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Si l’élection présidentielle est souvent décrite comme un combat, Twitter en est devenu le champ de bataille le plus bruyant et chaotique. Pourtant, de nombreuses questions se posent sur la véritable importance du réseau social, ou du moins sur sa représentativité. Sans prendre parti, la recherche développe des outils qui permettent d’y voir plus clair.
Ainsi, Pierre Latouche, professeur à l’université Paris Cité et membre du laboratoire Mathématiques appliquées1 à Paris 5 (Map5), spécialiste de l’intelligence artificielle et de l’apprentissage automatique, aborde ces questions d’un point de vue mathématique, notamment au travers des statistiques. Ses deux principaux thèmes de recherche sont les problèmes liés à la grande dimension, c’est-à-dire quand une masse de données atteint un seuil où la complexité de leur traitement explose, et l’analyse des réseaux, en particulier sociaux. Il a ainsi participé au développement de Linkage, une plateforme logicielle gérée par quatre entités de recherche : le CNRS, Inria et les universités Paris Cité et de la Côte d’Azur.
« Nous sommes partis du constat que les gens partagent avant tout du texte sur les réseaux sociaux, détaille Pierre Latouche. Des outils existent pour analyser des textes, et d’autres pour explorer les réseaux, mais aucun ne réunissait ces deux aspects à la fois. Linkage est une avancée majeure. Il s’agit en effet d’un des tout premiers logiciels spécifiquement dédiés à l’analyse des connexions et de la circulation des textes sur les réseaux sociaux. »
Linkage est bâti autour de modèles probabilistes et graphiques, et s’appuie sur des méthodes dites d’approximation variationnelle et de champ moyen. Linkage a notamment été déployé pour l’étude de l’élection présidentielle de 2022, en partenariat avec le journal Le Monde qui en a tiré plusieurs articles dont deux en ont fait la une. « L’idée est venue de la stratégie de l’équipe de campagne de Joe Biden lors de l’élection présidentielle américaine de 2020, explique Pierre Latouche. Plutôt que d’essayer de s’imposer face aux soutiens de Donald Trump, surreprésentés sur Twitter, le QG démocrate a décidé de ne pas leur répondre et de seulement mentionner ses propres succès et les éléments positifs de la campagne de Joe Biden. Comme cela a payé puisqu’il a remporté l’élection, nous avons voulu savoir, avec des journalistes du Monde, quel était le véritable poids politique de Twitter en France. »
Chaque mot de chaque tweet a été scruté
Pour y parvenir, Linkage a reçu l’aide de la société Linkfluence2. Elle a aspiré tous les tweets nommant au moins un des candidats officiels à la présidentielle entre le 3 et le 21 mars 2022. L’entreprise a ainsi accumulé près de 12 millions de messages publics qu’elle a fournis gratuitement à Linkage afin d’alimenter ses modèles et de former un fascinant réseau. À l’intérieur, chaque nœud représente un compte Twitter, relié à tous les autres nœuds qu’il a mentionnés ou retweetés. Historiquement, cela fait quinze ans que nous disposons d’outils informatiques efficaces et capables de fabriquer des groupes en analysant les connexions d’un réseau, avance Pierre Latouche. Aujourd’hui, à l’aide de Linkage, nous pouvons en complément analyser le contenu des échanges. Chaque mot de chaque tweet est ainsi scruté et mis en relation avec l’ensemble. »
Ces travaux ont fait émerger une vingtaine de groupes, aussi appelés clusters, que les chercheurs ont ainsi pu associer, pour l’essentiel, à des partis politiques impliqués dans l’élection présidentielle. Mathieu Jacomy, chercheur au Tant Lab3 de Copenhague, a ensuite rendu ces données lisibles en concevant une immense carte du Twitter politique français.
Gros décalage entre twittosphère et réalité en 2022...
Les quatre candidats centraux y sont clairement Éric Zemmour, Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon et Valérie Pécresse. Or, dans les urnes, Éric Zemmour et Valérie Pécresse ont au final obtenu des scores très inférieurs à leur poids sur Twitter. La gauche était essentiellement reliée à la France insoumise, tandis que le Parti socialiste et EELV étaient globalement inexistants. À droite, c’est le parti Reconquête qui se trouvait largement en tête, y compris au-dessus du Rassemblement national, représentant 20 % de tous les comptes.
« C’est un chiffre absolument énorme, souffle Pierre Latouche. Les soutiens d’Éric Zemmour s’étaient organisés autour d’un système très efficace, vraisemblablement d’astroturfing4, inspiré par Donald Trump. Il s’agissait de créer une activité où chaque message était retweeté par les lieutenants d’Éric Zemmour qui se retweetaient aussi systématiquement entre eux, avant qu’un second cercle de supporters retweete intensément à son tour. L’effet d’entraînement génère alors une activité extrêmement importante. Dans une moindre mesure, l’entourage de Jean-Luc Mélenchon a employé une technique similaire. »
...mais en 2017, c'était l'inverse
Autre leçon de Linkage, les dynamiques politiques sur Tweeter se sont progressivement éloignées de celles de la société. Peut-être justement à cause de ce genre de tactiques. « En 2017, la visibilité sur Twitter et les résultats électoraux étaient fortement alignés, note Pierre Latouche. La part de l’activité des soutiens d’un candidat ne déviait que de 0,1 % par rapport au score qu’il avait finalement obtenu au premier tour. Cette année, ça n’a à l’évidence pas du tout été le cas, le décalage est important entre le poids politique sur Twitter et celui dans le monde réel. »
Linkage a ainsi prouvé son intérêt pour l’étude des réseaux sociaux. Aujourd’hui, environ 1 400 utilisateurs se sont inscrits sur la plateforme, qui fonctionne pour l’instant comme un logiciel de recherche. « Linkage est un projet de recherche bien vivant, conclut Pierre Latouche. Nous sommes passés dans une véritable phase d’expansion, avec des recrutements à la fois pour la recherche fondamentale et pour le développement du logiciel par des ingénieurs. Nous faisons notamment des efforts sur la visualisation, afin que des boutons et des options facilitent l’utilisation de Linkage, et nous continuons d’y ajouter des fonctionnalités. » ♦
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- 1. Unité CNRS/Université Paris Cité.
- 2. startup française spécialisée dans l’écoute et l’analyse du web social créée en 2006. Elle est rachetée en 2021 par l’entreprise américaine Meltwater.
- 3. The techno-anthropology lab, le laboratoire de techno-anthropologie.
- 4. Cette pratique consiste à simuler un mouvement spontané de l’opinion avec un nombre restreint d’acteurs. Le nom est un clin d’œil à la marque américaine AstroTurf qui vend du gazon synthétique, donc imitant le vrai...
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