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
Alors que nous avons tous subi la pandémie de Covid-19, la question se pose de savoir comment exposer les relations entre les humains et les microbes dans un musée. Le double sens du mot « exposer » suggère une analogie entre une population de microbes et un public humain. Les microbes mutent dans des réservoirs animaux et causent parfois des pandémies chez les humains qui doivent prendre soin de leur corps, de la même façon que les objets sont conservés dans des réserves où des curateurs les organisent en expositions qui leur permettent d’exercer des effets sur les visiteurs.
L’anthropologue peut travailler à la fois dans des territoires où les microbes sont suivis dans leurs mutations et dans des musées où les objets sont rendus visibles et sensibles à un public. Ce double sens du mot « exposer » est analysé à travers trois collaborations d’un anthropologue avec des microbiologistes, des curateurs et des artistes à Paris, Lyon et Singapour.
« Micro-mondes : vivre avec les petits êtres »
L’exposition « Micro-mondes : vivre avec les petits êtres » a été présentée au musée du quai Branly, à Paris, entre le 11 juin et le 11 septembre 2022. Elle a été conçue par Frédéric Keck lorsqu’il était directeur du département de la recherche de ce musée entre 2014 et 2018. L’exposition visait à répondre à la question suivante : quel est l’équivalent des microbes et du microscope dans les sociétés non-européennes ? Si l’Europe a imposé au reste du globe au XXe siècle l’idée selon laquelle il faut mettre à distance les microbes pour assurer la santé des humains, quels sont les équivalents de cette conception dans les sociétés auxquelles elle fut imposée, qui leur permirent de l’accepter ou de la contester ?
Les instruments de capture des « petits êtres » (exposition « Micromondes », musée du quai Branly).
L’exposition commence par une vitrine dans laquelle des boîtes à insectes sont mises en regard du microscope de Louis Pasteur. Les microbiologistes sont ainsi rapprochés des chasseurs d’insectes dont une photo de la mission Dakar-Djibouti2 est montrée dans l’exposition. Ils capturent des « petits êtres » pour les mettre en collection dans des laboratoires et construire une carte du monde à partir de leurs mutations.
Une autre vitrine met en regard un tableau peint par Louis Pasteur – on voit la minutie avec laquelle il peint la dentelle de sa mère, similaire à celle de la peinture flamande qui fut le contexte d’invention du premier microscope en Hollande, au XVIIe siècle – avec un tableau peint par Eugène Gabritschevsky (un microbiologiste russe qui a travaillé à Paris et New York avant de peindre des microbes dans un hôpital psychiatrique en Suisse) et la peinture Rêve de la fourmi volante, où une artiste aborigène d’Australie représente les traces que les termites laissent sur le territoire des humains dont elles sont le totem.
Cette première partie de l’exposition montre aussi des images scientifiques produites par les microbiologistes (dessins, photographies argentiques ou électroniques) et des œuvres créées par les artistes contemporains à partir de l’imaginaire des microbes, comme une peinture d’Hervé di Rosa ou des objets en verre du plasticien Luke Jerram.
Céramiques réalisées par Hervé di Rosa pour l’Institut Pasteur et contenants des boissons fermentées (exposition « Micromondes », musée du quai Branly).
Après avoir montré comment les humains se sont mis à distance des microbes et autres « petits êtres », la deuxième partie de l’exposition étudie comment ils s’en sont rapprochés. Des vases ornés de microbes conçus par le peintre Hervé di Rosa pour l’Institut Pasteur sont mis en regard de céramiques conservées au musée du quai Branly qui contenaient de l’alcool ou de la bière, rappelant ainsi le rôle de la fermentation dans toutes les sociétés et dans le succès de la science pasteurienne. Une œuvre digitale montre l’entrée du virus du sida dans les cellules humaines, vision à la fois fascinante et effrayante de notre intimité avec des virus qui font dérailler nos systèmes immunitaires. Une vitrine met côte à côte les micro-fossiles (ou « foraminifères ») et les diapositives à voir au microscope (élargissant des algues appelées « diatomées » dans une goutte de l’océan) pour montrer comment les microbes sont entrés dans l’imaginaire populaire au XIXe siècle pour élargir les échelles de la planète.
Le visiteur découvre enfin la carte des risques d’« infestation » des objets du musée du quai Branly par des insectes xylophages, dont les bruits l’ont accueilli à l’entrée de l’exposition. Il comprend alors qu’il vit dans un environnement plein de « petits êtres » et que la conservation consiste à veiller aux relations de proximité et de distance entre les humains et ces « micro-mondes ».
Microbes en verre conçus par Luke Jerram (exposition « Épidémies », F. Keck)
« Épidémies : prendre soin du vivant »
Frédéric Keck a également été conseiller scientifique, en collaboration avec l’historien des sciences Guillaume Lachenal et l’anthropobiologiste Sabrina Sholts, de l’exposition « Épidémies : prendre soin du vivant », présentée entre le 14 avril 2024 et le 5 février 2025 au musée des Confluences, à Lyon. Cette exposition montre que les grandes épidémies qui ont constitué l’histoire de l’humanité sont causées par les transformations dans les relations entre les humains, les autres animaux et les microbes.
Le visiteur entre par une salle où des taxidermies d’animaux conservées au musée des Confluences sont présentées aux côtés des microbes en verre de Luke Jerram. Puis il découvre l’histoire des grandes épidémies (variole, grippe, choléra, peste) à travers des œuvres d’art, des documents photographiques et des cartes interactives. Le développement de la microbiologie en Europe et son rayonnement dans le monde (notamment à travers le Brésilien Oswaldo Cruz et le Japonais Kitasato Shibasaburō) sont introduits en fin de parcours, mais des pipettes et des fioles ornent les murs de toute l’exposition pour rappeler au visiteur que c’est bien l’histoire des microbes qui est racontée à travers leurs effets sur les humains.
Les deux dernières salles portent sur la mobilisation des patients autour de la connaissance et de la gestion du virus du sida ; elles interrogent sur ce que serait une mobilisation équivalente pour protéger les chauves-souris et les oiseaux exposés aux virus de la grippe ou de la Covid quand ils se transmettent aux humains.
Taxidermies de marmotte (réservoir de la peste pneumonique) et de buffle (réservoir de la peste bovine) (exposition « Épidémies », F. Keck).
Les microbes dans la fabrication de l’alimentation et dans la régulation de la santé
Les 11 et 12 décembre 2024, Frédéric Keck a organisé avec l’anthropologue Lyle Fearnley, à l’université de technologie et de design à Singapour, un colloque réunissant anthropologues, microbiologistes et artistes pour discuter d’un projet d’exposition présenté au Musée d’art et de science de Singapour. Ce projet s’intéresse à la manière dont la microbiologie européenne est arrivée dans les sociétés asiatiques pour analyser ce qu’elles avaient décrit depuis longtemps : le rôle des microbes dans la fabrication de l’alimentation et dans la régulation de la santé.
Si des œuvres d’art ancien sont mobilisées dans la première partie de cette exposition – notamment pour développer la relation entre le froid et le chaud qui est centrale dans la médecine chinoise traditionnelle et qui garde un rôle central dans la vie sociale à Singapour –, des artistes contemporains asiatiques interviennent dans la troisième partie de l’exposition pour traiter des épidémies et de la fermentation.
Pour la deuxième partie de cette exposition, consacrée aux pasteuriens qui ont travaillé en Asie comme Albert Calmette ou Alexandre Yersin, le Musée Pasteur de Paris, en cours de rénovation, est très mobilisé, comme il l’a été dans les deux expositions précédentes. Ce projet d’exposition permettrait de « faire voyager » les expositions conçues à Paris et Lyon, tout en décentrant le regard européen sur les microbes : la microbiologie européenne recompose des perceptions de l’alimentation qui ont une longue histoire, mais elle permet à des artistes contemporains à Tokyo, Taipei ou Jakarta de relier leur culture à des images globales comme le virus de la pandémie de Covid ou le ferment du pain.
- 2. La Mission Djakar-Djibouti est une mission ethnographique menée sous la houlette de Marcel Griaule en pays dogon au Soudan français, dans le Nord-Cameroun et dans la ville éthiopienne de Gondar, entre 1931 et 1933.