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Finistère, juin 2023. En ce bout du monde commence une nouvelle aventure scientifique. Amarrés aux quais de Brest, deux bateaux de la Flotte océanographique française se préparent à appareiller vers l'Atlantique Nord-Est, dans le cadre de l'une des plus importantes campagnes océanographiques des dernières années : Apero[1].
D’envergure internationale, codirigée par trois chercheurs CNRS, Laurent Memery, du Laboratoire des sciences de l’environnement marin (Lemar)[2] de Brest (Finistère), Lionel Guidi, du Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer (LOV)[3] (Alpes-Maritimes), et Christian Tamburini, de l’Institut méditerranéen d’océanologie (IMO)[4] de Marseille (Bouches-du-Rhône), celle-ci mobilise 120 scientifiques d’une quinzaine de laboratoires français et étrangers, réunis au sein d’une impressionnante interdisciplinarité, depuis la physique tourbillonnaire jusqu’à la biologie moléculaire, en passant par la modélisation, l’écologie ou encore la géochimie.
Immersion d’une rosette-CTD depuis le navire océanographique Pourquoi pas ? La rosette est un échantillonneur d’eau et un instrument de mesure permettant d’avoir les profils hydrologiques en temps réel. © Cyril Frésillon / MIO / CNRS Images
Le 3 juin, sur le Thalassa, et le 6 juin sur le Pourquoi Pas ?, au total 65 d’entre eux embarqueront pour 45 jours de mer, dans une zone située à 570 km au sud-ouest de l’Irlande, autour de la station permanente anglaise PAP[5], pour mieux comprendre le devenir du carbone dans l’océan profond et tenter ainsi de percer les secrets de la pompe biologique océanique. Dans le cycle du carbone naturel, la biologie marine joue en effet un rôle clé, en séquestrant de grandes quantités de CO2 dans les eaux de l’océan profond. Ce mécanisme, qui donne à l’océan une fonction essentielle dans la régulation du climat, s’il est identifié depuis longtemps, est encore largement méconnu dans le détail de ses processus, en particulier dans la zone mésopélagique : entre 200 et 1 000 mètres de profondeur.
Comprendre les échanges de carbone entre surface et profondeur
À la surface de l’océan, le dioxyde de carbone de l’atmosphère est absorbé par le phytoplancton, qui intègre ainsi le carbone à la matière vivante. Résultats de cette photosynthèse, des particules s’enfoncent dans l’océan profond, où elles sont en partie oxydées, dissoutes, biodégradées, notamment par des bactéries. Certaines vont être stockées dans les sédiments, pendant plusieurs milliers d’années. « Près de 10,2 gigatonnes de carbone sont ainsi exportées chaque année depuis la surface jusqu’en dessous des 200 mètres de profondeur, explique Laurent Memery. Sans ce mécanisme, la teneur de carbone atmosphérique de la planète, durant la période pré-industrielle, aurait été supérieure d’environ 40 %, de 400 parties par millions au lieu de 280 parties par millions. » Seulement, ajoute Christian Tamburini, « il y a un écart, jusqu’ici inexpliqué par les scientifiques, entre la quantité de carbone organique produite par photosynthèse, transférée vers l’océan profond d’une part, et la demande métabolique en carbone dans la colonne d’eau, d’autre part. »
Pour élucider les dynamiques, les processus et les acteurs qui sous-tendent « ce tour de passe-passe », les scientifiques d’Apero vont donc déployer une stratégie ambitieuse de prélèvements et d’observations dans la zone mésopélagique. Le moment est bien choisi : lors du bloom estival de l’Atlantique Nord-Est, l’export particulaire de carbone est alors maximum vers l’océan profond. Les zones d’exploration le seront aussi : l’océan étant très variable dans le temps et dans l’espace, Laurent Memery définira, en temps réel et avec précision, depuis la terre ferme, à partir de données satellitaires et les sorties de modèles opérationnels, les secteurs idéaux, choisis sur le front des tourbillons océaniques.
Cette image satellite prise par Copernicus Sentinel- 2 (2021) montre une prolifération de phytoplancton (couleur turquoise) de type coccolithophores à l’est des îles Shetland en Écosse. Le phytoplancton pompe le carbone organique des eaux de surface vers l’océan profond. © Contains modified Copernicus Sentinel data (2021), processed by ESA
L’un des enjeux de la mission Apero est de comprendre l’impact de ces zones très énergétiques de 100 km à 300 km d’envergure, en surface, sur ce qui se passe en profondeur, via les écosystèmes spécifiques qui se créent sur leurs fronts, à l’échelle de plusieurs dizaines de kilomètres[6]. Grâce aux stratégies journalières à terre et communiquées en temps réel aux navires de la flotte, le Thalassa assurera un quadrillage régional en génétique, en chalutages, en acoustique et en biologie moléculaire, tandis que le Pourquoi Pas ? fera, lui, cinq à six stations plus longues, pour étudier finement les processus biologiques qui impactent la matière qui sédimente.
Les navires océanographiques de la campagne APERO ; le Thalassa (à gauche) et le Pourquoi pas ? © Michel Gouillou ; Nicolas Fromont / Ifremer
Des mouillages dérivants piègeront les particules pendant cinq jours avant d’être récupérés à la surface, des rosettes prélèveront la neige océanique, des planeurs sous-marins (gliders) truffés de capteurs évolueront selon les courants, au rythme d’environ 25 km par jour, des flotteurs Argo (profileurs), autonomes, seront aussi mis à l’eau, équipés de capteurs optiques, ou bien encore de caméras qui permettront ensuite d’identifier, avec une grande précision, tous les flux de matière et les populations d’organismes présents, grâce à des algorithmes de reconnaissance de forme. Des filets de différents maillages prélèveront aussi plusieurs tailles de necton, à des hauteurs d’eau bien choisies. Les scientifiques disposent même d’outils qui permettent de remonter les organismes à pression constante pour limiter leur stress lors de leur remontée à la surface et donc, les biais dus à d’éventuels changements de conditions.
Cartographier la biodiversité
La mission Apero va aussi s’appuyer sur le savoir-faire français provenant de sa grande sœur Tara pour faire de la biologie moléculaire à très haute intensité. L’idée, résumée par Laurent Memery, est la suivante : « Identifier tous ces organismes présents dans la colonne d’eau, cartographier cette biodiversité grâce aux génomes mis en jeu, via l’analyse de leur ADN et de leur ARN, permettra d’identifier le rôle de certaines fonctions associées à certaines familles de bactéries. » Cette stratégie, holistique, est très novatrice : « En termes de tailles, ramené à notre échelle, cela consiste à observer, en même temps, une fourmi et l’Himalaya », compare Lionel Guidi. L’observation permettra en effet d’identifier aussi bien des bactéries ou des virus que du gros plancton, du micronecton et des poissons mésopélagiques (myctophidés). « Nous sommes aujourd’hui capables de déployer tous ces moyens technologiques, lourds, pour aller explorer la zone mésopélagique. Ce n’était pas le cas il y a encore une dizaine d’années. C’est pourquoi cet océan privé de lumière (dark ocean, en anglais) alors qu’il est pourtant le plus grand écosystème de notre planète, est aussi le moins étudié et, donc, le moins connu », conclut Lionel Guidi.
Exemple de phytoplancton, Chroodactylon ramnosum (Bangiophyceae), conservé à la station biologique de Roscoff. © Daniel Vaulot / CNRS Images
« Il était temps d’y aller, confirme Laurent Memery. L’évolution des moyens d’observation (plateformes autonomes, mesures à haute fréquence, acoustique, imagerie, biologie moléculaire, etc.), et aussi les progrès en modélisation (puissance des ordinateurs, prise en compte de la complexité, intelligence artificielle), permettent enfin d’explorer cette zone mésopélagique. » L’enrichissement des connaissances et des modèles que les données de la mission Apero laissent envisager, permettra, sans doute, à terme, d’identifier les conséquences du changement climatique sur la capacité de l’océan à absorber le carbone.
Le 8 juin, au lendemain des départs des deux navires de la flotte, la Journée mondiale des océans rappellera d’ailleurs le rôle essentiel de ce poumon bleu de la planète : recouvrant 70 % de sa surface, l’océan absorbe une partie de son CO2 et produit la moitié de son oxygène. Dans le cadre de la Décennie pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030), c’est d’ailleurs l’objectif poursuivi par le consortium international Jetzon (Joint Exploration of the Twilight Zone Ocean Network), dans lequel s’inscrit la mission Apero : « Fournir les connaissances scientifiques nécessaires pour éclairer une approche durable de la gestion et de la conservation de l'écosystème de la zone (non éclairée/mésopélagique/obscure) ».
NOTES
[1] La campagne Apero, qui bénéficie d’un soutien de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et du Centre national de la recherche scientifique, signifie « Assessing marine biogenic matter Production, Export and Remineralization : from the surface to the dark Ocean ». Autrement dit : « l’évaluation de la production, de l’exportation et de la reminéralisation des matières biogènes marines : de la surface aux grands fonds océaniques ».
[2] Unité CNRS/Université de Bretagne occidentale/IRD/Ifremer.
[3] Unité CNRS/Sorbonne Université.
[4] Unité CNRS/Aix-Marseille Université/IRD/Université de Toulon.
[5] Porcupine abyssal Plain Sustained observatory (PAP-SO) est une station permanente anglaise (48°50’N 16°30’W), à 4 850 m de profondeur, pilotée par le National oceanography center (NOC) de Southampton, depuis 1985. Depuis près de 40 ans, ses capteurs enregistrent des séries de données chronologiques, fournissant des informations clés pour l'évaluation des changements à long terme dans l'océan et ses écosystèmes.
[6] L’océan est rempli de tourbillons, identifiables par leur signature physique et leur hauteur d’eau. Les tourbillons chauds sont des bosses, les tourbillons froids des creux. Un phénomène comparable aux cyclones et anticyclones de l’atmosphère, à ceci que l’eau est beaucoup plus dense que l‘air, ce qui explique la différence d’échelles.