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« Préserver le débat démocratique contre la haine et le mensonge »

« Préserver le débat démocratique contre la haine et le mensonge »

07.01.2025, par
Temps de lecture : 13 minutes
République 11 janvier 2015 à Paris © Stéphane Mahé / Reuters
À Paris, le 11 janvier 2015, lors de la marche en hommage aux victimes des attentats, des manifestants se hissent sur le Monument à la République.
À l’occasion des dix ans de l’attentat contre « Charlie Hebdo », le juriste Thomas Hochmann souligne la difficulté à défendre une régulation de la liberté d’expression qui ne soit pas assimilée à de la censure, notamment dans les médias.

Qu’est-ce que le blasphème ?
Thomas Hochmann1 :
Le mot est souvent utilisé pour désigner un discours hostile ou irrespectueux envers un dogme, une personne ou un objet vénéré par les fidèles d’une religion. L’interdiction du blasphème a des racines très anciennes. Dans la Grèce antique, le manque de respect envers les dieux pouvait conduire à la mort. C’était un des reproches adressés à Socrate lors de son procès. Dans la Bible (livre du Lévitique), il est dit que « celui qui blasphémera le nom de l’Éternel sera puni de mort : toute l’assemblée le lapidera ». En Europe, le blasphème est puni de la peine de mort jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. En France, certains cas ont marqué les esprits, comme celui du jeune chevalier de La Barre, décapité en 1766 pour avoir tailladé un crucifix et ne pas s’être découvert devant une procession religieuse. Cette exécution bouleversa l’Europe et scandalisa notamment Voltaire.
 

Illustration par Frid’Rick © Patrice Cartier / Bridgeman Images
Dernière victime de l’Inquisition en France, le chevalier de La Barre fut torturé et brûlé pour n’avoir pas salué une procession, et ses cendres furent jetées au vent. Son supplice est ici illustré par Frid’Rick dans « Calotte et calotins, histoire illustrée du clergé et des congrégations », de Léo Taxil (Librairie anticléricale, 1880).
Illustration par Frid’Rick © Patrice Cartier / Bridgeman Images
Dernière victime de l’Inquisition en France, le chevalier de La Barre fut torturé et brûlé pour n’avoir pas salué une procession, et ses cendres furent jetées au vent. Son supplice est ici illustré par Frid’Rick dans « Calotte et calotins, histoire illustrée du clergé et des congrégations », de Léo Taxil (Librairie anticléricale, 1880).

Quand le délit de blasphème est-il supprimé ?
T. H. L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». Le Code pénal de 1791 ne contient aucune infraction de blasphème. Sous la Restauration, en 1819, le législateur fait un pas en arrière et introduit un délit d’outrage à la morale publique et religieuse, qui permettra par exemple de condamner Pierre-Joseph Proudhon pour un livre où il parlait de l’« inutilité » de Dieu. L’adoption de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 supprime cette disposition. Quelques jugements interviendront au XXe siècle contre des affiches accusées de blesser les sentiments religieux, mais il s’agit d’affaires isolées et révolues.

Quelle est la situation dans les autres pays ?
T. H.
La Cour européenne des droits de l’homme n’exige pas de réprimer l’atteinte aux convictions religieuses, mais elle accepte qu’un État fasse ce choix. De nos jours, cependant, les États européens qui connaissent encore une loi contre le blasphème ne l’appliquent presque jamais, même si les rares procès font grand bruit. Une tendance très marquée à l’abrogation de ces lois est perceptible en Europe. En revanche, le blasphème est puni dans la plupart des pays musulmans (Algérie, Égypte, Iran, etc.), mais aussi en Inde ou en Birmanie.
 

Speakers’ corner, Londres © Alex MacNaughton / Alamy / Photo12
Le Speakers’ Corner, dans le nord-est de Hyde Park, à Londres, est un lieu traditionnel où les gens se rendent pour exprimer leur point de vue, le plus souvent politique ou religieux.
Speakers’ corner, Londres © Alex MacNaughton / Alamy / Photo12
Le Speakers’ Corner, dans le nord-est de Hyde Park, à Londres, est un lieu traditionnel où les gens se rendent pour exprimer leur point de vue, le plus souvent politique ou religieux.

Le clivage entre les sociétés qui tolèrent le blasphème et celles qui le répriment durement s’est exprimé aux Nations unies tout au long des années 2000 – le Pakistan, notamment, poussant à l’adoption de résolutions condamnant « la diffamation des religions ». Mais cette formulation fut abandonnée au profit d’un texte adopté en 2011 qui condamne « l’incitation à la haine contre des personnes en raison de leur religion ».

La distinction entre blasphème et discours de haine est devenue une question centrale ?
T. H.
Oui, on l’a bien vu lors du procès intenté en 2007 par des associations musulmanes contre le magazine Charlie Hebdo pour la publication de caricatures. Ces dessins enfreignaient peut-être le dogme de l’islam, qui impose de ne pas représenter le Prophète, ils choquaient sans doute certains musulmans, mais ils n’étaient pas dirigés contre les musulmans. Un point crucial portait sur la couverture de ce numéro de Charlie Hebdo. Un dessin de Cabu représentait Mahomet qui se cachait le visage, pleurait et se lamentait : « C’est dur d’être aimé par des cons… ». Cabu avait pris soin d’inscrire un titre qui empiétait sur le dessin et ne pouvait donc en être séparé : « Mahomet débordé par les intégristes ».

Le tribunal souligna que le terme injurieux ne visait dès lors que les intégristes, lesquels « ne peuvent se confondre avec l’ensemble des musulmans, la une de l’hebdomadaire ne se comprenant que si ce terme désigne les plus fondamentalistes d’entre eux qui, par leur extrémisme, amènent le Prophète au désespoir en constatant le dévoiement de son message ». Les personnes visées par le dessin ne l’étaient pas en tant que musulmanes, mais en tant qu’intégristes.
 

manifestation © Xavier Popy / Réa
Manifestation de catholiques traditionalistes organisée par Civitas, le 12 décembre 2011, à Paris, pour dénoncer la « christianophobie ». Ils protestaient contre la pièce de théâtre de Rodrigo García, « Golgota Picnic ».
manifestation © Xavier Popy / Réa
Manifestation de catholiques traditionalistes organisée par Civitas, le 12 décembre 2011, à Paris, pour dénoncer la « christianophobie ». Ils protestaient contre la pièce de théâtre de Rodrigo García, « Golgota Picnic ».

Le droit français permet en revanche de réprimer l’injure, la diffamation et la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence quand elles sont dirigées contre une personne ou un groupe de personnes à raison de leur religion. C’est pour cette raison que le polémiste Éric Zemmour a été poursuivi en justice à de multiples reprises pour ses propos qui qualifient les immigrés musulmans de « colonisateurs », de « criminels » ou de « terroristes ». Il est crucial de bien distinguer entre, d’un côté, l’irrespect d’un dogme ou la critique des intégristes et, de l’autre, l’attaque dirigée contre les musulmans en raison de leur religion.

Aux États-Unis, le régime de la liberté d’expression est très différent. L’idée principale est que l’État ne peut pas intervenir pour réprimer des opinions.

Qu’en est-il aux États-Unis ?
T. H.
Aux États-Unis, le régime de la liberté d’expression est très différent. L’idée principale est que l’État ne peut pas intervenir pour réprimer des opinions ou punir des propos parce qu’ils blesseraient des individus. Ainsi, les propos qui offensent les croyants ne peuvent pas être punis, mais les discours de haine non plus. Des néonazis ont été autorisés à défiler en uniforme dans une ville peuplée majoritairement de juifs ; une secte homophobe a pu hurler des horreurs à proximité des enterrements de soldats américains…

Une formule de la Cour européenne des droits de l’homme est souvent citée : la liberté d’expression protège les propos qui « heurtent, choquent ou inquiètent ». Mais cette description correspond mieux au droit des États-Unis ! La protection n’y est pas absolue, mais les cas où il est permis de limiter l’expression sont très étroitement délimités, par exemple lorsque les propos font naître un danger manifeste et imminent de violation de la loi.

Il faut néanmoins souligner que ce régime, rattaché au premier amendement à la Constitution, ne s’adresse qu’aux pouvoirs publics. Les personnes privées (les individus, les sociétés…) ont parfaitement le droit de restreindre l’expression d’autrui. C’est ainsi que Twitter a pu supprimer le compte de Donald Trump après l’attaque du Capitole : les personnes privées ne sont pas tenues de respecter la liberté d’expression. La possibilité d’encadrer davantage les pouvoirs des réseaux sociaux est très discutée aujourd’hui aux États-Unis, comme ailleurs dans le monde.

© Joshua Roberts / Illustration / Reuters
Dans la salle de presse de la Maison Blanche, un smartphone affiche le compte Twitter de Donald Trump, suspendu au lendemain de l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021.
© Joshua Roberts / Illustration / Reuters
Dans la salle de presse de la Maison Blanche, un smartphone affiche le compte Twitter de Donald Trump, suspendu au lendemain de l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021.

En Europe, le Digital Services Act (règlement sur les services numériques) a été adopté en 2022. Il vise à mieux encadrer l’activité de ces plateformes et, notamment, à les pousser à supprimer les contenus illégaux sans restreindre excessivement la liberté d’expression. Au sein de la chaire Colibex, cette question est en particulier approfondie par Pauline Trouillard2.

En France, la liberté d’expression est encadrée également sur les chaînes de télévision ?
T. H.
Les médias audiovisuels sont soumis à certaines obligations, prévues notamment dans la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication ainsi que dans les conventions que les chaînes privées doivent signer pour obtenir l’autorisation d’émettre. Il leur est notamment interdit de diffuser des incitations à la haine ou à la violence. Elles doivent promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité, assurer l’honnêteté et l’indépendance de l’information, et respecter le pluralisme de l’expression des courants de pensée et d’opinion. Le respect de ces obligations est contrôlé par une autorité indépendante – autrefois le CSA, aujourd’hui l’Arcom.

La liberté d’expression est mise à l’épreuve par l’apparition de chaînes qui ne font entendre qu’un « courant d’opinion » particulier et ne reculent pas toujours devant la provocation à la haine (…).

Ce système est actuellement mis à l’épreuve par l’apparition de chaînes qui ne font entendre qu’un « courant d’opinion » particulier et ne reculent pas toujours devant la provocation à la haine ou la manipulation des faits. Les chaînes C8 et CNews ont fait l’objet de très nombreuses réprimandes et sanctions par l’Arcom3, sans que cela paraisse infléchir leur comportement. Les simples avertissements et les amendes, d’un montant dérisoire au vu de la capacité financière des sociétés concernées, ne semblent pas efficaces.

L’Arcom est récemment passé à la vitesse supérieure, en annonçant ne pas renouveler en 2025 l’autorisation d’émettre de C8 et en prononçant une sanction4 de 3,5 millions d’euros en raison d’une séquence où l’animateur vedette de la chaîne avait copieusement insulté un député pendant près de dix minutes.

Pourquoi avoir écarté la candidature de C8, mais retenu celle de CNews ?
T. H.
Effectivement, CNews n’est pas plus respectueuse de ses obligations que C8. Pour ne prendre que quelques exemples récents, l’Arcom a sanctionné cette chaîne pour des propos tenus à l’antenne par des intervenants qui s’interrogeaient sur le lien entre l’immigration et la prolifération des punaises de lit, qui affirmaient que le ghetto de Varsovie « était un lieu fait pour préserver du typhus », ou encore qui qualifiaient les migrants mineurs isolés de « voleurs », d’« assassins » et de « violeurs »5. Juridiquement, le non-renouvellement ou le retrait de l’autorisation d’émettre paraissent parfaitement défendables.

La marche républicaine du 11 janvier 2015 © Charles Platiau / Reuters
Après le massacre à « Charlie Hebdo », l’assassinat d’une policière à Montrouge et la prise d’otages au supermarché Hyper Cacher de la porte de Vincennes, la marche républicaine du 11 janvier 2015 réunit à Paris des millions de citoyens et des dizaines de dirigeants français et étrangers.
La marche républicaine du 11 janvier 2015 © Charles Platiau / Reuters
Après le massacre à « Charlie Hebdo », l’assassinat d’une policière à Montrouge et la prise d’otages au supermarché Hyper Cacher de la porte de Vincennes, la marche républicaine du 11 janvier 2015 réunit à Paris des millions de citoyens et des dizaines de dirigeants français et étrangers.

Néanmoins, il ne s’agit pas de décisions faciles à prendre pour l’Arcom. Nul n’a envie de passer pour un « censeur ». Ceux qui défendent CNews invoquent de manière très efficace la « liberté d’expression » contre tout effort de régulation. En réalité, la liberté d’expression n’est pas une liberté de propager la haine ou le mensonge, mais la rhétorique du « on ne peut plus rien dire » s’efforce de le faire oublier. Les réactions indignées contre un timide arrêt du Conseil d’État de 2024 sur le pluralisme des courants d’opinion6 sont très révélatrices. Le juge ne faisait que rappeler la loi, mais on a parlé sur certains médias de dictature, de guillotine, et même de l’affaire Dreyfus ! Cela est très intimidant. Il y a aussi sans doute d’autres raisons – par exemple, un chantage économique, qui lie le financement du cinéma français par le groupe Canal+ au sort de CNews, comme l’explique Camille Broyelle7.

Les efforts de régulation tendent à être neutralisés par la prétention qu’« on ne peut plus rien dire ». Cependant, la liberté d’expression n’est pas un vague principe absolu, mais un ensemble de règles.

Vous portez avec des collègues québécois une chaire de recherche sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression (Colibex). Pouvez-vous nous en dire un mot ?
T. H. Le projet Colibex a été lancé par le CNRS et les Fonds de recherche du Québec (FRQ) pour développer et faciliter les réflexions sur les défis similaires qui se posent à la liberté d’expression dans les contextes à la fois proches et très différents de ces deux espaces francophones. Il vise à développer la recherche et la formation sur la liberté d’expression, dans une dimension collaborative, interdisciplinaire et internationale.

Nous menons des recherches collectives et nous efforçons de fédérer les travaux sur la liberté d’expression en organisant des séminaires, des colloques ou des actions ouvertes sur la société. La chaire s’organise en quatre axes, confiés chacun à un ou une Québécoise et un ou une Française. Elle accueille également des doctorants et des post-doctorants. Notre prochaine manifestation prend la forme d’un colloque de la recherche émergente, les 23 et 24 janvier 2025, à la Sorbonne, où seront abordées les « Nouvelles perspectives sur la liberté d’expression ».

Vous sous-titrez votre livre à paraître Liberté d’expression : le grand détournement. Pourquoi ?
T. H.
En France et ailleurs, la liberté d’expression est souvent invoquée pour diffuser des discours de haine ou des campagnes de désinformation. Les efforts de régulation tendent à être neutralisés par la prétention qu’« on ne peut plus rien dire ». Cependant, la liberté d’expression n’est pas un vague principe absolu, mais un ensemble de règles qui permettent précisément de préserver le débat démocratique contre la haine et le mensonge. Le livre cherche à donner une description plus claire du droit applicable, pour combattre la présentation caricaturale de la liberté d’expression. ♦

À lire :  “On ne peut plus rien dire...” – Liberté d’expression : le grand détournement, de Thomas Hochmann, 80 pages, éditions Anamosa, à paraître le 13 mars 2025.

Notes