pierres
Ces réflexions ont donné lieu à un projet de recherche du Labex toulousain Structuration des Mondes Sociaux « Pierres Vivantes, une anthropologie du vivant à hauteur de pierres ». Ce travail comparatif montre que dans plusieurs sociétés, les pierres renvoient à la mobilité et l’incertain. Ces éléments peuvent sembler contre-intuitifs. Pourtant, plusieurs temporalités se manifestent dans les rapports que nouent les êtres humains aux pierres ; se rencontrent les temps lointains de la géologie, les temps plus proches des vies humaines ou encore les temps qui embrassent plusieurs générations. Du fait de cette collision, les pierres présentent des propriétés en apparence contradictoires : immobiles et fixes, les pierres sont aussi dotées de capacités d'apparaître ou de pousser ; dures et cassantes, elles font offense à l’être humain, mais elles sont malléables et souples dans la temporalité géologique.
Fig. 6 : Relations entre l’arbre et la pierre, Huelgoat (France), 2021.
© Nicolas Adell
Le vivant
Ce projet comparatif a permis d'adopter de nouvelles perspectives sur ce qu'être vivant veut dire. Dans de nombreuses situations, les personnes qualifient les matières lithiques de « vivantes » (et non seulement « animées »). À leurs yeux, ce vivant peut expliquer le fait que les pierres poussent, aient faim ou marchent par exemple. Mais dans les rapports aux pierres, se déploient aussi des indices du vivant non biocentrés comme résister à l’érosion, tenir un équilibre précaire, résister à la réplication ou dynamiser un paysage.
Et après ?
Laurence Charlier Zeineddine travaille actuellement à un projet réunissant des géologues et des anthropologues. Ce projet ne vise pas à juxtaposer deux regards complémentaires – l’anthropologie commencerait où la géologie s’arrêterait et vice-versa –, ni à valider la parole de l’un par la parole de l’autre. L’anthropologue souhaite plutôt profiter d’un cadre commun – considérer la matière dans un écosystème de relations – et d’un parti pris commun – mener un travail à hauteur de pierre – pour explorer quatre axes : les biographies minérales, les temporalité lithiques, l’agir lithique et le vivant.
Fig. 7 : Stromatolithes « élevés » en aquarium, « juste après la récolte », Paris, Institut de Minéralogie, Physique des Matériaux et Cosmochimie (IMPMC), 2018 et 2012. © Karim Benzerara
- 1. On pourra nuancer ce constat. Les géologues Patrick de Wever et Karim Benzerara (2016) ont mis l’accent sur les influences croisées du géologique et du biologique. Le biologiste Thomas Heams (2019) a remis en cause quant à lui l’opposition inerte/vivant en développant la notion d’infravie. De Wever P., Benzerara K. 2016, Quand la vie fabrique les roches, Edp sciences. Heams, T. 2019, Infravies. Le vivant sans frontières, Seuil.
- 2. LISST, unité CNRS / Université Toulouse Jean-Jaurès
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