Attentats, conflits : nos mémoires sélectives
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Attentats, conflits : nos mémoires sélectives
En 2015, la France traversait l’une des plus lourdes séquences terroristes de son histoire. Les attaques du mois de janvier (le 7 contre Charlie Hebdo, le 8 à Montrouge et le 9 à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris), puis les attentats du 13 novembre [6] à Saint-Denis (au Stade de France) et à Paris (au Bataclan, et dans des cafés-restaurants des 10e et 11e arrondissements), avec la mort de 130 personnes, provoquaient une onde de choc. Dix-huit mois plus tard, le 14 juillet 2016, une attaque terroriste au camion-bélier, à Nice, traumatisait une nouvelle fois la population.
Dix ans après, où en est-on du travail de mémoire ? « En donnant la parole aux victimes pour raconter leur histoire, avec leurs représentants, le procès des attentats du 13 novembre (procès qui s’est tenu entre septembre 2021 et mai 2022, Ndlr) a marqué une étape majeure, rappelle la sociologue et politiste Sarah Gensburger1. Les débats, intégralement filmés, sont désormais conservés aux Archives nationales. »
Dès le lendemain des événements, le sociologue Gérôme Truc2, codirecteur avec la chercheuse du livre Les Mémoriaux du 13 novembre3, alertait déjà la Mairie de Paris sur la nécessité de garder trace des réactions de la société face à l’épreuve. Bougies, fleurs, messages manuscrits : dans plusieurs endroits de la ville, des mémoriaux éphémères étaient constitués.
Un esprit de concorde nationale
Fruit d’une collaboration inédite entre les chercheurs et les Archives de Paris, une campagne photographique systématique était lancée, et des collectes, associant les éboueurs au tri, étaient organisées. Quelque 7700 documents ont ainsi été classés, numérisés et inventoriés4, tandis que certains objets entraient dans les collections du Musée Carnavalet. En analysant le contenu des messages écrits, le chercheur a pu constater qu’ils avaient été rédigés dans un esprit de solidarité et de concorde nationale prônant « paix et amour » plutôt que « liberté, égalité, fraternité ».
« Les terroristes nous tendent un piège visant à nous affaiblir. Comprendre ce qui se passe dans la société à ces moments-là où, pendant neuf à dix mois, elle entre en surrégime et en effervescence, avec des risques de dérapage, peut aider à mieux résister, estime Gérôme Truc. Les connaissances produites par les sciences sociales et leur diffusion participent de la lucidité et de la résilience collective. »
Un souvenir contrasté
Avec le temps, le contour des événements, aussi traumatiques soient-ils, s’estompe. Et les individus ne les gardent pas forcément en mémoire, même si le souvenir de ces événements est entretenu par des hommages et des commémorations.
« Selon les sondages réalisés par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) dans le cadre du Programme de recherche 13 novembre5, les gens retiennent d’abord de cette vague d’attentats le Bataclan. Les associations de victimes critiquent d’ailleurs les journalistes ou dirigeants politiques qui parlent “des attentats du Bataclan” ou ”des attentats de Charlie Hebdo”, en omettant de citer les attaques de Montrouge ou de l’Hyper Cacher. Ce qui occulte la dimension antisémite des crimes d’Amedy Coulibaly6 », résume Gérôme Truc.
Le sociologue pointe en outre le filtre déterminant des médias dans la perception des attaques pour les personnes qui ne comptaient pas de proches concernés (soit touchés, soit connaissant quelqu’un qui a été touché) dans leur entourage. « Le 13 novembre a été surmédiatisé parce qu’il a eu lieu à Paris et que les victimes, plutôt CSP+7, savaient très bien s’exprimer. Les rescapés du Bataclan ont ainsi publié nombre de témoignages, de Vous n’aurez pas ma haine8, le best-seller du journaliste Antoine Leiris (dont l’épouse a été tuée au Bataclan), à Vivre après le Bataclan9, d’Arthur Dénouveaux, polytechnicien et président de l’association Life for Paris. L’attentat de Nice, qui fit 86 morts le jour de la fête nationale, dans la torpeur de l’été, dont les victimes étaient issues de milieux plus populaires, n’a pas bénéficié de la même couverture. Et les messages déposés exprimaient de la colère, adressée aux terroristes, mais aussi aux pouvoirs publics pour leur incurie malgré l’état d’urgence déclaré. »
Une mémoire collective « instable »
Une décennie plus tard, les enquêtes du Crédoc dans le cadre du Programme de recherche 13 novembre révèlent en tout cas la dimension sociale et politique du rapport mémoriel aux attentats. Ainsi, plus on est éduqué et urbain, plus le souvenir de ces attaques terroristes, auxquelles on accorde plus d’importance, reste fort, alors qu’il tend à décliner dans les zones rurales et d’exclusion sociale.
« Si la mémoire collective peut s’entendre comme une forme de culture du passé [11] – la référence au Bataclan a fini par désigner toutes les attaques du 13 novembre –, en sociologie, elle recouvre des réalités différentes selon les individus », avance Sarah Gensburger, autrice avec Sandrine Lefranc de La Mémoire collective en question(s)10.
Quelles leçons tirer des attentats ? Celles-ci divergent notamment selon le positionnement politique. La grande majorité des sondés associe le terrorisme [13]au djihadisme. Mais ceux se situant à droite imputent cette vague de violence à l’immigration et au laxisme, quand ceux positionnés à gauche l’attribuent aux inégalités sociales, au déclin d’un État-providence dans l’incapacité de les réduire et à la crise de l’éducation.
« Instable, la mémoire collective émerge au croisement des mémoires individuelles qui naissent, elles, du contexte du rappel du passé et des interactions sociales de ceux qui se souviennent, souligne la chercheuse. Comme l’a énoncé le sociologue Maurice Halbwachs, c’est une question de point de vue [11]. »
L’émergence de lieux de mémoire
Le dixième anniversaire des attentats marque une nouvelle étape, comme le signale la dissolution programmée de l’association Life For Paris, dont les archives ont vocation à être versées aux Archives nationales. L’inauguration du jardin mémoriel créé à l’initiative de la Ville de Paris sur la place Saint-Gervais, à l’arrière de l’Hôtel de Ville, inscrit aussi de façon pérenne le souvenir de ces tragédies sur le territoire parisien, en plus des plaques placées dès 2016 sur les lieux visés.
Sarah Gensburger a, à l’origine, accompagné le processus mémoriel des victimes qui ont été associées à la création de ce jardin. « Il s’agissait de répondre aux besoins différents des deux principales associations. 13Onze15 : Fraternité et Vérité, qui réunit plutôt des familles et parents de jeunes adultes morts dans les attentats, souhaitait un lieu de deuil et de recueillement, quand Life for Paris, collectif plutôt de jeunes rescapés du Bataclan, aspirait à célébrer la vie et la résilience. En écho à la végétalisation de la ville, l’idée de ce jardin, tout à la fois havre d’apaisement en retrait et symbole de renaissance, a pu réconcilier leurs attentes. » Les noms des 130 victimes figurent sur des stèles cartographiées représentant les lieux touchés.
Mémoire, histoire et sociologie
Comment, dès lors, appréhender une ou des mémoire(s) collective(s), en constante évolution ? Majoritaire en France, au départ, l’approche historienne les pense d’abord en termes de narration, de grand récit partagé. Cette approche structure aujourd’hui les politiques mémorielles, destinées à transmettre l’histoire et à la rendre lisible, mais aussi et surtout depuis les années 1990, à éduquer les citoyens en leur inculquant des valeurs démocratiques et de tolérance (une ambition étatique dont relève aussi la panthéonisation, acte autant symbolique que politique, pour ancrer l’héritage d’une personnalité dans la mémoire nationale). La sociologie se penche davantage sur la manière dont les sociétés se souviennent et s’approprient le passé pour l’interpréter et le conjuguer au présent.
« La première conception s’intéresse peu à ce que les gens pensent et font des politiques de mémoire, alors que la seconde s’interroge sur le sens qu’ils leur donnent et les effets qu’elles produisent sur eux », explique Sarah Gensburger. Souvent, les politiques publiques distinguent des catégories de population qui auraient plus besoin d’être confrontées à la mémoire historique de certains faits.
Par exemple, elles vont inciter les élèves du réseau d’éducation prioritaire – supposés être plus sensibles à l’antisémitisme, car souvent originaires de pays arabes – à visiter des expositions sur la Seconde Guerre mondiale. Mais, en procédant de la sorte, elles prennent le risque de stigmatiser ces populations et de renforcer des stéréotypes. Alors même que les études montrent que l’antisémitisme n’est pas propre à ces espaces sociaux !
« De même, comme l’ont notamment montré les travaux de Sébastien Ledoux sur les minutes de silence qui ont suivi les attentats de 2015, il y a une contradiction à demander aux élèves une émotion individuelle, mais normée, poursuit la chercheuse. Dans différents établissements, des collégiens ou lycéens ont refusé de respecter cette minute de silence. Le fait que les médias se soient à l’époque focalisés sur ces “débordements” doit être interrogé. Car, quand on prend un peu de recul, on voit en réalité que ces moments restent très suivis. »
Statues déboulonnées
Encadrés ou non par l’État, les champs de la mémoire ne cessent de s’étendre, s’imposant désormais comme un vaste secteur d’activité à part entière, du tourisme de mémoire aux « projets de mémoire » déployés dans le cadre de la politique de la ville. La désindustrialisation, par exemple, a fait l’objet d’une mémorialisation en France et en Europe, avec collecte de témoignages, et d’une patrimonialisation du passé industriel, générant tout un marché économique (livres, musées, commémorations, etc.).
Suscitant le débat à travers le monde, le phénomène de « dé-commémoration »11 (avec le déboulonnage spectaculaire de statues ou la débaptisation de rues), qui n’est pourtant pas propre à la période contemporaine, interroge de même la place du passé dans l’espace public. Ce débat manifeste non seulement des demandes sociales nouvelles, mais également le fait que les collectivités locales, en France comme ailleurs, ont aujourd’hui des services dédiés à la « mémoire » et à « l’histoire ».
« C’est pour cela que, avec Jenny Wüstenberg, nous avons forgé le terme de “dé-commémoration”, précise Sarah Gensburger, pour souligner que transformer en profondeur les traces du passé dans l’espace public, c’est toujours une forme de commémoration, invitant d’ailleurs à s’intéresser autant à ce qu’on efface qu’à ce par quoi on le remplace, au risque sinon de conduire à une dépolitisation des enjeux qu’il s’agit pourtant de porter au niveau politique. »
Aux États-Unis, dans la ville de Tulsa (Oklahoma), la Brady Street, nommée d’après Wyatt Tate Brady, responsable en 1921 d’un des pires massacres d’Afro-Américains qu’ait connu le pays, a ainsi été rebaptisée Reconciliation Way : « Ici, le registre de la réconciliation a tout dépolitisé et effacé, supprimant le problème et sa solution ».
À l’inverse, en France, Bordeaux, ancien grand port négrier, a produit un travail collectif au long cours, avec des associations et des experts, pour mettre en lumière son passé lié à l’esclavage. Entre autres initiatives, la ville a posé des plaques explicatives dans des rues portant le nom de figures bordelaises ayant participé à la traite atlantique – mais qui sont aussi à l’origine de sa splendeur architecturale. Œuvre de l’artiste haïtien Filipo (Woodly Caymitte), une statue de l’esclave Modeste Testas et un jardin pédagogique de la Mémoire aménagé dans le parc botanique de la ville, avec des plantes importées dans les caisses de la traite négrière, ont été inaugurés.
Mémoires rivales ?
Cette diffusion des pratiques et cette multiplication des acteurs témoignent de l’avènement d’une société de la mémoire. En France, cependant, cette inflation n’en finit pas de nourrir la controverse, au motif qu’un affrontement de mémoires rivales accélérerait la fragmentation de la Nation.
« L’État se pose en arbitre de cette prétendue "concurrence mémorielle" – une métaphore économique qui n’est pas neutre – pour réaffirmer sa légitimité, observe la sociologue. Mais, à travers les politiques publiques, il est en réalité un opérateur central de ce phénomène, qu’il fait mine de déplorer. »
L’ambitieux projet de Musée-mémorial du terrorisme, porteur d’une « mémoire citoyenne » [16], constitue une parfaite illustration de cette dynamique de coproduction entre administration, gouvernement et acteurs de la société civile, au premier rang desquels les associations de victimes. Voulu par le président Emmanuel Macron, le Musée-mémorial du terrorisme, destiné à rendre hommage à toutes celles et tous ceux qui ont été frappés par le terrorisme dans toutes ses formes, sera finalement installé dans une caserne du 13e arrondissement de Paris. Il est un exemple de travail commun pour construire une institution mémorielle.
Positionnements partisans
À l’inverse, les groupes en quête de reconnaissance d’histoires particulières, par exemple ceux qui défendent la mémoire de l’esclavage [17], ou ceux qui portent celle de la Shoah [18], sont souvent soupçonnés de menacer l’unité nationale. Mais qui oppose ces mémoires et pourquoi ?
En 202312, l’institut de sondage Ipsos a demandé aux personnes interrogées pour le « Baromètre racisme »13 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) si elles avaient le sentiment que l’on parlait « pas assez », « trop » ou « ce qu’il faut » respectivement de l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ; de l’extermination des Tziganes et des Roms [19]à la même période ; et des traites négrières et de l’esclavage des Noirs. « Ceux qui convoquent une logique concurrentielle entre les trois sont en grande majorité des hommes, proches des LR et du RN, commente Sarah Gensburger. À gauche, hormis une petite frange de LFI, on ne met pas ces mémoires en rivalité. Les centristes et les classes moyennes estiment qu’on parle juste ce qu’il faut des trois, ce qui peut être interprété pour une part comme de l’indifférence. »
La chercheuse le constate : il est décidément difficile, sur ces différentes questions relatives à la mémoire, de faire abstraction des catégories sociales et, encore plus, des positionnements partisans.
Consultez aussi
Comment la société réagit-elle face aux attentats ? [20]
« Préserver le débat démocratique contre la haine et le mensonge » [21]
- 1. Directrice de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations (CSO, unité CNRS/Sciences Po Paris). Sara Gensburger est notamment l’autrice de « Qui pose les questions mémorielles ? » (CNRS Éditions, 2023).
- 2. Chargé de recherche CNRS à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP, unité CNRS/Université Paris Nanterre/ENS Paris-Saclay), Gérôme Truc est notamment l’auteur de « Sidérations, une sociologie des attentats » (Puf, 2016).
- 3. Éditions de l’EHESS, 2020. Voir : https://www.ehess.fr/fr/ouvrage/m [22]émoriaux-13-novembre
- 4. Voir « Hommages aux victimes des attentats de 2015 » : https://tinyurl.com/2015attentats [23]
- 5. Voir : https://www.memoire13novembre.fr/ [24]
- 6. Amédy Coulibaly est l’auteur de la fusillade de Montrouge (8 janvier 2015), dans laquelle une jeune policière a été tuée, et de la prise d'otage de la supérette Hyper Cacher (9 janvier 2015), porte de Vincennes, à Paris, qui a coûté la vie à quatre personnes, et à l’issue de laquelle Amedy Coulibaly a été abattu.
- 7. CSP+ : catégories socio-professionnelles les plus favorisées.
- 8. Éditions Fayard, 2016 : https://www.fayard.fr/livre/vous-naurez-pas-ma-haine-9782213701295/ [25]
- 9. Éditions du Cerf, 2025 : https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/21007/Vivre-apres-le-Bataclan [26]
- 10. Puf, 2023 : https://www.puf.com/la-memoire-collective-en-questions [27]
- 11. « Dé-comémoration – Quand le monde déboulonne des statues et renomme des rues », Sarah Gensburger et Jenny Wüstenberg (dir.), Fayard, 2023. Carole Lemée y est l’autrice d’un chapitre sur la ville de Bordeaux.
- 12. Sarah Gensburger et Benoit Tudoux, « Au-delà de la concurrence des mémoires. Une réanalyse de l’enquête Baromètre racisme 2021 de la CNCDH », Revue française de science politique, 2024, n°74, p. 197-226 : https://doi.org/10.3917/rfsp.742.0197 [28]
- 13. Voir l’ensemble des résultats sur https://tinyurl.com/barometre-racisme [29]









