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Encore non envisageables il y a quelques années, les ordinateurs quantiques sont en train de devenir une réalité. L'an dernier, Google a par exemple annoncé avoir atteint l'avantage quantique, ce qui signifie que leur ordinateur a atteint pour un problème spécifique (la certification de nombres aléatoires) une puissance qui surclasse même les supercalculateurs actuels les plus performants. Le secteur des technologies quantiques s’est alors lancé dans une énorme compétition internationale, car les pays n’ayant pas accès à ces technologies se retrouveront en position de faiblesse, y compris dans des domaines aussi critiques que la cybersécurité ou la défense. Tandis que les ordinateurs quantiques en fonctionnement restent encore rares, de nombreuses sociétés se sont placées sur le créneau afin d’anticiper ce fascinant développement, dont des start-up issues de laboratoires du CNRS.
L’une des principales questions est de savoir comment produire et exploiter des qubits en grande quantité. Un qubit, pendant quantique du bit classique, représente l’unité logique de stockage et de calcul quantique. Les quantités exploitables de ces entités sont donc directement liées aux puissances des ordinateurs quantiques. Les machines les plus médiatiques tournent actuellement avec environ une cinquantaine de qubits, un chiffre qui peut paraître faible, mais chaque point supplémentaire double la puissance de calcul.
Toujours plus de qubits
Pour en obtenir davantage, la start-up Pasqal, issue du Laboratoire Charles Fabry1, s’est spécialisée dans l'agencement de processeurs quantiques basés sur des atomes refroidis par laser. « Les technologies utilisées par Google et IBM, à base de supraconducteurs, sont les plus prometteuses à court terme, mais n’arrivent pas à passer à de plus grandes échelles, explique Georges-Olivier Reymond, PDG de Pasqal. Les solutions centrées sur les photons ou le silicium permettront d’augmenter le nombre de qubits, mais cela pourrait prendre des dizaines d’années. Pasqal répond à ces défis en contrôlant des atomes refroidis par laser et piégés dans des matrices de pinces optiques. En France, nous avons un savoir-faire industriel et académique impressionnant sur ces questions, avec par exemple les prix Nobel de Claude Cohen-Tannoudji et Serge Haroche. »
Les cofondateurs de Pasqal, chercheurs au CNRS, ont ainsi atteint quarante-neuf qubits en 2018, plus de cent aujourd’hui et visent le millier d'ici peu. Par comparaison, la machine de Google possède soixante-douze qubits. Fort de cette réussite, Pasqal prépare une ambitieuse levée de fonds de dix millions d’euros sur les trois prochaines années, afin d’industrialiser sa plateforme et se positionner par rapport à la concurrence internationale. La start-up a en effet répondu à un appel d’offres pour équiper un supercalculateur européen, ce qui en ferait la première société du monde à vendre et installer un processeur quantique sur un tel appareil.
De son côté, Quandela parie sur les qubits photoniques. Cette approche, prometteuse en termes de nombre de qubits potentiellement produits, permet pour l’instant l'exploitation simultanée d'une dizaine d’entre eux. L’encodage de l’information quantique se fait à température ambiante, tandis que les photons sont générés à partir d'une source opérant entre 5 et 10 Kelvins seulement. Cette température semble extrêmement froide à notre échelle, mais elle l’est mille fois moins que les solutions de Google ou IBM ! La consommation énergétique est également fortement réduite. « Nous avons l’avantage de bénéficier des technologies photoniques, très développées grâce aux applications numériques comme la fibre optique, souligne Valérian Giesz, PDG de Quandela. Nous réutilisons ce savoir-faire et ces technologies, et la plupart des composants dont nous avons besoin sont déjà disponibles. »
Ils emploient en effet des boîtes quantiques d’une centaine d’atomes, qu’ils miniaturisent et stabilisent davantage. « Nos travaux sont anciens au Centre de nanosciences et de nanotechnologies2, mais nous avons décidé de fonder Quandela en 2015 alors que le domaine quantique n’était pas encore bien considéré, se souvient Valérian Giesz. Depuis, nous avons vu de nombreuses start-up apparaître, ainsi qu’un véritable investissement des pouvoirs publics dans ces technologies. » Le chiffre d’affaires de Quandela, 100 000 euros en 2019, a déjà triplé en 2020 malgré la crise sanitaire et une année pas encore terminée. Une levée de fonds est en cours pour aller, à partir de la génération de qubits, jusqu’à un ordinateur quantique complet. Quandela fournit actuellement des sources de photons pour le projet européen de plateformes de calcul quantique Phoqusing.
Limiter les bugs et les erreurs
Prenant la voie de la dernière approche considérée, C12 Quantum Electronics fait tourner des spin qubits dans des nanotubes de carbone suspendus, un matériau dont l’interface minimale avec l’environnement extérieur réduit drastiquement le taux d’échec. « Les premiers prototypes d’ordinateurs quantiques sont justement limités par le nombre d’erreurs qu’ils commettent, déclare Pierre Desjardins, PDG de C12 Quantum Electronics. L’industrie attend une démonstration de qubit avec des temps de cohérence suffisamment longs pour une calculabilité satisfaisante. » La start-up vise en effet les machines de type NISQ : noisy intermediate scale quantum, c'est-à-dire des machines quantiques qui montrent l'avantage quantique, malgré les erreurs, en approximant très rapidement des solutions, avec une précision adéquate pour des applications industrielles.
Cette génération d’ordinateurs quantiques devrait être mise sur le marché d’ici environ cinq ans, et représenter des machines de moins de 100 qubits. Dans ce domaine, les principales améliorations s’obtiendront en réduisant les erreurs. « Nous avons développé un système breveté pour transférer, sous vide, les nanotubes de carbone sur une puce, affirme Pierre Desjardins. Cette technologie nous a déjà fait gagner un facteur dix sur le nombre d’erreurs, notre roadmap s’attaque aux autres sources de problèmes. » La start-up, pour laquelle une levée de fonds a été réalisée auprès de Business angels, a recruté cinq personnes en plus de ses cinq cofondateurs. Quatre d’entre eux, dont le frère du PDG, Matthieu Desjardins, sont passés par le Laboratoire de physique de l’ENS (LPENS)3 où une équipe est dédiée aux technologies quantiques. « Nous voulons porter le nombre de qubits sur les puces de C12 Quantum Electronics à cinq d’ici à fin 2021, avance Pierre Desjardins. Avec une fidélité globale qui en ferait le nouveau standard quantique sur semiconducteurs, avant de commercialiser des processeurs complets en 2025. »
La question des erreurs, soulevée par C12 Quantum Electronics, n’est absolument pas anodine. Malgré leurs prouesses et l’enthousiasme qu’ils suscitent, les ordinateurs quantiques se trompent particulièrement souvent. « Actuellement, ils ont dix milliards de milliards de fois plus de chances de commettre une erreur qu’un système classique à transistors, insiste Théau Peronnin, doctorant au LPENS et CEO d’Alice&Bob. Ces problèmes sont dus à des décohérences : des sortes de fuites entre le domaine quantique et l’environnement réel. C’est comme si la boîte du chat de Schrödinger était percée sans qu’on le sache. » Alice&Bob fabrique donc des qubits de type chat, en référence au fameux matou mort et vivant à la fois, mais qui bénéficient d’un système de rétroaction corrigeant en partie les erreurs.
Beaucoup de bugs échappent encore à la vigilance de ce système, mais l’objectif est, d’ici deux ou trois ans, de concevoir le tout premier qubit logique, c’est-à-dire aussi fiable que ceux mis en oeuvre avec les transistors. Là encore, la concurrence est rude et l’équipe d’Alice&Bob n’entend pas laisser la recherche hexagonale se faire distancer. « Nous trouvions absurde que la communauté française travaille si bien sur les problèmes quantiques, mais laisse ensuite les autres s’emparer de ses publications pour les amener au-delà de la preuve de principe », regrette Théau Peronnin.
Gagner en rapidité et en fiabilité
Si ces sociétés s’occupent des performances des ordinateurs quantiques, les applications spécifiques à ces machines ne sont pas en reste. Pasqal s’intéresse ainsi à la simulation de nouveaux matériaux, en particulier pour la chimie et la biologie. Une collaboration est également en cours avec EDF afin d’optimiser les plannings de chargement d’un parc de véhicules électriques, sous contrainte d’un nombre limité de bornes, une classe de problèmes notoirement difficiles à traiter quand la quantité de véhicules augmente. La question des simulations se retrouve aussi chez Qubit Pharmaceutical, qui s’attache aux applications en biologie, chimie et pharmacie des technologies quantiques. La start-up gère ainsi Atlas, une plateforme de simulation et de modélisation des interactions entre molécules, principalement pour trouver les meilleurs candidats pour de futurs médicaments. « Toutes les start-up du domaine promettent d’aller plus vite, plus fort, plus loin, mais cela se fait très souvent au prix de la précision, explique Robert Marino, CEO de Qubit Pharmaceutical. Nos modélisations ont si peu de marge d’erreur qu’elles sont réellement prédictives, sans faire l’impasse sur la vitesse. »
L’entreprise est en effet bâtie sur une vingtaine d’années de publications académiques, menées par Jean-Philip Piquemal, professeur à Sorbonne Université et directeur du Laboratoire de chimie théorique4, qui a optimisé les algorithmes pour du calcul haute performance afin de gagner plusieurs ordres de grandeur en termes de rapidité et de fiabilité. Comme la technologie fonctionne déjà, les échanges avec les clients ont commencé en attendant d’obtenir un produit final plus complet. « Beaucoup de start-up avec l’étiquette “quantique” n’ont pas forcément la possibilité de faire tourner leurs travaux en conditions réelles, note Jean-Philip Piquemal. Grâce à l’écosystème français, où nous nous connaissons tous, nous avons un accès concret à des ordinateurs quantiques et un pied dans la transition. »
Ce riche vivier se tient ainsi prêt à relever le défi des technologies quantiques et de la compétition internationale. De quoi trouver sa place dans ce qui s’annonce comme un des principaux enjeux scientifiques et technologiques de la nouvelle décennie, et au-delà. ♦