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De quels secrets les ténèbres des profondeurs océaniques sont-elles les gardiennes ? Si les romanciers, les conteurs et les rêveurs de tous les âges se sont largement appliqués à peupler ces contrées inconnues de sirènes, kraken, et autres créatures de légende, les sciences n’ont entrepris que très tardivement de percer leurs mystères. En 1840, le naturaliste britannique Edward Forbes allait même jusqu’à faire la supposition que, passés les 600 mètres et jusqu’au plus profond des mers, aucune vie n’était possible. Quelques décennies plus tard, l’expédition Challenger, première expédition centrée sur l’étude du milieu profond, désavouait cette théorie de la zone azoïque. Depuis lors, les explorations se sont multipliées, mais le milieu profond reste l’un des systèmes les moins étudiés de l’océan. Le temps d’une interview, Christian Tamburini, directeur de recherche à l'Institut Méditerranéen d'Océanologie, nous invite à plonger dans ces eaux obscures.
Sous l’océan
La belle couleur bleue de l’océan ne s’admire qu’en surface, en zone euphotique. Entre 0 et 200 mètres de profondeur, la lumière du soleil pénètre à travers l’eau, permettant notamment le développement du phytoplancton. Absorbant une partie du dioxyde de carbone présent dans l’atmosphère et rejetant de l’oxygène, ces végétaux microscopiques en suspension dans l’eau sont un élément essentiel du mécanisme d’échange gazeux entre l’océan et l’atmosphère. S’ils ne sont pas consommés par de plus gros organismes au cours de leur vie dans les eaux de surface, ils finissent, à leur mort, par tomber le long de la colonne d’eau pour s’enfoncer dans les profondeurs océaniques.
Prenez une grande inspiration, nous voici à présent en zone mésopélagique. Entre 200 et 1000 mètres de profondeur, la lumière décroît peu à peu jusqu’à l’obscurité totale. Les résidus de phytoplancton, les pelotes fécales et les dépouilles des organismes de surface tombent comme une neige fantomatique au milieu de ce tableau en clair-obscur, faisant le bonheur des quelques bactéries et poissons qui croisent leur route.
Il vous reste un peu d’oxygène ? Quelques kilomètres plus bas, entre 1000 et 4000 mètres de profondeur, s’étend la zone bathypélagique. Les flocons de carbone organique qui n’ont pas servi de collation aux habitants des étages supérieurs continuent leur lente descente vers les fonds marins. Leur périple s’achèvera lorsqu’ils atteindront la zone abyssale, plus bas encore, où ils seront stockés parmi les sédiments. Seul 1% de cette neige marine traversant la colonne d’eau atteint le fond des océans, séquestrant le carbone pompé en surface.
Ainsi, si notre imaginaire collectif nous pousse d’office à associer les abysses à l’océan profond, ce terme recouvre en réalité un espace beaucoup plus large ! En pratique, on parle d’océan profond dès que l’on passe sous la barre des 1000 mètres, voire celle des 200 mètres. Il s’agit surtout de distinguer la zone de l’océan où la productivité est maximale – la zone de surface – de l’immensité restante – l’océan profond.
Lumière sur la zone crépusculaire
Ce vaste milieu profond est l’un des systèmes les moins étudiés de l’océan. Si les eaux de surface sont effectivement le lieu d’une activité importante, notamment grâce à l’énergie solaire qui permet la production primaire photosynthétique, les profondeurs océaniques sont elles aussi le théâtre de nombreux phénomènes, ainsi que nous avons pu le constater au cours de notre périple subaquatique. Les processus de minéralisation qui transforment le carbone organique produit en surface en carbone inorganique s’y déroulent sur des échelles de temps longues et sont plus difficiles à mesurer. Mais leur importance au sein du système océanique n’est pas moins grande !
La bonne connaissance de ces mécanismes est d’autant plus nécessaire que le changement climatique aura sur eux des conséquences pour l’instant difficilement mesurables. Les émissions de gaz carbonique produites en excès par l’activité humaine continuent d’être, pour partie, absorbées par la biosphère océanique. Aujourd’hui, nous ne sommes pas encore capables de déterminer les conséquences qu’aura cette absorption massive de carbone par les océans. Il faudrait pour cela disposer d’une connaissance très précise du processus de minéralisation du carbone tout au long de la colonne d’eau. Or, les chercheurs ne parviennent pas à bien quantifier les flux mesurés en zone mésopélagique. Celle qui, en anglais, porte le nom de Twilight Zone, en référence à la mythique série fantastique américaine La Quatrième Dimension, renferme encore bien des mystères.
Parmi les recherches en cours, les scientifiques se questionnent sur l’impact que pourrait avoir la bioluminescence – capacité à produire et à émettre de la lumière – dans ce processus. Le poisson-lanterne, emblématique créature des abysses, est loin d’être le seul être vivant à posséder cette faculté surprenante ! Le long de la colonne d’eau, 75% des organismes seraient capables de produire de la lumière, pour attirer à eux des proies et des partenaires, ou encore pour se défendre. Parmi eux, il a été découvert que certaines bactéries bioluminescentes s’accrochaient à la neige marine qui coule le long de la colonne d’eau. Bien plus facile à repérer au cœur de l’obscurité sous-marine, cette neige lumineuse serait ainsi consommée de manière plus importante que ce que l’on avait estimé jusque-là, ce qui aurait une incidence non négligeable sur les flux de carbone mesurés en zone mésopélagique. La question reste en suspens : il faut continuer les recherches pour mieux comprendre l’influence de la biodiversité sur les flux mesurés.
La pêche aux données est ouverte !
L’intérêt de la science pour le milieu profond est assez récent : depuis quelques décennies à peine, les chercheurs examinent avec plus d’attention cette immensité trop longtemps laissée en marge de leurs questionnements. La recherche autour de ces enjeux est en pleine structuration. L’étendue de ce qu’il reste à découvrir donne le vertige : les fonds marins sont moins bien connus que le sol lunaire !
Ce défaut de connaissance est en partie imputable à la difficulté technique que représente l’étude du milieu profond. Au fur et à mesure que l’on descend le long de la colonne d’eau, la température diminue, la pression hydrostatique augmente… À 3800 mètres de profondeur, la pression est de 380 bars, c’est-à-dire 380 fois la pression de surface ! Il faut disposer d’instruments qui supportent de telles conditions. Par ailleurs, l’étude du milieu profond demande un temps et une organisation plus importante que l’étude de l’océan de surface : il faut moins d’une heure pour réaliser un prélèvement à 200 mètres de profondeur, quand un prélèvement à 3000 mètres de profondeur demandera trois heures de temps. Les campagnes en milieu profond permettent donc d’obtenir une quantité plus réduite d’information, les chercheurs passant plus de temps à réaliser chaque prélèvement. A ce titre, l’enjeu principal de la recherche dans ce domaine est le développement d’instruments d’observation plus performants, le déploiement de capteurs à travers les océans, la mise en place d’observatoires profonds pour mesurer les paramètres hydrologiques, biogéochimiques (y compris la concentration en oxygène et le pH des océans), la diversité et les activités biologiques.
L’enjeu est de taille ! Si on veut protéger l’océan, il faut d’abord l’observer, le comprendre. On ne peut le considérer uniquement au regard de sa surface ! Pour comprendre ce qui se passe en zone de surface, il est nécessaire d’en savoir plus sur les zones mésopélagique, bathypélagique et abyssale, et inversement. Sous l’effet des courants marins, les eaux de surface et les eaux profondes se mélangent, brassant minéraux et matières organiques dans l’immensité océanique. Le changement climatique pourrait modifier ces courants, ce qui rend leur étude d’autant plus nécessaire. Malheureusement, les chercheurs ne disposent pour l’instant que de très peu de données issues des profondeurs océaniques. Les modèles sur lesquels ils s’appuient pour travailler sont principalement alimentés de données de surface, ne permettant qu’une compréhension partielle du système océanique. La pêche aux données est ouverte !
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du journal CNRS