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Des anthropologues proposent un autre regard sur les sociétés contemporaines. Pour en savoir plus, lire l’éditorial du blog.

Les auteurs du blog

Armelle Leclerc, responsable de la communication de l'INSHS du CNRS, et Jérôme Courduriès, anthropologue au LISST

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Faire mimer les artisans : le mime corporel comme outil d’enquête
28.06.2024, par Géraldine Moreau
À travers une « méthodologie mimée », Géraldine Moreau, sociologue des arts, invite des artisans à mimer leurs gestes de métier et observe l’engagement corporel à l’œuvre lorsque des gestes techniques sont transmis.

Ce billet propose une incursion dans une discipline cousine de l’anthropologie, la sociologie. Il présente un croisement entre une technique artistique — le mime corporel — et une enquête menée entre 2016 et 2020, auprès de plusieurs artisans d’art. À travers une « méthodologie mimée », Géraldine Moreau, sociologue des arts, chercheuse associée à Artes (Université Bordeaux Montaigne), invite ces derniers à mimer leurs gestes de métier et observe l’engagement corporel à l’œuvre lorsque des gestes techniques sont transmis.

Observer et analyser les corps des artisans d’art

L’étude de la transmission des gestes techniques artisanaux peut être menée sous plusieurs angles. La transmission a d’abord intéressé les chercheurs et chercheuses en psychologie et en sciences de l’éducation, ou encore les anthropologues. Les travaux des premiers ont fourni de nombreuses données sur les systèmes d’apprentissage, les processus cognitifs et les stratégies pédagogiques ; tandis que ceux des seconds se sont souvent penchés sur les techniques de populations extra-européennes et ont souligné les liens entre cultures, traditions et gestes techniques. Mais il ne semble pas exister de travaux scientifiques prenant spécifiquement pour objet le corps des artisans pendant les phénomènes de transmission, au sein des formations professionnelles artisanales. En s’appuyant sur un corpus de recherche axé sur la pédagogie et l’apprentissage1 et sur le savoir artisan2, la chercheuse, également artiste mime, a choisi d’aborder la dimension gestuelle et corporelle d’une formation artisanale, en adoptant une approche expérimentale qui transpose ses acquis de mime à la sphère artisanale.

 observer la matière. © Géraldine MoreauTransmission des capacités de jugement du formateur à l'apprentie : observer la matière. ©Géraldine Moreau

Mêler une méthodologie mimée et des outils d’enquête sociologique

L'hypothèse de départ était la suivante : par l'utilisation de certains éléments de la technique du mime corporel d’Étienne Decroux, à travers une expérimentation pratique, les participants acquièrent une meilleure conscience de leur corps et donc de leur activité professionnelle. Ils peuvent ainsi en livrer un discours plus complet et éventuellement, à plus long terme, modifier leurs pratiques. Le geste technique interviendrait donc comme un révélateur des représentations du métier et de la formation professionnelle. Trois phases distinctes et complémentaires ont structuré l’enquête : l'observation provoquée, l'autoconfrontation et l'entretien semi-directif. Si cette dernière est relativement classique en sociologie, les deux autres revêtaient un caractère plus expérimental. L’observation provoquée, habituellement utilisée en psychologie, consiste en « une observation dans des situations fabriquées ad hoc et plus contrôlées3 », les artisans étaient extraits de leurs situations habituelles puisqu’ils étaient installés dans une salle pour mener l’expérimentation mimée. En suivant, les artisans étaient conviés à une séance d’autoconfrontation, qui consiste à proposer au groupe étudié de revisionner ou réentendre une situation vécue – en l’occurrence, ici, il s’agissait de commenter l’expérimentation mimée qui leur avait été proposée le matin. L’objectif était d’offrir aux participants une possibilité de verbalisation de leurs actions, selon la démarche défendue, entre autres, par des chercheurs en didactique professionnelle tels que Gérard Vergnaud, Patrick Mayen et Pierre Pastré4.

La combinaison de ces trois phases distinctes, toutes trois filmées, offre autant d’entrées complémentaires pour aborder une activité en mouvement et « faire parler » les artisans au-delà de leurs « routines de métier » souvent difficiles à verbaliser5. En effet, il n’est pas aisé de mettre des mots sur des techniques du corps qui sont d’ores et déjà incorporées et qui peuvent sembler « naturelles » à celui qui les exécute. À ce propos, la sociologue Christine Détrez remarque que :

« Sur ce corps, (…) où se combinent déjà nature et culture, biologie et société, interviennent ensuite les usages sociaux du corps, sorte de culture au carré (…). Mais ce façonnement culturel est tellement incorporé, habitus devenant sens pratique à l’œuvre dans les moindres gestes et choix de la vie quotidienne, qu’il est ressenti comme naturel, une “seconde nature”6. »

 modifier son centre de gravité. © Géraldine MoreauExemple d’une perturbation engendrée par l’utilisation du mime : modifier son centre de gravité. ©Géraldine Moreau

L’outil du mime corporel a ainsi favorisé une sorte de « détour par le vide » et la création d’un espace-temps libéré des contraintes quotidiennes d’un atelier artisanal. Le protocole d’expérimentation employé a permis d’utiliser le mime de deux manières : d’abord, comme un outil d’observation des corps en action ; ensuite, comme un perturbateur des routines de métier des artisans. En perturbant physiquement les formateurs et les apprentis, certains gestes ou certains principes d’action ont été soulignés. Ainsi, face à une situation de travail modifiée et artificielle, les artisans d’art trouvent des compromis entre les consignes expérimentales et leurs façons de faire ; par là même, ils livrent certains pans de leur réalité professionnelle.

Les apports d’une telle méthodologie pour la recherche en sciences sociales

Pourvue d’un certain regard et équipée d’outils techniques intimement liés à sa pratique personnelle du mime, Géraldine Moreau a observé des situations de transmission artisanale dont elle était tout à fait étrangère. Pour éviter autant que possible de plaquer une technique artistique sur un terrain d’enquête, elle a tenu à envelopper la méthodologie mimée dans un cadre classique en sciences humaines par la réalisation d’une phase d’enquête exploratoire puis d’entretiens semi-directifs ; ils ont été les garde-fous de la recherche. À l’image, par exemple, des focus group7 ou de l’intervention sociologique8, la méthodologie mimée est à concevoir ici plutôt comme un composant d’un ensemble méthodologique que comme une méthodologie autonome et exclusive. Si une telle utilisation du mime corporel a bien sûr engendré des modifications de l'activité en déplaçant cette activité dans un cadre construit artificiellement, ce sont précisément ces perturbations qui présentent un intérêt pour le chercheur car elles ont permis, en l’occurrence, de repérer certains éléments habituellement noyés dans les « gestes coulants » de l'activité9.

Cette enquête de terrain a permis tout à la fois d’expérimenter de nouveaux outils avec les artisans eux-mêmes et de poser les premiers jalons d’une méthodologie alliant geste et vidéo, tout en misant sur un croisement entre discipline artistique, technique artisanale et enquête sociologique. Les exercices et les outils issus du mime, transposés à des situations de transmission ont suscité des réactions particulièrement positives de la part des artisans-formateurs, qui laissent penser qu’une exploitation pédagogique de cet « outil mime » pourrait être poursuivie.

En somme, le choix méthodologique du détour par le geste mimé, invitant les artisans à travailler sans outil et sans matière, a permis d’expérimenter une autre manière de travailler pour les artisans et une autre manière d’enquêter pour la chercheuse. En reprenant le principe d'épuration employé et défendu par Étienne Decroux, fondateur du mime corporel, la chercheuse a « déshabillé » les actions des artisans :

« Notre art c'est cela : d'épurer toujours, puis, selon le cas, d'agrandir ou non. (…) « Y a-t-il une méthode qui soit plus scientifique que celle qui déshabille l'acteur afin de voir ce qu'il en reste ?10 »

Mimer le travail, suppression de la matière, des outils et de l’établi. © Géraldine MoreauMimer le travail, suppression de la matière, des outils et de l'établi. © Géraldine Moreau

En utilisant le mime, les « routines de métier11 » ont été chamboulées, les artisans ont dû travailler autrement et plusieurs éléments ont ainsi été mis au jour. Par exemple, la notion de confort apparaît comme indispensable pour acquérir un rythme stabilisé, qui permet au travail de se déployer. Si le métier artisanal est souvent qualifié de « manuel », ce rythme passe la plupart du temps par la posture des pieds et un certain ancrage au sol. C’est en observant les gestes mimés, que certaines façons de faire ont pu être perceptible par la chercheuse. Par ailleurs, ce détour par le mime, et par là-même la conscientisation des gestes, a permis de verbaliser un rapport au corps particulier, propre aux artisans. Lorsqu’un formateur corrige un apprenti, il ne s’arrête pas à une correction technique des mains mais il envisage bien le corps dans sa globalité :

« Je regarde sa position de bras si effectivement elle a à la fois l’épaule qui n’est pas trop haute, le coude pas trop cassé, le poignet ; c’est vraiment la continuité du bras par rapport à l’épaule et le fait de pouvoir se déplacer de façon assez rigide. (…) T’as le poids du corps aussi qui va se porter sur l’avant. Donc t’as une certaine pression que tu fais, non pas avec la force du bras mais avec juste le poids du corps. (…) (Je regarde) son déplacement au sol, si elle est vraiment les pieds ancrés au sol ou si au contraire elle a cette souplesse du mouvement du bassin ; enfin, de tout le corps finalement, comme s’il était soufflé par le vent12» Au-delà d’une transmission technique, les formateurs et formatrices sont vecteurs d’une attention particulière au corps et d’une certaine sensibilité. Ce sont eux qui modèlent les corps des apprentis afin de rendre celui-ci apte à exercer et conforme aux valeurs du métier.

À l’issue de cette expérimentation croisant mime et artisanat, il apparaît que, si le mime corporel a initialement été pensé dans le cadre de la formation de l'acteur, il est intéressant de franchir le pas entre mime et artisanat, surtout si l’on considère que « le mime corporel est le champion des travailleurs manuels, car en date, c'est le corps le premier instrument13 ». Ainsi, une application des techniques du mime auprès des artisans, eux aussi considérés d'une certaine manière comme « artistes du geste » et confrontés aux questions de transmission d’un geste immatériel, invite le chercheur à se doter de nouveaux outils pour analyser le travail et ouvre la voie à une réflexion sur le rôle du corps à l’ouvrage. ♦

Notes
  • 1. Entre autres, les travaux suivants : Bril B. 2010, Description du geste technique : Quelles méthodes ?, Techniques & Culture, 54-55. http://journals.openedition.org/tc/5001, 2010 ; Marshall T. 2010, La fabrication des artisans : socialisation et processus de médiation dans l'apprentissage de la menuiserie, thèse sous la direction de Jacques Bonnet, Université de Bourgogne.
  • 2. Voir Adell N. 2009, Être et transmettre en compagnonnage, Être et transmettre en compagnonnage, Librairie du compagnonnage, pp.84-95 ; ainsi que les ouvrages suivants : Jourdain A. 2014, Du cœur à l'ouvrage. Les artisans d'art en France, Belin ; Schwint D. 2002, Le savoir artisan, l'efficacité de la mètis, L'Harmattan.
  • 3. Bril B., Lehalle H. 1997, Introduction - Perspectives et méthodes, Le développement psychologique est-il universel ?, PUF.
  • 4. Pastré P., Mayen P., Vergnaud G. 2006, La didactique professionnelle, Revue française de pédagogie, 154. https://journals.openedition.org/rfp/157
  • 5. Jourdain A. 2014, Du cœur à l'ouvrage. Les artisans d'art en France, Belin, p.152.
  • 6. Détrez C. 2002, La construction sociale du corps, Éditions du Seuil, p.221.
  • 7. Merton R., Fiske M., Kendall P. 1990, The focused interview : a manual of problems and procedures , Free press.
  • 8. Touraine A. 1978, La voix et le regard, Éditions du Seuil.
  • 9. Durand J-P, Sebag J. 2015, La sociologie filmique : écrire la sociologie par le cinéma ?, L'Année sociologique 2015/1 (Vol. 65) : 71-96. https://www.cairn.info/revue-l-annee-sociologique-2015-1-page-71.htm.
  • 10. Decroux É. 1963, Paroles sur le Mime, Librairie Théâtrale, p.22.
  • 11. Jourdain A., Du cœur à l'ouvrage. Les artisans d'art en France, Op.cit.
  • 12. Formateur en maroquinerie, entretien réalisé le 30 janvier 2018.
  • 13. Decroux É, Paroles sur le Mime, Op.cit., p.176.