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En passant, sur le terrain, d’une attention à la couleur en tant que produit, à des enquêtes sur les travailleurs qui mettent en œuvre des opérations de coloration, Arnaud Dubois, chargé de recherche CNRS au sein du laboratoire Éco-anthropologie1, étudie en interdisciplinarité2 les savoirs et savoir-faire dont la coloration procède. Dans sa recherche, la coloration est ainsi pensée comme un « fait social » en réinvention permanente, où se confrontent des opérations de mise en couleurs et les effets complexes qu’elles produisent sur les représentations, les valeurs et le sens que des populations donnent à la couleur.
Les enjeux de choix de couleurs dans les sociétés capitalistes sont un phénomène social relégué à un statut marginalisé, malgré leur impact social et environnemental, depuis la seconde moitié du XIXe siècle. En effet, 99 % des couleurs utilisées aujourd’hui dans le monde sont issues de ressources fossiles et ces colorants pétro-sourcés sont responsables, selon les estimations de l’Ademe3, de 20 % de la pollution des eaux dans le monde. Pourtant, toutes ces couleurs que l’on met chez soi et sur soi, qui sont exposées dans les magasins et dans la rue et diffusées dans les médias, malgré leur omniprésence et leurs effets, ont très peu suscité la description et l’analyse ethnographique.
Plantation collective de plantes à couleurs par les étudiantes en art et design de l’Atelier de recherche et de création « Chromoculture » de l’Ensad Limoges et les personnes en formation professionnelle « ouvrier(e) en production horticole » de l’APSAH d’Aixe-sur-Vienne (Haute-Vienne) © Arnaud Dubois 2022
Chromoculture : de l’industrie des colorants à la culture de la couleur
Pour comprendre l’évolution contemporaine des pratiques coloristes dans les sociétés industrielles, le projet de recherche-création Chromoculture4, initié en collaboration avec la designer Cécile Vignau, étudie la façon dont, dans le Limousin, des artistes, des agriculteurs, des chimistes, des artisans et des ingénieurs développent des compétences pour exercer une activité qui participe de la capacité de concevoir, de fabriquer, de diffuser et de consommer des produits de couleurs dits « durables ».
« Ce que je vise », explique une artiste, « c’est de fabriquer des couleurs écologiques capables de supplanter les colorants pétrochimiques polluants ! » En étant particulièrement attentif aux circulations et aux transferts entre les sciences, les savoirs et les techniques de la coloration que ces acteurs mettent en œuvre, il s’agit avec ce projet non seulement de comprendre leur travail mais aussi de contextualiser cette nouvelle filière d’écologisation de la couleur par toute une recherche historiographique sur l’industrie moderne de la couleur5.
L’objectif de cette approche socio-historique de la coloration est de décrire le nouveau mode de relation qu’une société capitaliste cherche à organiser avec la couleur et la façon dont cet objectif répond à des enjeux sociaux actuels relatifs à l’environnement, au travail, à l’économie ou encore aux inégalités et aux relations post-coloniales.
Une agricultrice productrice de plantes à couleurs déterre une racine de garance à Lubersac (Corrèze) © Arnaud Dubois 2022
Tourner le dos à la Modernité ?
Si par le passé, le récit de l’urbanité comme espace de progrès et horizon culturel et artistique a empêché que les artistes se projettent en dehors des villes du Nord global, aujourd’hui, c’est dans la ruralité que semble s’offrir un espace physique et culturel pour la création de nouveaux imaginaires à même d’étendre le domaine de l’esthétique chromatique vers une nouvelle éthique environnementale de la création coloriste. La ruralité du territoire limousin, un de ces territoires, comme les définit Barbara Glowczewski6, « traités par l’État comme des déserts », devient dès lors un lieu d’observation privilégié pour étudier des pratiques de coloration qui cherchent à rompre avec l’idée moderne de ce qu’est la matière colorante.
Cette enquête se déploie aussi au sein d’une culture chromatique locale qui s’inscrit dans le temps long des arts appliqués à la couleur. Des couleurs de l’émail sur métal en activité à Limoges depuis le XIIe siècle à celles des émaux céramiques à partir du XVIIIe siècle, jusqu’aux couleurs teintes des tapisseries d’Aubusson-Felletin à partir du XVIe siècle, la couleur accompagne, sans discontinuité majeure depuis le Moyen Âge, les pratiques artistiques, artisanales et manufacturières du Limousin — comme en témoignent les différentes teintureries actuelles de Creuse qui sont liées à la filière de la tapisserie d’Aubusson-Felletin, ou encore la cristallerie de Saint-Paul de Condat-sur-Vienne, la seule fabrique d’émaux encore en activité en France.
Du fait de cette « survivance » — entendue dans le sens de l’anthropologie de l’art de Warburg comme la présence de traces d’anciennes cultures chromatiques dans la production contemporaine — la ruralité du Limousin participe donc tout autant des pratiques et de la mémoire des colorations préindustrielles largement agricoles que de celles des industries de la couleur synthétique.
Une chimiste présente un colorant de garance qu’elle a produit dans le laboratoire du Critt horticole de Rochefort (Charente-Maritime) © Arnaud Dubois 2022
Art, chimie et agriculture
Fort de ce double constat, la première étape de cette recherche a été l’expérimentation de la création, en collaboration avec une artiste-botaniste, d’un jardin-laboratoire de plantes à couleurs pensé comme un lieu d’étude et de production pour les ateliers de recherche et de création du projet.
Le choix contemporain des couleurs végétales et de l’agroécologie comme alternative possible aux couleurs chimiques s’appuie en premier lieu sur tout un travail réflexif des rapports historiques de prédation et de consommation entre humains et végétaux qui se structurent en Europe avec la colonisation. Pensons ici, pour ne prendre que deux exemples significatifs des économies et systèmes productifs de la couleur végétale pré-synthétique, à l’extractivisme du XVIe siècle avec la sujétion des populations Tupi et la déforestation de la forêt Mata Atlântica pour le commerce du bois-brésil, ou encore au système de plantation des XVIIe et XVIIIe siècles avec l’esclavage et l’agriculture intensive dans les Caraïbes pour le commerce de l’indigo.
L’étude critique de la chimie des colorants de synthèse que pose cette recherche — depuis son émergence au XIXe siècle, ses développements technoscientifiques et industriels au XXe siècle et ses effets contemporains sur l’environnement — n’empêche pas d’analyser et de comprendre aussi les développements les plus contemporains de la chimie organique. « On utilise de l’eau et de l’alcool d’origine agricole pour extraire les molécules tinctoriales des plantes. On n’utilise pas du tout de solvant toxique », explique ainsi une chimiste membre du projet qui, en collaboration avec une ingénieure agronome, développe une chimie verte et un type de relation « amicale7 » avec les végétaux comme alternative aux colorants azoïques — cette famille de colorants extrêmement polluants qui sont utilisées dans les industries textiles et graphiques contemporaines.
Une artiste prépare un bain de garance dans l’atelier de teinture de l’Ensad Limoges pour la réalisation de l’une de ses pièces © Arnaud Dubois 2022
Couleurs, communs négatifs et société
Comme ce projet de recherche-création est aussi un projet de recherche-action, en ce qu’il cherche à produire des connaissances scientifiques sur les filières d’écologisation de la couleur tout en menant des actions concrètes et transformatrices sur le terrain des arts coloristes et de leur transmission, il vise in fine à éprouver empiriquement la problématique de la coloration comme « commun négatif ». Il interroge ainsi la façon dont les artistes, dans les rapports qu’ils entretiennent avec les systèmes productifs de la coloration, peuvent participer au débat collectif sur la prise en charge des pollutions par la couleur et les inégalités sociales et écologiques qu’elles produisent8.
Que se passerait-il, en effet, si les professionnels de l’esthétique assumaient la responsabilité de leurs « déchets chromatiques » et, ce faisant, adressaient par ce geste même de soin, quelques solutions potentielles à la communauté des producteurs de couleurs, tout en renouvelant en profondeur les représentations sociales et symboliques associées à la coloration dans les sociétés contemporaines, capitalistes et industrielles ?
Cueillette collective de raisin des teinturiers (Phytolacca americana) dans le jardin botanique de Limoges, dans le cadre d’une exposition participative « Chromoculture » au musée des Beaux-arts pour les Journées européennes du patrimoine © Arnaud Dubois 2022
- 1. Unité CNRS/MNHN.
- 2. Au carrefour de l’anthropologie des savoirs, des objets et des techniques ; des sciences de la nature ; de la chimie ; de l’histoire des sciences, des arts et des techniques ; des humanités environnementales ; de la sociologie des sciences et des techniques et de l’épistémologie.
- 3. Agence de la transition écologique.
- 4. « Chromoculture : cultiver la couleur par l’art et le design » est un projet accueilli à l’École nationale supérieure d’art et de design de Limoges et financé par le ministère de la Culture (2021-2023) et la Région Nouvelle-Aquitaine (2023-2026).
- 5. Cet axe de la recherche se développe dans le cadre du projet ERC CHROMOTOPE (Sorbonne Université, Oxford University, Cnam) et notamment de la ChromoBase (Huma-Num).
- 6. Glowczewski B. 2021, Réveiller les esprits de la terre, Éditions Dehors.
- 7. Pour reprendre la formule d’André-Georges Haudricourt dans « Domestication des animaux, culture des plantes et traitement d’autrui », L’Homme, 1962, pp 40-50.
- 8. Pour rendre publique cette recherche et dans une perspective de sciences en société, le projet donnera lieu en 2026 à une exposition-recherche au Centre International d’Art et du Paysage de l’île de Vassivière.
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