Donner du sens à la science

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De l’atome au matériau, la chimie donne matière(s) à penser. Qu'ils touchent aux nanomédicaments, aux téléphones mobiles, aux véhicules à hydrogène ou à l’utilisation de la biomasse, des chimistes explorent de nouvelles pistes en tenant compte des enjeux environnementaux et sociétaux. Lancé à l'occasion de l'année de la chimie, ce blog est une invitation à découvrir leurs travaux et leurs réflexions.
 

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Pour des savons plus propres
29.09.2021, par Niki Baccile
Savon, lessive, liquide vaisselle... 20 millions de tonnes de détergents sont mis sur le marché chaque année. Mais les procédés de fabrication sont loin de rendre ces produits inoffensifs pour notre environnement. Pourtant, des solutions alternatives existent, comme l'explique ici le chimiste Niki Baccile, qui appelle à un moratoire sur les détergents d'origine pétrochimique.

En août 2019, un énième épisode de pollution marine et terrestre par un excès de détergents était enregistré dans le golfe de Gascogne. L’utilisation de biotensioactifs ainsi qu’un moratoire pour les détergents d’origine pétrochimique sont indispensables pour mettre fin à ces drames écologiques.
 
Pas si propres, les savons, gels douche, lessives et autres liquides vaisselle ? C’est le moins que l’on puisse dire puisque le marché mondial de la détergence, qui pesait en 2017 environ 44 milliards de dollars, avec une projection à 65 billions pour 2025, et une production annuelle d’environ 20 millions de tonnes1, est indirectement responsable de nombreux épisodes de pollution, attribués à un excès de détergents d’origine pétrochimique déversés sans contrôle dans l’océan ou les rivières. Un problème écologique mondial dénoncé par les associations de défense de l’environnement mais encore peu relayé par les médias. Et cela, malgré le moratoire sur l’utilisation de détergents pétrochimiques demandé, sans succès, lors du G7 de Biarritz en novembre 2019. Les solutions alternatives aux détergents synthétiques existent pourtant depuis longtemps.

Forte concentration d'écume sur le front de mer à Biarritz en janvier 2018. Des analyses révèleront un fort taux de détergents dans sa composition.
Forte concentration d'écume sur le front de mer à Biarritz en janvier 2018. Des analyses révèleront un fort taux de détergents dans sa composition.

Les détergents, ou savons, sont des tensioactifsFermerUn agent tensioactif réduit la tension de surface entre deux interfaces et permet ainsi une meilleure miscibilité (liquide-liquide comme pour l’eau et l’huile) ou mouillabilité (liquide-solide)., molécules amphiphiles, du grec « amphi, double » et « phile, qui aime » : elles contiennent à la fois une partie hydrophile (qui aime l’eau) et une partie hydrophobe (qui aime l’huile ou le gras). Beaucoup d’espèces végétales ou marines produisent des savons naturels tels que les saponines. Le bois de Panama (Quillaja saponaria) ou le Savonnier indien (Sapindus mukorossi) sont les plus connus. Ils produisent des savons en quantité suffisante pour être exploités à grande échelle. Les saponines sont cependant nettement moins connues que le Savon de Marseille, ou savon de nos grands-mères. Largement utilisé, celui-ci est un produit synthétique d’origine naturelle qui est obtenu par hydrolyse alcaline ou « saponification » de gras animal, autrefois par des cendres domestiques.

Les noix de lavage indiennes, qui proviennent du "Sapindus Mukorossi", ont une forte teneur en saponines et agissent en contact de l'eau comme un détergent.
Les noix de lavage indiennes, qui proviennent du "Sapindus Mukorossi", ont une forte teneur en saponines et agissent en contact de l'eau comme un détergent.

Des saponines à la pétrochimie
Pourquoi est-on passé des savons végétaux, les saponines, au savon de Marseille, d’origine animale, et enfin aux savons d’origine pétrochimique au cours du XXe siècle ? La réponse est assez simple. Peu de plantes, par ailleurs distribuées de façon inhomogène autour de notre planète, produisent du savon en quantité suffisante pour répondre à la forte demande mondiale. Ensuite, et contrairement aux gommes naturelles tel le caoutchouc, à l’huile de palme et d’autres produits naturels, la composition des saponines varie beaucoup selon leur provenance et les conditions de production, offrant peu de possibilités de générer des formulations stables.

Face à l’ampleur du marché mondial de la détergence et son évolution au cours du XXe siècle, une recherche effrénée vers des détergents de plus en plus variés et performants a donc vu le jour, et le recours à la pétrochimie et la chimie de synthèse s’est rapidement imposé comme la solution évidente. La versatilité, la reproductibilité, la stabilité et l’efficacité des formulations obtenues grâce aux tensioactifs synthétiques en ont fait des détergents incontournables. Mais non sans conséquence du point de vue écologique. De par sa nature, toute molécule amphiphile, naturelle ou synthétique, peut avoir un effet néfaste sur les organismes vivants, simplement car elle est potentiellement capable de s’intercaler entre les lipides constituant les parois cellulaires et qui lui ressemblent. On comprend pourquoi l’impact des quantités considérables de détergents synthétiques non biodégradables déversées quotidiennement dans la nature est devenu plus qu’alarmant. L’urgence est claire : il s’agit ici de mettre au point des détergents biodégradables, donc perdant rapidement leur caractère amphiphile, ou par nature moins agressifs pour les organismes.

Produits d'hygiène dans un rayon de supermarché à Paris en septembre 2021.
Produits d'hygiène dans un rayon de supermarché à Paris en septembre 2021.

Des approches hybrides, consistant à synthétiser des molécules partiellement biodégradables et moins agressives que les détergents chimiques, ont déjà permis de remplacer à hauteur de quelques pourcents les savons d’origine pétrochimique dans des formulations commerciales. La tendance à développer des « savons verts » s’est néanmoins fortement accentuée ces dernières années, avec la (re)découverte d’une catégorie de molécules amphiphiles d’origine entièrement biologique. Connue sous le nom de biotensioactifs, cette famille de molécules est produite par simple fermentation d’huiles végétales et de sucres, par exemple l’huile de colza et le glucose. Certains microorganismes comme des levures, des bactéries ou des champignons sont ainsi capables de produire des quantités importantes de molécules amphiphiles aux propriétés détergentes. Issue d’une chimie verte, ces savons naturels possèdent de nombreux avantages par rapport à leurs homologues synthétiques. Tout d’abord, ils sont soit neutres soit faiblement chargés, ce qui les rend moins agressifs vis-à-vis des protéines et limite le risque de processus inflammatoires ou dégénératifs2

Parfaitement biocompatibles, car constitués d’un sucre et d’une huile végétale, ces biotensioactifs se dégradent en milieu acide ou sous l’action d’enzymes. L’origine biosourcée permet ensuite de mettre en place une filière de recyclage de produits dérivés de la biomasse pour leur production à grande échelle. Ces molécules sont enfin extrêmement versatiles. Selon les conditions d’emploi (température, pH, dureté de l’eau), elles peuvent avoir un effet détergent, mais aussi antibactérien, stabilisant, gélifiant, d’émulsifiants ou encore d’agents d’encapsulation et relargage, et bien plus3. Un nombre restreint de telles molécules pourrait donc remplacer une large gamme de molécules synthétiques polluantes.
 
Utopie ou chimie verte de demain ?
Des acteurs majeurs de l’industrie chimique ont commencé à ouvrir leurs sites de production à des expériences pilotes de fabrication de biotensioactifs4,5. De nombreuses autres petites et moyennes entreprises œuvrent déjà dans le secteur à une échelle plus modeste. Si des faibles rendements, des puretés variables d’un procédé à l’autre et des problèmes de coût limitent le nombre de composés commercialement disponibles, une tendance positive est bel et bien lancée. Dès lors qu’un moratoire sur les détergents d’origine pétrochimique sera accordé, les derniers efforts en recherche et développement nécessaires pour rendre ces biotensioactifs compétitifs par rapport aux composés synthétiques devraient s’accélérer. L’utilisation massive des biotensioactifs pourrait dès lors se généraliser en l’espace de quelques années seulement. ♦

Niki Baccile est chargé de recherche au CNRS, au Laboratoire de chimie de la matière condensée de Paris (CNRS/Sorbonne Université/Collège de France).

 
Notes