Donner du sens à la science

A propos

Des anthropologues proposent un autre regard sur les sociétés contemporaines. Pour en savoir plus, lire l’éditorial du blog.

Les auteurs du blog

Armelle Leclerc, responsable de la communication de l'INSHS du CNRS, et Jérôme Courduriès, anthropologue au LISST

A la une

Comprendre le phénomène des marées vertes
30.03.2023, par Alix Levain
Apparues il y a plus de cinquante ans, les marées vertes en Bretagne mobilisent différentes spécialités scientifiques… dont l’anthropologie. Comme l’explique ce billet de notre nouveau blog dédié à cette discipline, la contribution de l’anthropologie à l’intelligibilité et à la prise en charge d’un tel problème environnemental se construit patiemment, à travers l’expérimentation collective. Présentation de ces recherches par l’anthropologue Alix Levain, chercheuse CNRS au laboratoire Aménagement des usages des ressources et des espaces maritimes et littoraux (Amure).

Les marées vertes sont bien connues depuis le début du XXesiècle en Europe. Elles sont, en milieu marin, l’un des symptômes fréquents des phénomènes d’eutrophisation, c’est-à-dire d’enrichissement des eaux en nutriments en provenance des bassins versants, lié au développement des activités humaines. Les témoignages historiques disponibles insistent tous sur l’impression saisissante que ces brusques proliférations d’algues produisent sur les observateurs : comment une croissance si rapide est-elle possible ? Comment expliquer ces changements brutaux ? Pourquoi ici ? Peut-on espérer que les algues repartent comme elles sont venues ? Si non, comment pêcher, comment accueillir des visiteurs, comment cohabiter avec ces masses informes qui, si vite, se décomposent ?

La recherche enrôlée dans la gestion des pollutions diffuses d’origine agricole en Bretagne

Dès que le constat du retour saisonnier des marées vertes s’est imposé dans les années 1980 en Bretagne, cette cohabitation subie a fourni le terreau d’une mobilisation conjointe des élus, des services de l’État, de chercheurs et chercheuses s’inscrivant dans une perspective de compréhension du phénomène et de recherche de solutions d’ingénierie écologique. Puis est venu ce qui, aujourd’hui encore, pèse de tout son poids sur la prise en charge de cette pollution : la mise en évidence du lien direct entre marées vertes et généralisation des systèmes et des pratiques agricoles « à risque » sur le plan écologique, parce que fortement émetteurs de composés azotés dans les milieux naturels. 
 
Depuis lors, peu de sujets environnementaux ont suscité une telle intensité de recherches. L’Expertise scientifique collective Eutrophisation, coordonnée par le CNRS entre 2016 et 2019, livre un aperçu de l’ampleur des connaissances accumulées sur ces sujets et de la très grande diversité des spécialités scientifiques mobilisées sur ces questions. L’un des résultats soulignés dans le rapport final est l’ampleur planétaire de ces phénomènes et, malgré l’importance des politiques mises en œuvre, leur caractère systémique et la difficulté à les circonvenir. Dans les pays industrialisés, la gestion de l’eutrophisation se heurte aujourd’hui au caractère diffus des sources de nutriments et aux verrous socio-techniques associés à l’agriculture dominante, insérée dans des flux marchands internationaux. 
 
Ce qu’on observe à l’échelle internationale résonne ainsi avec l’expérience vécue par les habitants et les gestionnaires dans les bassins versants touchés par les marées vertes en Bretagne : une segmentation entre politique agricole et politiques de l’eau, le poids des intérêts des grandes filières agro-alimentaires dans les négociations régionales et locales, une défiance vis-à-vis des savoirs et des paroles critiques par les institutions publiques, une fragilité des médiations politiques, une sélection des connaissances scientifiques en fonction des prises qu’elles offrent à l’action et de leur capacité à produire du consensus. Ces difficultés se sont accentuées, à la fin des années 2000, avec la mise en évidence du danger sanitaire que constituent les émanations de gaz issus de la putréfaction des algues vertes échouées, telle qu’elle est par exemple évoquée dans le roman graphiqueAlgues vertes : L’histoire interdited’Inès Léraud et Pierre Van Hove (2019, Éditions Delcourt).
La Revue dessinée - Delcourt © P. Van Hove

La Revue dessinée - Delcourt © P. Van Hove

Construire des connaissances ajustées à partir de l’expérience vécue : le projet Paroles et chemins de l’agriculture littorale

Financé par la Fondation de France et la Région Bretagne et porté par le CNRS à travers l’unité Aménagement des usages des ressources et des espaces maritimes et littoraux (AMURE)1, le projet Paroles et chemins de l’agriculture littorale (Parchemins - 2016-2021) est issu de plusieurs années de collaborations de terrain dans les baies touchées par les marées vertes. Les recherches interdisciplinaires menées par les équipes de l’unité Sols, Agro et hydrosystème, Spatialisation (SAS)2 et le Laboratoire Interdisciplinaire Sciences, Innovations, Sociétés (LISIS)3 sur ces sites depuis les années 2000 sont à l’origine de la proposition de déplacement du regard qui fonde Parchemins, depuis la gestion de l’eau et des impacts environnementaux de l’agriculture, vers les transformations de l’activité agricole en zone littorale. 

La première originalité de Parchemins est donc de s’atteler au sujet encore peu exploré des conditions de l’activité agricole sur les territoires littoraux, activité qui occupe encore aujourd’hui 36 % de la superficie des communes littorales en France hexagonale, et 40 % en Bretagne : comment et jusqu’où la proximité de la mer influence-t-elle les activités agricoles ? Existe-t-il des formes d’agriculture spécifiques en bord de mer ? La trajectoire des systèmes agricoles évolue-t-elle de façon singulière sur les interfaces littorales ? 
 
L’autre singularité du projet est méthodologique : Parchemins vise à expérimenter des formes de recherche coopérative qui placent la reconnaissance de la diversité des savoirs et des expériences au cœur de la production de connaissances sur les socio-écosystèmes. C’est dans ce cadre que se déploient un ensemble de partenariats de micro-projets, d’enquêtes collectives pour mettre en mots, en récits, en débats la place de l’activité agricole dans les territoires littoraux, en s’appuyant en particulier sur la production radiophonique et documentaire. 

© Valérie Viaud

Une causerie à l’issue des projections sur le thème « Paysans de la terre, paysans de la mer », lors des Rencontres de Kervic, initiées en 2018 en partenariat avec un réseau d’associations, dont Bretagne Transition, et qui se poursuivent aujourd’hui © Valérie Viaud

Bien que cette tendance soit en moyenne moins marquée en Bretagne qu’à l’échelle nationale, le recul de l’activité agricole de la zone littorale est tel que de nombreuses communes côtières n’accueillent aujourd’hui plus aucun siège d’exploitation. Les enquêtes ethnographiques menées dans Parchemins montrent que cet effacement progressif de l’activité agricole s’est souvent réalisé à bas bruit. Par contraste, deux mouvements contribuent à redonner une visibilité sociale et politique aux questions agricoles sur le littoral. Le premier est l’engagement d’un nombre croissant d’acteurs sociaux dans des initiatives visant une relocalisation de la production alimentaire : on observe notamment depuis quinze ans de nombreuses installations hors cadre familial, un fort développement de l’agriculture biologique et des circuits courts, ainsi qu’une diversification des productions sur des petites et moyennes exploitations. Le deuxième est la politisation croissante des conséquences écologiques et sociales des modèles de production intensifs. Les pollutions agricoles diffuses sont, notamment du fait des impacts sur les milieux côtiers, un sujet particulièrement clivant et mobilisateur sur les communes littorales. Ces deux mouvements liés produisent localement des interactions sociales denses et complexes entre acteurs agricoles et non agricoles. 

© M. Peschet

Montage du film « L’expérience algues vertes : paroles d’élu-es » (Réal. M. Peschet, A. Levain) au Pôle audiovisuel Douarnenez-Cornouaille en janvier 2021 © M. Peschet

Le devenir des littoraux eutrophisés appréhendé par leur histoire sociale et environnementale

L’expérience de Parchemins a fait émerger de multiples initiatives visant à réactiver le sujet et l’agenda des recherches transdisciplinaires sur la place de l’agriculture dans les territoires littoraux. Parmi celles-ci, le projet ANR GreenSeas (2023-2026) vise à mobiliser de façon conjointe l’expertise et les connaissances acquises depuis les années 1980 sur les marées vertes et leur gestion, afin de décrire les trajectoires d’adaptation des territoires côtiers exposés, sur le temps long, à des phénomènes d’eutrophisation sévère. Il s’agira en particulier d’identifier dans quelles conditions l’expérience sociale, sur plusieurs générations, d’une catastrophe environnementale et de la conflictualité qui lui est associée, peut renforcer la capacité à agir des communautés concernées. L’attention à l’expérience vécue, à la pluralité des récits, à la mise en réseau et en perspective des sites touchés, constituent dans ce contexte le socle d’une démarche partagée de réappropriation d’une histoire sociale et environnementale heurtée et conflictuelle.

Notes
  • 1. Université de Bretagne occidentale / Ifremer / CNRS.
  • 2. Inrae / Institut Agro.
  • 3. CNRS / Inrae / Université Gustave Eiffel.

Commentaires

0 commentaire
Pour laisser votre avis sur cet article
Connectez-vous, rejoignez la communauté
du journal CNRS